Terralaboris asbl

L’employeur doit-il se conformer à une décision de justice lui enjoignant de réintégrer un travailleur irrégulièrement licencié ?

Commentaire de C.E.D.H., 9 décembre 2008, n° 6.580/03

Mis en ligne le vendredi 9 mai 2014


Cour européenne des Droits de l’Homme (3e section), 9 décembre 2008, requête n° 6.580/03, affaire CIOCAN et autres c. Roumanie

TERRA LABORIS ASBL - Alain VERMOTE

La Cour européenne des Droits de l’Homme s’est prononcée sur la question de l’effectivité des décisions de justice ordonnant la réintégration de travailleurs dont le licenciement a été annulé pour illégalité. Dans cette affaire, qui a abouti à la condamnation de l’Etat roumain, la réintégration des travailleurs n’est intervenue qu à la suite d’une « geste » procédurale presqu’inénarrable, plus de 6 ans après le licenciement.

Les faits

Trois travailleurs roumains ont saisi la cour de cette procédure qui les oppose à l’Etat roumain. A l’origine, ceux-ci avaient été licenciés par leur employeur, la société C., en date du 26/2/1999 et avaient introduit une procédure en justice en vue de faire annuler leur licenciement.

Par jugements du 6/7/2000, confirmés en dernier ressort, les licenciements ont été annulés pour illégalité et l’employeur, sur la base d’une disposition du code du travail roumain, a été condamné à les réintégrer à leur poste et à leur verser la rémunération depuis le 1/3/1999 jusqu’à la date de la réintégration effective.

Peu avant d’être licencié en date du 26/2/1999, monsieur CIOCAN, l’un de ces trois travailleurs, avait été, le 25/2/1999, muté par l’employeur, sans son accord, dans une autre fonction moins bien rémunérée. Monsieur CIOCAN, par jugement du 22/9/2000, confirmé en dernier ressort, a également obtenu l’annulation, pour illégalité, de cette décision unilatérale de changement de fonction et la condamnation de l’employeur à le réintégrer dans sa fonction et sa rémunération initiales.

Définitives, toutes ces décisions ont été revêtues de la formule exécutoire. Il restait cependant aux trois travailleurs à en obtenir une exécution complète et effective de la part de l’employeur !

La suite…

L’employeur condamné n’obtempérant ni à l’obligation de réintégration ni à celle du paiement de la rémunération, les trois travailleurs ont, alors mandaté un huissier de justice, qui a enjoint à la société d’exécuter les jugements.

Vu l’insuccès de cette démarche, ils ont saisi, le 9/10/2000, le parquet d’une plainte pénale à l’encontre de monsieur J.C., l’administrateur de la société C., pour non-respect des jugements définitifs.

En date du 6/11/2000, la société C. notifia une décision de réintégration aux trois travailleurs. Toutefois, cette décision ne visait qu’une rémunération inférieure à celle prévue par les jugements et, en outre, ne précisait pas le lieu de travail où ils étaient supposés reprendre le travail. De plus, pour ce qui concerne monsieur CIOCAN, la société C. ne consentait à le réintégrer que dans la fonction dans laquelle il avait été muté de force et non dans sa fonction initiale.

Par voie d’huissier, les travailleurs signifièrent alors, en date du 8/5/2001, la nullité de la réintégration et firent enjoindre à la société de procéder à une exécution conforme des jugements initiaux. La société C. procéda aussitôt à leur licenciement.

Statuant sur la plainte pénale à l’encontre de l’administrateur de la société C, la juridiction pénale retint pourtant que la société avait procédé à la réintégration et prononça, en date du 11/10/2001, un non-lieu qui fut confirmé en dernier ressort. Au cours de cette procédure, les travailleurs n’avaient pourtant pas manqué de démontrer que leur réintégration avait été fictive, dans la mesure où ils n’avaient pas été réintégrés dans leur poste antérieur et qu’aucune rémunération ne leur avait été payée.

