Mis en ligne le mardi 14 juin 2016
Conclusions de l’Avocat Général KOKOTT dans l’affaire n° C-157/15 (question posée par la Cour de cassation belge dans son arrêt du 9 mars 2015)
Cour de Justice de l’Union européenne, Aff. n° C-157/15 (ACHBITA S. et CENTRUM VOOR GELIJKHEID VAN KANSEN EN VOOR RACISMEBESTRIJDING c/ G4S SECURE SOLUTIONS N.V.)
Terra Laboris
Dans un arrêt du 9 mars 2015 (Cass., 9 mars 2015, n° S.12.0062.N), la Cour de cassation a interrogé la Cour de Justice sur l’interprétation de l’article 2.2., a), de la Directive 2000/78/CE à propos du licenciement d’une employée musulmane ayant porté le foulard au travail alors qu’existe au sein de l’entreprise une interdiction de port de signes extérieurs de convictions politiques, philosophiques et religieuses.
Vu l’interdiction faite de porter de tels signes sur les lieux du travail, les juges du fond avaient conclu qu’il ne s’agissait pas d’une discrimination directe, dans la mesure où il ne pouvait être question d’une telle discrimination que lorsqu’une personne est traitée de manière moins favorable qu’une autre, alors qu’au sein de la société, la règle visait indifféremment tous signes visibles relatifs à n’importe quelle croyance ou conception de la vie. Ceci pouvait dès lors toucher tous les travailleurs sans distinction.
Appuyée par le Centre pour l’Egalité des Chances, la travailleuse a formé un pourvoi, qui a donné lieu à l’arrêt de la Cour de cassation du 9 mars 2015. Pour la Cour suprême, il y a lieu d’interroger la Cour de Justice, qui est seule compétente pour répondre à la question de savoir si la conclusion de la cour du travail est ou non compatible avec l’article 2.2., a), de la Directive, dans sa définition de la discrimination directe.
L’arrêt de la Cour de Justice est imminent.
Madame l’Avocat général KOKOTT a présenté ses conclusions le 31 mai 2016. Dans celles-ci, elle a insisté, en introduction, sur le caractère socialement délicat de la question, en particulier dans le contexte politique et social actuel, qui voit l’Europe confrontée à un afflux absolument sans précédent de migrants provenant de pays tiers et dans lequel les moyens de parvenir à une intégration réussie des personnes issues de l’immigration sont âprement débattus (2.). Elle relève également que les questions juridiques qui entourent le foulard islamique sont représentatives d’une autre question, plus fondamentale, qui est de savoir quelle mesure d’altérité et de diversité une société européenne ouverte et pluraliste doit admettre en son sein et quelle mesure d’intégration elle peut exiger en retour de certaines minorités (3.).
Elle rappelle qu’une affaire française est également pendante et porte sur une question similaire (BOUGNAOUI et ADDH c/ MICROPOLE UNIVERS S.A., Aff. n° C-188/15).
Il s’agit, dans les deux affaires, pour la Cour de Justice, de rendre une décision de principe qui pourrait servir de référence dans l’ensemble de l’Union, en tout cas dans le secteur privé. Elle relève également que, s’agissant des conditions de travail du secteur public, certaines exceptions peuvent s’appliquer.
Est ainsi en discussion la notion de discrimination fondée sur la religion ou les convictions (articles 1er et 2 de la Directive n° 2000/78).
La question posée portant sur l’existence d’une discrimination directe ou indirecte, il est rappelé que la distinction entre celles-ci réside dans des possibilités de justification différentes lorsque l’inégalité de traitement est liée directement ou indirectement à la religion, les finalités pouvant être invoquées pour justifier une différence de traitement fondée directement sur la religion étant moins larges qu’en cas d’inégalité de traitement indirecte. La discrimination directe existe en cas de traitement moins favorable d’une personne par rapport à une autre dans une situation comparable, alors que la discrimination indirecte vise la situation où une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre sont susceptibles d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion donnée par rapport à d’autres.
En l’espèce, l’interdiction en vigueur dans l’entreprise ayant une portée générale, l’on ne peut conclure à une discrimination directe, et ce d’autant que le règlement en cause ne vise pas uniquement les signes visibles de convictions religieuses, mais également le port de signes visibles de convictions politiques ou philosophiques. Il y a, dans l’entreprise, une politique générale et totalement indiscriminée de neutralité, couvrant à la fois la religion et les convictions.
Il faut donc examiner s’il n’y aurait pas une discrimination indirecte, c’est-à-dire vérifier si l’inégalité de traitement peut être justifiée au sens de la Directive ou si, en l’absence d’une telle justification, il s’agit d’une discrimination interdite.
