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Secteur public : prescription d’une demande d’arriérés de rémunération

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 12 novembre 2015, R.G. 2013/AB/1.163

Mis en ligne le mardi 12 juillet 2016


Cour du travail de Bruxelles, 12 novembre 2015, R.G. 2013/AB/1.163

Terra Laboris

Dans un arrêt très fouillé du 12 novembre 2015, la cour du travail de Bruxelles reprend les règles de prescription des créances à charge de l’Etat, et ce à l’occasion d’une demande d’arriérés de rémunération réclamé par un membre du personnel pour des prestations effectuées au-delà du temps de travail prévu par l’arrêté ministériel de nomination.

Les faits

Une ouvrière est engagée par le Ministère des Travaux publics en 1978. Un arrêté ministériel fixe son grade à celui de « manœuvre B » et prévoit le traitement correspondant. Un peu plus d’un an plus tard, elle est transférée au Ministère de la Justice. Elle travaillera au Palais de Justice de Bruxelles, sur la base d’un horaire de 75% d’un horaire complet. Considérant qu’elle prestait en réalité au-delà de cet horaire, elle demande, à partir de l’année 2000, la régularisation de sa situation pécuniaire. Un échange de correspondance avec les autorités gestionnaires du Palais intervient entre parties et l’intéressée est enfin nommée à temps plein par arrêté ministériel du 1er décembre 2005. Elle introduit, en janvier 2010, une action devant le Tribunal du travail en paiement d’arriérés. L’action a pour objet la période de novembre 1986 à novembre 2005.

Par jugement du 29 mars 2012, le tribunal du travail considère qu’il y a prescription et déboute l’intéressée.

Celle-ci interjette appel.

Moyens des parties devant la cour

L’appelante considère que le délai de prescription d’une action contre l’Etat belge est de 10 ans à partir du 1er janvier de l’année pendant laquelle la créance est née (l’article 100, 3°, des lois coordonnées sur la comptabilité de l’Etat). Elle plaide par ailleurs qu’il s’agit d’une action civile fondée sur l’infraction de non-paiement de la rémunération (délit continué). Elle demande que l’Etat belge soit invité à produire les montants barémiques de la rémunération à temps plein telle qu’elle a évolué pendant la période considérée.

Quant à l’Etat belge, il conteste l’infraction, considérant que l’intéressée a toujours perçu la rémunération correspondant à l’échelle barémique applicable à son rang et à son grade. En l’absence d’infraction pénale, le délai de prescription est de 5 ans (article 100, § 1er, 1°, des lois coordonnées du 17 juillet 1991). Il considère par ailleurs que l’arrêté ministériel de nomination respecte la loi du 12 avril 1965, n’ayant pas pour objet de fixer le montant de la rémunération.

La décision de la cour

La cour examine, dans ce cadre, les principes applicables pour qu’il y ait infraction en cas de non-paiement de la rémunération, et ce eu égard à la spécificité des agents du secteur public. Elle rappelle en premier lieu les principes dégagés par la cour de cassation dans sa jurisprudence et, particulièrement, les arrêts des 23 octobre 2006 et 22 janvier 2007 (Cass., 23 octobre 2006, n° S.05.0010.F et Cass., 22 janvier 2007, n° S.05.0095.N), ainsi que celui du 14 janvier 2008 (Cass., 14 janvier 2008, n° S.07.0050.N), qui ont admis l’application de l’article 26 de la loi du 17 avril 1878 à l’action civile fondée sur des faits faisant apparaître l’existence d’une infraction, même s’il s’agit également d’un manquement contractuel de l’employeur et que l’objet de l’action consiste en l’exécution de cette obligation contractuelle au titre de réparation du dommage subi. Par ailleurs, elle rappelle que, pour constater une infraction à la loi du 12 avril 1965, il faut d’abord déterminer la rémunération due (sur la base d’autres règles) et, ensuite, vérifier que cette rémunération a été payée. Si elle ne l’a pas été, l’infraction existe (à l’époque) sur pied des articles 9 et 42, 1° de la loi, le non-paiement impliquant qu’il n’y a pas de paiement aux époques fixées.

En ce qui concerne par ailleurs le traitement des agents, cette question a été longuement examinée dans un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 19 mars 2009 (C. trav. Bruxelles, 19 mars 2009, J.T.T., 2009, p. 285) - dont la cour déclare partager l’interprétation -et qui a considéré que le critère qui détermine l’échelle de traitement dont l’agent bénéficie est le niveau et le grade auquel il a pu prétendre en fonction de son diplôme, la rémunération n’étant donc pas liée aux fonctions que l’agent accomplit effectivement. Cette règle s’applique aux contractuels engagés dans les services publics, le traitement étant fixé en fonction du grade attribué par le contrat et restant fixé comme tel tant que le contractuel n’est pas nommé ou n’obtient pas un contrat lui conférant un grade supérieur.

L’échelle de traitement déterminée par arrêté royal s’impose aux parties, eu égard au contrat et non à la fonction exercée. Il s’agit d’une particularité liée à la fonction publique et qui fait qu’une personne peut, dans le cadre du statut ou avec un contrat, occuper une fonction supérieure à celle pour laquelle elle a été nommée sans pouvoir prétendre au traitement correspondant. Cet arrêt renvoie à la doctrine du Professeur JACQMAIN (J. JACQMAIN, sous C. trav. Liège, 27 juin 2002, Chron. Dr. Soc., 2002, p. 453. Seule une modification du contrat peut éventuellement permettre une révision de la situation.

