Terralaboris asbl

Insolvabilité de l’employeur : effet direct de la Directive européenne ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 27 novembre 2015, R.G. 2014/AL/487

Mis en ligne le jeudi 9 juin 2016


Cour du travail de Liège (division Liège), 27 novembre 2015, R.G. 2014/AL/487

Terra Laboris

Dans un arrêt du 27 novembre 2015, la Cour du travail de Liège (div. Liège) reconnaît l’effet direct de la Directive 80/987/CE : une action introduite après le délai de transposition de celle-ci mais avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 juin 2002, pouvait être fondée sur celle-ci et ouvrir le droit à l’intervention du Fonds d’indemnisation des travailleurs licenciés en cas de fermeture d’entreprise.

Les faits

Deux employées ont demandé l’intervention du Fonds de Fermeture aux fins d’obtenir son intervention dans une dette de rémunération de leur ancien employeur, une société civile d’experts-comptables mise en liquidation. Pour le Fonds de Fermeture, la loi du 26 juin 2002, qui a étendu les missions du Fonds aux entreprises sans finalité industrielle ou commerciale, n’était pas en vigueur à l’époque et il a, en conséquence, décliné son intervention.

Le jugement du tribunal

Un recours a été introduit devant le Tribunal du travail de Liège, qui, par jugement du 23 juin 2014, a fait droit à la demande.

Pour le premier juge, la loi belge n’a effectivement étendu la mission de garantie du Fonds aux entreprises sans finalité économique ou commerciale qu’ultérieurement, soit au 1er octobre 2007, alors que les créances sont relatives à une période se terminant en 2006. Le tribunal considère cependant que le retard apporté par l’Etat belge dans la transposition de la Directive 80/987/CE du Conseil du 20 octobre 1980 concernant le rapprochement des législations des Etats membres relatives à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur ne peut faire obstacle au droit que les travailleuses puisent directement dans ses dispositions. Le tribunal s’est référé à la jurisprudence de la C.J.U.E. (voir ci-après), concluant, ainsi, à l’effet direct de la directive.

Le Fonds de Fermeture a interjeté appel.

La décision de la cour

La cour statue, tout d’abord, sur la question de l’application de la loi du 26 juin 2002 à la société civile, employeur des intéressées, et constate que ce type d’entreprise n’était pas visé, renvoyant à la jurisprudence de la Cour de cassation (dont Cass., 25 octobre 1982, Chron. Dr. Soc., 1982, p. 461) sur l’exclusion, dans le champ d’application de la loi du 28 juin 1966, des entreprises dénuées de finalité économique. Le droit interne ne peut dès lors fonder la demande.

La question se pose, toutefois, de savoir si les intéressées peuvent se fonder sur la Directive européenne 80/987/CE (modifiée par la Directive 2002/74/CE du Parlement européen et du Conseil du 23 septembre 2002), alors qu’il n’y avait pas encore eu transposition de celle-ci en droit interne. La question se pose, en d’autres termes, de l’effet direct de cette directive pour les travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de leur employeur.

La cour souligne que plusieurs décisions très importantes sont intervenues dans la jurisprudence de la Cour de Justice, la première étant incontestablement l’arrêt FRANCOVICH du 19 novembre 1991 (C.J.U.E., 19 novembre 1991, n° C-6/90 et C-9/90, Andrea FRANCOVICH et Danila BONIFACI et alii c/ REPUBLIQUE ITALIENNE), rendu dans une espèce où l’Etat (italien) n’avait pas transposé la Directive 80/987/CE à la date du 23 octobre 1983 (délai fixé). En outre, aucun organisme n’avait été institué, avec pour mission de garantir l’insolvabilité de l’employeur au sens de la Directive.

La question se posait, ainsi, de savoir si l’Etat lui-même pouvait être considéré comme le débiteur des créances impayées, et ce sur la base de la directive. La Cour de Justice avait rappelé que, dans tous les cas où les dispositions d’une directive apparaissent comme étant, du point de vue de leur contenu, inconditionnelles et suffisamment précises, ces dispositions peuvent être invoquées (à défaut de mesures d’application prises dans les délais) à l’encontre de toute disposition nationale non conforme à celle-ci. La Cour de Justice a retenu que certaines dispositions sont suffisamment précises et inconditionnelles pour permettre au juge national de savoir si une personne doit ou non être considérée comme bénéficiaire de la directive, le juge national n’ayant qu’à vérifier si l’intéressé a la condition de travailleur salarié en vertu du droit national et s’il n’est pas exclu du champ d’application. Il doit ensuite vérifier si l’on se trouve dans une des hypothèses d’insolvabilité prévues par le texte.