Loin de se résigner, les travailleurs mandatèrent à nouveau, le 14/4/2003, un huissier pour procéder à l’exécution forcée des jugements des 6/7/2000 et 22/9/2000 ordonnant la réintégration et le paiement de la rémunération. Conformément au droit roumain de la procédure, cette exécution forcée fut autorisée, dès août et septembre 2003, par le tribunal compétent. Au terme de diverses démarches, l’huissier n’obtint, le 10/1/2005, qu’une exécution partielle de la condamnation à verser la rémunération aux trois travailleurs.

La société n’obtempérant toutefois aucunement à la condamnation à réintégrer, deux des trois travailleurs introduisirent alors, en date du 8/10/2003, une procédure civile, en vue de faire condamner la société C. à payer à l’Etat une amende par jour de retard dans l’exécution des jugements l’obligeant à les réintégrer. En cours de procédure, les travailleurs n’avaient, à nouveau, pas manqué de démontrer que leur réintégration avait été fictive, étant donné qu’ils n’avaient pas été réintégrés dans leur poste antérieur. Par arrêt du 28/10/2005 rendu en dernier ressort, la juridiction compétente constata, de façon surprenante, qu’en date du 6/11/2000, la société C. avait notifié une décision régulière de réintégration et arrêta que « le non-respect par la décision de réintégration des obligations imposées par les jugements définitifs susmentionnés n’était pas pertinent, l’intéressé disposant à cet égard d’autres moyens juridiques ».

En date du 20/10/2003, deux des trois travailleurs introduisirent également une procédure « en contestation de conformité » à l’encontre des décisions de réintégration du 6/11/2000. Cette procédure aboutit, en dernier ressort, les 7/4/2005 et 6/6/2005, à une nouvelle condamnation de la société C. à les réintégrer dans leur poste initial et à leur payer la rémunération jusqu’à la date de la réintégration effective. La cour constata notamment que « la société C. n’avait pas réintégré de manière effective (…) et les démarches de l’intéressé en vue de l’exécution du jugement précité s’étaient heurtées au refus de la société de lui permettre d’accéder à ses locaux ».

Bref, la société C. ne donna pas suite à la réintégration ordonnée par les jugements définitifs des 6/7/2000 et 22/9/2000, en dépit :

  • d’une condamnation à payer la rémunération jusqu’à la réintégration effective,
  • d’une procédure d’exécution forcée par voie d’huissier,
  • d’une procédure pénale contre son administrateur ayant abouti à un non-lieu,
  • d’une procédure civile à l’encontre de la société visant à lui faire payer une amende,
  • d’une procédure ayant constaté que les travailleurs n’avaient pas été réintégrés de façon effective.

Ce n’est en fin de compte qu’en date du 15/8/2005, plus de 6 ans après le licenciement originaire, que la société C. notifia à ces deux travailleurs une décision de réintégration dans leur poste initial, quoique cette réintégration ne fût toujours pas, sur le plan salarial, conforme aux jugements des 6/7/2000 et 22/9/2000, ce qui suscita de nouvelles procédures (qui aboutirent partiellement en faveur des intéressés).

La requête devant la Cour européenne des Droits de l’Homme

Les trois travailleurs y font valoir que la non-exécution des jugements définitifs des 6/7/2000 et 22/9/2000 ordonnant à la société C. de les réintégrer dans leur poste et de leur verser les droits salariaux dus a enfreint leur droit d’accès à un tribunal et a violé l’article 6 § 1er de la Convention, en ce qu’il énonce que « toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) par un tribunal (...) qui décidera (...) des contestations sur ses droits et obligations de caractère civil... ».

La décision de la cour

La cour fait d’emblée la distinction entre, d’une part, l’obligation de payer la rémunération et, d’autre part, celle de réintégrer les travailleurs, qui a pour spécificité d’être une « obligation de faire », celle-ci requérant une intervention personnelle de celui qui en est le débiteur.