En ce qui concerne les délais de prescription des créances contre l’Etat, la cour reprend les dispositions pertinentes des lois coordonnées du 17 juillet 1991 sur la comptabilité de l’Etat, étant d’une part l’article 100, § 1er, 1° (qui contient une règle de prescription de 5 ans pour les créances qui devaient être produites) et d’autre part l’article 100, § 1er, 3° (qui fixe la prescription à 10 ans pour le créances qui ne devaient pas l’être) .

La règle de la prescription quinquennale concernant les actions dirigées contre l’Etat a fait l’objet de divers arrêts de la Cour constitutionnelle. Dans le dernier en date (C. const., 17 septembre 2015, n° 117/2015), cette dernière a conclu que le délai de prescription actuel pour les actions en indemnisation fondées sur la faute commise par un organe ou un préposé (5 ans à partir du 1er janvier de l’année budgétaire au cours de laquelle la créance est née) n’est pas discriminatoire ni inconstitutionnelle.

D’autres arrêts antérieurs ont cependant considéré que ce délai de prescription emporte des effets disproportionnés si des personnes se trouvent dans l’impossibilité d’agir dans ce délai, parce que leur dommage n’est apparu qu’ultérieurement. La même solution a été retenue lorsqu’il est apparu que le préjudice ou l’identité du responsable ne pouvait être constaté(e) que postérieurement à celui-ci. Il faut dès lors déterminer, pour la cour, s’il faut appliquer l’article 100, alinéa 1er, 1° ou 3°, de l’arrêté royal et, pour ce, il faut voir si la demande est ou non une créance devant être produite selon les modalités fixées par la loi ou le règlement.

La cour reprend, en les résumant, les solutions dégagées en jurisprudence, étant que pour toutes les créances à charge de l’Etat qui ne sont pas des dépenses fixes, le délai de prescription est de 5 ans (article 100, § 1er 1°). De même, les demandes fondées sur les articles 1382 et 1383 du Code civil. Par contre, une action en paiement d’heures supplémentaires, par exemple, est soumise à la prescription de l’article 100, alinéa 1er, 3°, de même que les questions relatives aux traitements (qui constituent des dépenses fixes) : celles-ci font l’objet d’une prescription de 10 ans.

Le règlement général organique de la comptabilité de l’Etat du 10 décembre 1868 dispose en effet que, pour les créances autres que les dépenses fixes (traitements, pensions, allocations et subventions), il faut produire une déclaration. En cas d’heures supplémentaires, la Cour de cassation a ainsi retenu qu’en application de son statut, le travailleur devait percevoir d’office la rémunération des heures supplémentaires prestées, et ce dès lors qu’il ne pouvait être recouru au mécanisme de la compensation. Pour cette créance, il n’y avait pas lieu à production d’une déclaration, état ou compte, et le délai applicable était celui de l’article 100, alinéa 1er, 3°.

La cour renvoie encore à d’autres exemples, ainsi aux créances relatives au traitement ou à une pension (qui ne doit pas être produite), au contraire d’une allocation informatique réclamée sur la base d’un arrêté royal spécifique dans la fonction publique, une telle allocation nécessitant l’introduction d’une demande expresse.

Appliquant l’ensemble de ces principes au cas d’espèce, la cour conclut en premier lieu qu’il n’y a pas eu de contravention à la loi du 12 avril 1965, l’intéressée ayant été payée pour les prestations effectuées. La difficulté interviendra ultérieurement, eu égard à l’inadéquation entre l’arrêté lui-même et les prestations accomplies (vu qu’elles seront majorées), aucun arrêté ministériel n’ayant été pris ultérieurement. Ceci ne constitue cependant pas une infraction.

En ce qui concerne la règle de l’article 100, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 17 juillet 1991, se pose la question de savoir si l’intéressée devait produire une déclaration pour obtenir paiement des sommes auxquelles elle prétend, et la cour conclut par l’affirmative, les montants réclamés au-delà de la rémunération fixée constituant une telle dépense et nécessitant donc de produire une déclaration ou un mémoire. Le délai de prescription était dès lors de 5 ans.

Intérêt de la décision

S’agissant d’arriérés de rémunération très anciens, cette affaire aborde la question de la prescription sous un double angle d’approche, étant d’abord l’infraction pénale au sens de la loi du 12 avril 1965 et ensuite le délai de prescription spécifique lié aux créances à charge de l’Etat.

L’arrêt rappelle très utilement que, dans le secteur public, l’échelle de traitement correspond au grade de l’agent, grade déterminé en fonction de son diplôme, et que la rémunération n’est pas liée aux fonctions accomplies effectivement.

Par ailleurs, en ce qui concerne les créances à charge de l’Etat, celles-ci sont régies, pour ce qui est de la prescription, par la loi du 22 mai 2003, mais celle-ci a maintenu l’application du délai prévu à l’article 100, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 17 juillet 1991 pour les créances à charge de l’Etat fédéral nées avant l’entrée en vigueur de la loi. Sur cette disposition, la cour fait des développements très utiles, avec force renvoi aux décisions de la Cour constitutionnelle et de la Cour de cassation, en ce qui concerne les créances devant ou non être produites et l’incidence de cette distinction sur les règles de prescription.


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