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Chômeurs complets non indemnisés et supplément d’allocations familiales

Commentaire de Cass., 5 mars 2012, n° S.11.0057.F et S.11.0058.F

Mis en ligne le mercredi 9 juillet 2014


Arrêts de la Cour de cassation, 5 mars 2012, n° S.11.0057.F [1] & S.11.0058.F [2])

I. Affaire S.11.0057.F

Les faits et antécédents de la cause

Mme F. a demandé à bénéficier des allocations de chômage en tant que travailleuse à temps partiel volontaire le 21 octobre 2007. Cette demande a été refusée par l’O.N.Em. Elle a reçu une aide financière mensuelle du C.P.A.S. et a, le 17 juin 2008, demandé le bénéfice des allocations familiales garanties pour son enfant né le 26 septembre 2008. L’ONAFTS a rejeté la demande au motif que sa qualité de chômeuse lui donnait droit aux allocations familiales en qualité de travailleur salarié. Dans le cadre du recours que la dame F. a introduit contre cette décision, l’ONAFTS a informé l’auditorat qu’il versait les allocations familiales au taux de base au titre de travailleur salarié.

La procédure

Par jugement du 12 janvier 2010, le tribunal du travail de Liège constate que la dame F. a bien la qualité d’attributaire dans le régime des travailleurs salariés. Il lui accorde le supplément visé à l’article 42bis, § 1er, 2°, des lois coordonnées attribué aux enfants des chômeurs complets indemnisés à partir du septième mois de chômage dans les conditions à fixer par le Roi, et ce depuis la date de la demande.

L’appel de l’ONAFTS portait, d’une part, sur le point de départ étant la naissance de l’enfant et non la demande. Il est accueilli.

Il portait, d’autre part, sur le droit au supplément.

La cour du travail (arrêt du 24 janvier 2011, 9e ch., R.G. n° 2010/AL/80) décide que la « qualité de chômeur complet non indemnisé s’infère de la décision du directeur du bureau de chômage refusant à l’intéressée le bénéfice des allocations qu’elle réclamait en tant que collaboratrice à temps partiel volontaire au motif qu’elle justifiait d’un nombre insuffisant de demi-journées de travail ou assimilées pendant la période de référence ».

La cour rappelle ensuite l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 octobre 2008 (n° 145/2008) ayant décidé que cet article 42bis, en ce qu’il prive les enfants de chômeurs complets non indemnisés du supplément d’allocations familiales qu’il reconnaît aux enfants des chômeurs complets indemnisés, viole les articles 10 et 11 de la Constitution.

La cour du travail se réfère à un arrêt de la même cour du 14 septembre 2009 (R.G. n° : 34.257/06) déjà commenté par Terra Laboris pour Social Eyes, arrêt dont il adopte la solution consistant, pour mettre fin à la discrimination dénoncée par la Cour constitutionnelle, à faire abstraction dans le texte de l’article 42bis, § 1er, 2°, du mot « indemnisé » et à écarter l’application de l’article 4 de l’arrêté royal du 25 février 1994 déterminant les conditions d’octroi des prestations familiales, contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il dispose que le chômeur complet est attributaire pour les périodes de chômage non indemnisées d’allocations au montant fixé par l’article 40 des lois coordonnées sans le supplément visé à l’article 42bis des mêmes lois.

La cour du travail rappelle également que l’article 205, 1°, de la loi du 22 décembre 2008 portant des dispositions diverses (I) qui entrera en vigueur à une date à fixer par le Roi, a supprimé ce mot de l’article 42bis pour se conformer à la Constitution.

Elle ordonne la réouverture des débats aux fins de vérifier le respect par la dame F. à partir du 1er octobre 2008 des conditions d’octroi du supplément d’allocations familiales.

La procédure en cassation

La première branche du moyen de l’ONAFTS soutenait, en substance, que le juge qui décide de se conformer à un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle en réponse à une question préjudicielle posée dans une autre affaire, faisant ainsi usage du pouvoir que lui confère l’article 26bis, § 2, alinéa 2, 2°, de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle et de remédier lui-même à une lacune d’une loi qui viole les articles 10 et 11 de la Constitution dont la Cour constitutionnelle a constaté l’existence, ne peut pallier cette lacune que s’il peut mettre fin à l’inconstitutionnalité en suppléant simplement à l’insuffisance de la disposition légale litigieuse dans le cadre des dispositions légales existantes. Il ne peut, par contre, se substituer au législateur si la lacune est telle qu’elle exige nécessairement l’instauration d’une nouvelle règle qui doit faire l’objet d’une réévaluation des intérêts sociaux par le législateur ou qui requiert une modification d’une ou plusieurs dispositions légales. Or, tel est bien le cas en l’espèce. Pour pallier la lacune, il y a notamment lieu de déterminer les mesures d’exécution nécessaires à l’octroi des suppléments et une réévaluation des intérêts sociaux est nécessaire. Le juge ne peut se substituer au législateur pour ce faire. En accordant le supplément d’allocations familiales visé à l’article 42bis des lois coordonnées aux enfants de chômeurs complets non indemnisés, l’arrêt attaqué viole l’article 28 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 sur la Cour constitutionnelle, le principe général du droit relatif à la séparation des pouvoirs ainsi que les articles 10 et 11 de la Constitution, excède les pouvoirs de la cour du travail et méconnaît les pouvoirs de l’instance régulatrice (violation des articles 33, 35, 36, 37, 40, 144 et 149 de la Constitution ainsi que les articles 42bis des lois coordonnées et 4, § 1er, de l’arrêté royal du 25 février 1994.