Pour ce qui concerne la condamnation à verser la rémunération, la cour juge qu’à lui seul, le rejet de la plainte pénale par les autorités ne rend pas l’Etat roumain responsable d’une assistance inadéquate dans l’exécution de l’obligation en question et n’est, dès lors, pas constitutif d’une violation de l’article 6 § 1er de la Convention.

S’agissant, en revanche, de la condamnation à réintégrer les travailleurs dans leur fonction initiale, la cour relève que ceux-ci ont déployé tous les efforts nécessaires pour obtenir l’exécution, par la société C., de son obligation de les réintégrer.

Elle constate, tout d’abord, que la plainte pénale constituait l’un des principaux moyens susceptibles de contraindre la société C. à s’exécuter mais que celle-ci a abouti à une ordonnance de non-lieu alors que les intéressés avaient constamment mis en avant le caractère fictif de leur réintégration.

La cour observe, ensuite, que, dans le cadre de la procédure visant à condamner la société à une amende, la juridiction compétente n’avait fait qu’avaliser l’ineffectivité de la réintégration intervenue le 6/11/2000 sans avoir eu égard aux modalités de la réintégration (qui avaient pourtant été précisées dans les jugements définitifs des 6/7/2000 et 22/9/2000) et qu’elle avait renvoyé à d’« autres moyens juridiques », sans toutefois prendre la peine de préciser lesquels. Ce faisant, elle avait, selon la cour, ôté tout effet utile aux jugements en question, alors même qu’une dernière procédure devant d’autres juridictions aboutira par la suite à confirmer le caractère fictif de la réintégration.

Rappelant que la Convention a pour but de protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (Cour européenne des Droits de l’Homme, 9/10/1979, requête n°6289/73, affaire Airey c. Irlande, § 24, série A no 32), la cour juge que les autorités roumaines n’ont pas apporté une assistance adéquate et suffisante aux travailleurs dans leurs démarches en vue d’obtenir l’exécution des jugements définitifs visant à leur réintégration.

Interpellée par la longueur des procédures, la cour rappelle que, lorsque les enjeux de la procédure sont importants pour le requérant, et, qui plus est, dans le cadre du contentieux du travail, il incombe aux autorités nationales d’agir avec diligence et d’organiser leur système judiciaire de manière à assurer l’exécution dans un délai raisonnable (Cour européenne des Droits de l’Homme, 20/12/2007, requête no23657/03, affaire Miclici c. Roumanie, § 49).

La cour conclut que les autorités n’ont pas pris toutes les mesures que l’on pouvait raisonnablement attendre d’elles et que, pendant plusieurs années, par leur passivité, elles ont ôté tout effet utile au droit d’accès à un tribunal. Par conséquent, la Cour considère qu’il y a eu, en l’espèce, violation de l’article 6 § 1er de la Convention.

L’intérêt de cette décision

Lorsque le droit interne prévoit une obligation de réintégration et qu’une décision de justice définitive prescrit qu’un travailleur doit être réintégré, l’Etat doit, d’après l’arrêt, organiser le système judiciaire en vue de garantir l’effectivité de cette décision dans un délai raisonnable, sous peine de violer l’article 6 § 1er de la Convention.

En droit belge, à la différence du droit roumain, le travailleur licencié ne peut faire valoir aucun droit à être réintégré, même en cas de licenciement irrégulier, sauf protection particulière liée à la qualité de représentant du personnel ou à celle de candidat non-élu ou autres protections découlant d’une plainte pour harcèlement ou pour discrimination. Dans ces cas spécifiques, le travailleur doit demander sa réintégration dans les 30 jours qui suivent le licenciement et l’employeur a encore la possibilité de ne pas donner suite à la demande de réintégration. Le travailleur belge ne peut donc pas contraindre son employeur à le réintégrer, pas même par des moyens pénaux.


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