Cependant, la disposition consacrée à l’identité du débiteur de la garantie est dépourvue d’effet direct, puisqu’il s’agit pour les Etats membres de fixer les modalités de l’organisation du financement et du fonctionnement des institutions de garantie. L’obligation de paiement incombe à celles-ci. La Cour de Justice en a conclu que l’on ne pouvait puiser directement des droits dans la directive, dans la mesure où, d’une part, l’identité du débiteur n’est pas précisée et où, de l’autre, l’Etat ne peut être considéré comme ce débiteur au seul motif qu’il n’a pas pris de mesures de transposition dans les délais.

Cette jurisprudence doit cependant, pour la cour du travail, être mise en lien avec un arrêt plus récent, étant l’arrêt GHAREHVERAN (C.J.U.E., 18 octobre 2001, C-441/99, RIKSSKATTEVERKET c/ Soghra GHAREHVERAN), où se posait le même problème, eu égard, ici, au champ d’application d’une réserve émise par l’Etat suédois quant à une catégorie de bénéficiaires dans laquelle se trouvait l’intéressée (épouse de l’employeur et ne disposant pas d’un cinquième des parts sociales de l’entreprise). A la différence de l’arrêt FRANCOVICH, où il y avait absence de toute transposition de la Directive et où il n’était, de ce fait, pas possible de suppléer à la carence constatée en déclarant l’Etat débiteur de la garantie, la Cour de Justice considère ici qu’il n’en va pas de même dès lors que l’Etat membre s’est désigné lui-même comme débiteur de l’obligation de garantie, dans la mesure où il a, ce faisant, pleinement utilisé la marge d’appréciation dont il bénéficie pour la mise en œuvre de celle-ci.

La cour du travail souligne encore qu’un point distingue l’affaire GHAREHVERAN du présent dossier, étant que, ici, ce qui est en cause est la notion même d’employeur. Sur cette définition, la directive renvoie au droit national.

Pour le Fonds de Fermeture, ceci signifierait que l’Etat membre peut définir la notion d’employeur au sens de la Directive. La cour considère cependant ne pas pouvoir suivre cette position – partagée par l’Avocat général, contrairement à l’Auditeur du travail. Le point central est l’étendue de la marge de manœuvre accordée aux Etats membres, question à propos de laquelle la Commission a fait un rapport (Rapport de la Commission du 15 juin 1995), précisant que la directive vise sans distinction les commerçants et les non-commerçants, les employeurs petits et grands, ainsi que ceux à but lucratif ou non. Le rapport précisait, à propos de la Belgique, que le droit belge ne donnait pas de définition générale de l’employeur, le terme utilisé dans la loi du 30 juin 1967 étant celui d’entreprise. Dans la mesure où les entreprises sans but lucratif ne sont pas reprises dans cette notion, il était acté que le régime de garantie belge ne couvre qu’une partie des employeurs et qu’il ne répond que partiellement à la directive, d’où la loi du 26 juin 2002 étendant les missions du Fonds aux entreprises du secteur non-marchand et aux professions libérales. Dans les travaux préparatoires de cette loi, il a été noté que, vu l’infraction de la Belgique par rapport au champ d’application de la directive, un travailleur du non-marchand ou occupé par un employeur exerçant une profession libérale pourrait introduire un recours pour discrimination.

La cour en conclut qu’une action contre le Fonds, après le délai de transposition de la directive mais avant l’entrée en vigueur de la loi du 26 juin 2002, pouvait être introduite, la directive ayant un effet direct.

Elle relève encore, en ce qui concerne la marge d’appréciation, que n’entrait pas dans celle-ci la possibilité d’exclure un groupe d’employeurs. En outre, le moment auquel le système devait être appliqué ne faisant pas davantage partie de celle-ci, toute mesure de transposition aurait dû intervenir pour le 8 octobre 2005, en ce qui concerne la modification introduite par la Directive 2002/74/CE.

Le jugement est dès lors confirmé.

Intérêt de la décision

Cet arrêt est rendu dans le cadre de la Directive 80/987/CEE, qui a été ensuite modifiée par la Directive 2002/74/CE. Depuis, elle a été abrogée et remplacée par la Directive 2008/94/CE du Parlement européen et du Conseil du 22 octobre 2008, relative à la protection des travailleurs salariés en cas d’insolvabilité de l’employeur.

Relevons, en ce qui concerne la protection de la Directive, que la Cour de Justice a sanctionné, dans un arrêt du 25 février 2016 (C.J.U.E., 25 février 2016, C-292/14, Elliniko DIMOSIO c/ Stefanos STROUMPOULIS et alii), la législation grecque, qui, dans l’hypothèse lui était soumise, n’offrait pas aux travailleurs une protection équivalente.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be