La Cour de cassation, sur cette branche, dit le moyen irrecevable en ce qu’il invoque la violation de l’article 4, § 1er, de l’arrêté royal du 25 février 1994, faute pour l’ONAFTS de préciser en quoi cette disposition serait violée.

Pour le surplus, elle décide que le moyen en cette branche ne peut être accueilli.

Après avoir rappelé la teneur de l’article 42bis, § 1er, 2° et l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 octobre 2008, elle décide qu’il ressort des articles 26, § 2, 2°, et 28 de la loi spéciale du 6 janvier 1989 « que la juridiction devant laquelle est soulevée une question relative à la violation par une loi des articles du titre II et des articles 170, 172 et 191 de la Constitution n’est pas tenue de demander à la Cour constitutionnelle de statuer à titre préjudiciel sur cette question lorsque cette cour a déjà statué sur une question ou un recours ayant le même objet mais peut décider de se conformer, pour la solution du litige dont elle est saisie, à l’arrêt précédemment rendu par la Cour constitutionnelle. En décidant que le rétablissement de l’égalité de traitement, rompue au préjudice de l’enfant de la (dame F.), chômeuse complète non indemnisée, impose de faire abstraction, dans le texte de l’article 42bis, § 1er, 2°, précité, du mot « indemnisé » où gît la discrimination constatée par la Cour constitutionnelle, l’arrêt attaqué ne viole aucune des dispositions constitutionnelles et légales et ne méconnaît pas le principe général du droit (relatif à la séparation des pouvoirs) ».

II. Affaire S.11.0058.F

Les faits et antécédents de la cause et la procédure devant les juges du fond

Mme M., qui vit avec son fils, n’exerce pas d’activité lucrative et bénéficie du R.I.S. Elle a perçu les prestations familiales garanties entre le 1er janvier 1999 et le 31 mars 2004.

Le 14 avril 2004, l’ONAFTS décide que les prestations familiales lui ont été accordées à tort, le père de l’enfant étant, pendant la période litigieuse, chômeur complet non indemnisé. Il ordonne pour partie le remboursement, le solde de l’indû devant être restitué par la caisse de l’ONAFTS de Liège, compétente pour le versement des allocations familiales.

Un recours est introduit par Mme M. devant le tribunal du travail de Liège. Nous ne reprendrons que brièvement la procédure devant les juges du fond en précisant qu’il est acquis de deux précédents arrêts de la cour du travail de Liège (2e ch., R.G. n° 34.154/2006) :

  • que le père de l’enfant a la qualité de chômeur non indemnisable inscrit pendant la période en question auprès de la CAPAC ;
  • qu’il s’est bien soumis au cours de la période litigieuse aux contrôles organisés et obligatoires ; qu’il avait la qualité d’attributaire et que les allocations familiales garanties ne pouvaient être octroyées à Mme M.

La réouverture des débats est ordonnée pour permettre aux parties de conclure sur les conséquences de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 octobre 2008 sur le litige, notamment en ce qui concerne le montant des allocations familiales durant la période litigieuse et le montant d’un indu éventuel.

Par l’arrêt attaqué du 25 janvier 2011, la cour du travail rappelle la portée de l’arrêt de la Cour constitutionnelle et la modification de l’article 42bis par la loi du 22 décembre 2008 qui n’est jamais entrée en vigueur. Elle décide que combler la lacune ne revient pas à se substituer au législateur. Le surcoût de l’octroi du supplément tel qu’invoqué par l’ONAFTS (à savoir 1.735.980 €) est relativement modeste et l’octroi n’impose pas de repenser la législation en vigueur.

La cour du travail rappelle également que les chômeurs se situent en principe dans le régime général au vu des lois coordonnées et non dans le régime résiduaire. Il convient d’éviter les discriminations entre bénéficiaires du régime général. C’est à tort que l’ONAFTS soutient qu’attribuer plus facilement le droit au supplément dans le régime salarié que dans le régime des prestations familiales garanties constituerait un renversement total de la logique devant régir les rapports entre le régime général et le régime résiduaire. Le régime général est le règle et le régime résiduaire l’exception et il ne convient pas de comparer deux régimes différents ayant des règles d’indemnisation différentes.

La Cour adopte donc la solution consistant à appliquer aux chômeurs complets non indemnisés la norme applicable aux chômeurs complets indemnisés et décide que le supplément d’allocations doit être accordé lorsque le septième mois de chômage est atteint pour autant que la qualité d’attributaire soit retenue au vu des conditions familiales personnelles et de revenus. La Cour invite l’ONAFTS à établir le calcul d’un indu éventuel sur cette base.

