Terralaboris asbl

Rémunération dans le service public et obligation de standstill

Commentaire de Cass., 18 mai 2015, n° S.14.0042.F

Mis en ligne le lundi 14 septembre 2015


Cour de cassation, 3e chambre, 18 mai 2015, n° S.14.0042.F

TERRA LABORIS ASBL

Dans un arrêt du 18 mai 2015, la Cour de cassation se prononce sur le droit à une rémunération équitable au sens de l’article 23 de la Constitution et l’obligation de standstill que cette disposition consacre, confronté à la possibilité pour une autorité administrative de modifier sa réglementation en matière de rémunération en se fondant sur l’intérêt général.

Les faits et antécédents de la cause

M. G. est agent de la S.C.I.R.L. Tecteo.

Cette société a adopté le 13 août 2009 une modification du statut administratif et pécuniaire de ses agents par le biais d’une modification du règlement de travail, ayant pour conséquence que des agents tels que M. G. percevaient une rémunération identique pour des prestations de 38h/semaine à celle qu’ils percevaient auparavant pour des prestations de 36h/semaine mais en outre, perdaient le bénéfice d’un sursalaire pour les heures prestées au-delà de 36h/semaine.

M. G. a contesté le nouveau règlement devant le tribunal du travail de Liège aux fins de se voir rémunérer pour les heures supplémentaires prestées au-delà des 36h/semaine durant la période d’application de ce nouveau règlement.

Le tribunal du travail n’a pas fait droit à cette demande.

M.G. a interjeté appel de ce jugement.

Par un premier arrêt du 8 mai 2013, la cour du travail a ordonné la réouverture des débats aux fins de permettre aux parties d’examiner une possible requalification de la demande, présentée comme une contestation de la modification du règlement de travail, en une contestation de la modification du statut pécuniaire des agents et qu’elles examinent cette modification du statut pécuniaire au regard de l’article 23 de la Constitution et l’obligation de standstill qu’il consacre, confronté au principe général de droit de la loi du changement.

M. G. a soutenu que le nouveau règlement de travail modifiait sensiblement la rémunération des agents sans aucune compensation et que la loi du changement était incompatible avec l’obligation de standstill, en sorte que le nouveau règlement de travail devait être écarté en application de l’article 159 de la Constitution.

La société a soutenu que la modification ne constituait pas une diminution sensible ou significative du niveau de protection des agents. En outre, la mesure litigieuse était prise dans l’intérêt général afin de maintenir le niveau de l’emploi par la réduction des coûts. Or, le principe de standstill ne s’oppose pas à une réduction significative prise dans ce but.

L’arrêt de la cour du travail du 8 janvier 2014, examinant les faits de la cause, relève qu’il y a en l’espèce incontestablement une diminution du degré de protection offert par le statut administratif et pécuniaire du personnel statutaire de la S.C.I.R.L. La comparaison entre l’ancien et le nouveau statut permet de constater que le niveau de rémunération est diminué de manière significative. Dans le cas de M. G., cette réduction de la rémunération est de l’ordre de 7% et n’est pas compensée par le nouveau régime des heures supplémentaires prestées au-delà de 38 heures. Pour la cour du travail, cette modification « est susceptible de porter atteinte au droit à une rémunération équitable des agents ».

La cour du travail examine ensuite le soutènement de l’employeur public que la mesure litigieuse avait été prise dans l’intérêt général afin de maintenir le niveau de l’emploi par une réduction des coûts en personnel.

La cour du travail admet que des motifs liés à l’intérêt général constituent une dérogation à l’application de l’obligation de standstill. Toutefois, il incombe à la S.C.I.R.L. qui soulève l’exception d’apporter la preuve de son fondement. Or, elle se contente d’une simple affirmation sans produire des pièces qui établiraient qu’elle était contrainte à l’époque où fut pris le règlement de travail litigieux de réduire ses charges, ni qu’elle aurait effectivement réduit lesdites charges ou encore qu’elle aurait réalisé cette réduction en maintenant le niveau de l’emploi. Au contraire, le caractère extrêmement temporaire de la mesure dont les effets ont pris fin suite à une nouvelle modification du règlement de travail intervenue le 2 octobre 2012 laisse à penser que la réduction des charges invoquées ne se justifiait pas.