L’Avocat général procède dès lors à de longs développements sur les objectifs légitimes pouvant justifier une telle discrimination et à l’exigence que la mesure soit appropriée et nécessaire à leur réalisation. La Directive contient les objectifs admis par le législateur de l’Union, étant d’une part le respect d’exigences professionnelles et, d’autre part, la protection des droits et libertés d’autrui. Ces deux principes sont longuement examinés.
L’exigence professionnelle visée à l’article 4, § 1er, de la Directive porte non sur le motif de la différence de traitement (la religion), mais sur une caractéristique liée à celle-ci, en l’occurrence une pièce vestimentaire. Pour être admise, l’exigence professionnelle doit d’une part être essentielle et déterminante ainsi que proportionnée et, d’autre part, destinée à réaliser un objectif légitime. Une politique de stricte neutralité peut être considérée comme légitime, mais reste à savoir si l’exigence d’un code vestimentaire déterminé est une exigence professionnelle essentielle et déterminante. Il faut prendre en compte toutes les circonstances pertinentes du cas d’espèce.
La marge d’appréciation de l’employeur trouve son fondement dans la liberté d’entreprise garantie par l’article 16 de la Charte des Droits fondamentaux. Celle-ci lui permet de décider de quelle manière et dans quelles conditions les tâches sont organisées et réalisées et sous quelle forme les produits et services sont présentés. Peut faire partie de la politique d’entreprise définie par l’employeur le fait d’imposer aux travailleurs de se comporter et de se vêtir d’une manière déterminée sur le lieu du travail. Ceci vaut, pour l’Avocat général, a fortiori lorsque les travailleurs entrent régulièrement en contact avec la clientèle dans l’exercice de leur activité. Quant à l’objectif légitime, l’interdiction du foulard en l’espèce est la conséquence de la politique de neutralité fixée par la société et celle-ci ne va pas au-delà de la marge d’appréciation de l’entreprise.
Sur le principe de proportionnalité, les conclusions renvoient à la jurisprudence de la Cour, selon laquelle celui-ci fait partie des principes généraux du droit de l’Union : les mesures visées doivent être aptes à réaliser les objectifs poursuivis par la réglementation et ne peuvent dépasser les limites de ce qui est nécessaire à leur réalisation. Si un choix s’offre entre plusieurs mesures appropriées, il implique de recourir à la moins contraignante. Enfin, les charges imposées ne doivent pas être démesurées par rapport aux buts poursuivis. Ce contrôle de proportionnalité doit être fait par le juge national, qui a une certaine marge d’appréciation, dans le cadre cependant des principes du droit de l’Union et de la jurisprudence de la Cr.E.D.H.
Sont encore abordés le caractère approprié de la mesure à la réalisation de l’objectif poursuivi, ainsi que le caractère nécessaire à cette réalisation, points sur lesquels elle conclut qu’une interdiction comme celle édictée par la société constitue une mesure nécessaire pour mettre en œuvre dans l’entreprise la politique de neutralité voulue en matière de religion et de convictions.
Sur l’atteinte excessive aux intérêts légitimes des travailleurs, elle est d’avis qu’il faut parvenir à un juste équilibre entre les intérêts opposés de travailleuses comme la demanderesse et d’entreprises comme la société et que de nombreux éléments indiquent qu’une interdiction comme celle en cause ne porte pas une atteinte excessive en l’espèce aux intérêts légitimes des travailleuses concernées et doit donc être considérée comme proportionnée.
Elle propose dès lors à la Cour de conclure que
L’interdiction faite à une travailleuse de religion musulmane de porter un foulard islamique au travail ne constitue pas une discrimination directe fondée sur la religion au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous a), de la directive 2000/78/CE, si cette interdiction s’appuie sur un règlement général de l’entreprise interdisant les signes politiques, philosophiques et religieux visibles sur le lieu de travail et ne repose pas sur des stéréotypes ou des préjugés relatifs à une ou plusieurs religions déterminées ou aux convictions religieuses en général. Ladite interdiction peut cependant constituer une discrimination indirecte fondée sur la religion au sens de l’article 2, paragraphe 2, sous b), de la directive ;
Une telle discrimination peut être justifiée pour mettre en œuvre dans l’entreprise concernée une politique de neutralité en matière de religion et de convictions fixée par l’employeur, pour autant que le principe de proportionnalité soit respecté.
Il convient en particulier de prendre en compte à cet égard :
L’arrêt de la Cour est dès lors attendu avec le plus grand intérêt.