La procédure devant la Cour de cassation

Le moyen de cassation proposait pour l’essentiel des critiques similaires à celles dirigées contre l’arrêt de la cour du travail de Liège du 24 janvier 2011 dans la première affaire.

Il reposait donc sur le soutènement que l’article 42bis, alinéa 1er des lois coordonnées serait entaché d’une lacune dont seul le comblement permettrait de remédier à son inconstitutionnalité.

La Cour de cassation le rejette : ce soutènement ne peut être déduit « de la circonstance qu’en excluant de l’avantage qu’il prévoit des enfants qui se trouvent dans la même situation que les bénéficiaires, cette disposition viole les articles 10 et 11 de la Constitution ».

Intérêt des décisions

C’est l’occasion de rappeler une nouvelle fois que, à la suite de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 30 octobre 2000, le législateur avait réagi très vite en modifiant l’article 42bis des lois coordonnées par l’article 216 de la loi du 22 décembre 2008 portant des dispositions diverses (I) mais avait décidé que cette modification n’entrerait en vigueur qu’à la date déterminée par un arrêté royal délibéré en conseil des Ministres qui n’a jamais été pris. D’après certains passages des travaux préparatoires (voir le commentaire de Terra Laboris sur l’arrêt de la cour du travail de Liège du 14 septembre 2009), il était opportun d’attendre un arrêt de la Cour de cassation...Voilà qui est fait.

Il est donc essentiel que les plaideurs aient connaissance des solutions adoptées par les juges du fond et du rejet des pourvois par la Cour de cassation.

Ajoutons que de nombreux autres arrêts de la Cour constitutionnelle en matière de prestations familiales sont restés sans suite effective. L’arrêt de la Cour constitutionnelle du 11 janvier 2012 (J.L.M.B./12, p. 82, avec le commentaire de P. Martens) est à cet égard intéressant. Il s’agit des prestations familiales pour un enfant à charge d’un apatride reconnu. Dans un arrêt n° 198/2009 du 17 décembre 2009, la Cour constitutionnelle avait constaté l’existence d’une discrimination entre les réfugiés reconnus et les apatrides reconnus, discrimination provenant de ce que le législateur n’a pas reconnu à la seconde catégorie un droit de séjour comparable à celui qu’il accordait à la première catégorie. Elle avait souligné que la discrimination ne trouvait pas son origine dans la loi du 20 juillet 1971 instituant des prestations familiales garanties et avait indiqué que seul le législateur pouvait combler cette lacune.

Ainsi que le relève P. Martens, le conseil des Ministres s’était emparé de ce constat pour plaider, dans l’affaire faisant l’objet de l’arrêt 1/2012, que la lacune ne pouvait que perdurer aussi longtemps que le législateur s’abstenait de la combler. La Cour constitutionnelle a, par l’arrêt du 11 janvier 2012, marqué son souci de ne pas tolérer que la Constitution reste indéfiniment violée en créant la catégorie « des lacunes extrinsèques auto-réparatrices. Le souci d’assurer le respect d’un droit fondamental est plus important que celui de s’accrocher à une doctrine qui a fait la preuve de ses limites ».

La Cour constitutionnelle décide que le constat d’inconstitutionnalité est exprimé en des termes suffisamment précis et complets et qu’il revient aux juridictions du travail saisies d’un refus d’accorder des prestations familiales garanties en faveur d’un enfant qui est à charge d’un apatride reconnu dont elle constate qu’elle a involontairement perdu sa nationalité et qu’il ne peut obtenir un titre de séjour légal et durable dans un autre Etat avec lequel il aurait des liens, d’octroyer à cet enfant le droit aux prestations familiales en cause (B.12.2).

On peut aussi relever que dans la matière des prestations familiales plusieurs dispositions relatives à la prescription sont contraires aux articles 10 et 11 de la Constitution.

Ainsi, pour les travailleurs salariés, l’article 120bis des lois coordonnées a été jugé par la Cour constitutionnelle (arrêt du 20 janvier 2010, n° 1/2010) contraire aux articles 10 et 11 de la Constitution en ce qu’il permet aux organismes d’allocations familiales de récupérer durant un an les prestations familiales indûment payées à leurs affiliés par suite d’une erreur imputable aux organismes lorsque la personne erronément créditée ne savait pas ou ne devait pas savoir qu’elle n’avait pas ou plus droit, en tout ou en partie, à la prestation versée.

En matière de prestations familiales pour travailleurs indépendants, l’article 40 de l’arrêté royal du 8 avril 1976, en ce qu’il exclut du délai de prescription de cinq ans la récupération de l’indu lié à une fraude, n’a toujours pas été adapté aux arrêts de la Cour constitutionnelle (voir en matière de travailleurs salariés, l’arrêt du 19 janvier 2005 (n° 13/2005) et A. Vermotte, La prescription en droit social, E.P.D.S., pp. 130 et 131).


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