Elle écarte dès lors le règlement de travail litigieux par application de l’article 159 de la Constitution et condamne la S.C.I.R.L. à payer à M. G. la rémunération des heures supplémentaires prestées au-delà de 36h/semaine.

La société s’est pourvue en cassation, proposant un moyen unique divisé en deux branches.

La première branche exposait que le principe général du droit de la mutabilité du service public implique que les agents n’ont pas droit au maintien des avantages qu’un ancien statut leur a accordé, leurs droits et obligations pouvant être modifiés unilatéralement par l’autorité. L’obligation de standstill déduite de l’article 23 de la Constitution ne s’oppose pas à ce qu’une autorité administrative impose notamment, dans un but de rationalisation et de maintien de l’emploi, une réduction de la rémunération ou des avantages octroyés aux agents, cette réduction fût-elle même sensible, pour autant que la rémunération de ces agents demeure équitable. Or, l’arrêt attaqué ne constate pas que la rémunération proméritée ainsi réduite ne pouvait être considérée comme une rémunération équitable du travail fourni et ne donne pas d’éléments permettant de déduire que cette rémunération était inéquitable.

La seconde branche faisait grief à l’arrêt attaqué d’avoir inversé la charge de la preuve de l’illégalité affectant prétendument la modification statutaire litigieuse et d’avoir substitué sa propre appréciation de l’intérêt général à celle de l’autorité administrative en violation du principe général du droit de la séparation des pouvoirs et des articles 144 et 145 de la Constitution.

L’arrêt de la Cour de cassation

La Cour de cassation examine uniquement la première branche du moyen, qu’elle accueille.

Elle rappelle que l’article 23, alinéa 3, 1°, consacre notamment le droit à une rémunération équitable et que dans les matières qu’il couvre, cet article 23 « implique une obligation de standstill qui s’oppose à ce que l’autorité compétente réduise sensiblement le degré de protection offert par la législation applicable sans qu’existent pour ce faire de motifs liés à l’intérêt général. Il s’ensuit que cette obligation ne s’oppose à une réduction, fût-elle sensible, de la rémunération du travail justifiée par des motifs liés à l’intérêt général que si cette réduction affecte le caractère équitable de la rémunération ». Or, l’arrêt attaqué se borne à observer que cette réduction significative de rémunération « est susceptible de porter atteinte au droit à une rémunération équitable des agents de la (demanderesse) sans rechercher si tel est le cas ». Il viole, partant, cet article 23.

Intérêt de la décision

La Cour de cassation dégage la règle que l’obligation de standstill consacrée par l’article 23 de la Constitution ne s’oppose pas à ce que l’employeur public réduise – fût-ce sensiblement – la rémunération de ses agents pour des motifs liés à l’intérêt général, à la condition que cette réduction n’affecte pas le caractère équitable de la rémunération.

On observera que l’arrêt attaqué avait décidé que la société Tecteo n’établissait pas avoir agi dans l’intérêt général. Or, c’est précisément parce que l’intérêt du service public doit primer l’intérêt personnel du fonctionnaire qu’une des caractéristiques essentielles du statut réside en ce qu’il peut être unilatéralement modifié (voy. S. Gilson et L. Dear : « La modification unilatérale des conditions de travail : un fait unique, des conséquences multiples et variées », in : Une terre de droit du travail : les services publics, Actes du colloque de Genval du 10 novembre 2005, Bruylant, 2005, p. 249). Dans leur Manuel de droit administratif, D. Batselé, T. Mortier et M. Scarcez exposent (n° 108, p. 80) que : « la loi du changement, encore dénommée loi ou principe général de la mutabilité du service public, signifie que les gouvernants doivent toujours pouvoir adapter le service public aux évolutions de l’intérêt général ».

La motivation très succincte de l’arrêt de la Cour de cassation ne permet pas de déterminer pourquoi celle-ci n’a pas cru nécessaire d’examiner la seconde branche du moyen.


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