Commentaire de C. trav. Bruxelles, 27 janvier 2016, R.G. 2014/AB/4 et 2014/AB/506
Mis en ligne le vendredi 23 septembre 2016
Cour du travail de Bruxelles, 27 janvier 2016, R.G. 2014/AB/4 et 2014/AB/506
Terra Laboris
Dans un arrêt du 27 janvier 2016, la Cour du travail de Bruxelles rappelle les conditions pour qu’il y ait acte équipollent à rupture du contrat de travail en cas de modification unilatérale d’une des conditions essentielles de celui-ci. La charge de la preuve incombe à la partie qui a dénoncé l’acte équipollent et, à défaut de satisfaire à celle-ci, non seulement la rupture n’est pas établie dans le chef de l’autre partie (l’employeur en l’occurrence), mais elle doit être imputée à la partie qui l’a dénoncée (le travailleur en l’occurrence), celui-ci devant une indemnité compensatoire de préavis.
Les faits
Une gérante de magasin (distribution) est en congé de maternité, congé devant se terminer fin janvier 2007. Suite à une dépression, la suspension du contrat est poursuivie pour cause de maladie jusqu’au début du mois de mars. Elle reprend le travail un jour et retombe ensuite en congé de maladie. Elle fait intervenir son organisation syndicale pour contester les conditions de la reprise du travail (un jour), au motif que se trouvait au magasin une « remplaçante ». Outre le caractère désagréable de l’accueil, dénoncé dans le courrier, des modifications aux conditions de travail (modification du système informatique, engagement de nouveau personnel) ne lui auraient pas été clairement expliquées, l’ayant empêchée de reprendre l’exercice effectif de ses fonctions. Est pointé le risque d’un acte équipollent à rupture.
Le directeur de la société répond à ce courrier, apportant diverses explications et faisant des propositions en vue d’une bonne reprise. Est notamment proposée une formation pour que l’employée se familiarise avec les nouvelles modifications intervenues pendant son absence. Une collaboration « constructive » lui est également demandée « avec la gérante ». Par courrier en réponse, l’intéressée dit constater qu’elle ne serait plus gérante du magasin et demande à réintégrer ses fonctions. Deux semaines plus tard, elle dénonce un acte équipollent à rupture et réclame une indemnisation.
Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail d’Arlon en paiement d’une indemnité compensatoire de préavis, d’une indemnité forfaitaire de protection de la maternité, de dommages et intérêts et d’autres sommes (pécules, prime de fin d’année, ainsi que jours fériés).
Rétroactes de la procédure
Dans le cadre de la procédure pendante devant le tribunal du travail, la société a introduit une demande reconventionnelle en remboursement de sommes indues et en paiement d’une indemnité compensatoire de préavis.
Le tribunal va rendre deux jugements, le premier étant un jugement avant dire droit, autorisant la preuve de certains faits et, le second, statuant sur le fond des demandes. Dans celui-ci, il déclare la demande originaire non fondée et accueille la demande reconventionnelle.
Appel est interjeté devant la Cour du travail de Liège, section de Neufchâteau. Celle-ci réforme le jugement.
L’employeur se pourvoit cependant devant la Cour de cassation et celle-ci casse l’arrêt de la Cour du travail de Liège, par arrêt du 24 juin 2013 (non publié). La cause est ainsi renvoyée devant la Cour du travail de Bruxelles, qui doit se prononcer en tant que juge d’appel du jugement rendu par le Tribunal du travail d’Arlon.
Position des parties devant la cour
L’employée critique le jugement du tribunal en ce qu’il a conclu qu’elle n’avait pas accepté la réorganisation du travail par son employeur, réorganisation qui pourtant s’imposait suite à son absence et à d’importantes modifications intervenues dans les processus. Elle insiste sur son remplacement par une autre gérante et considère que l’employeur a admis la rétrogradation, ainsi que son caractère définitif. Elle fait également grief à ce dernier de ne pas avoir confirmé qu’elle était toujours gérante, confirmation qui serait nécessairement intervenue si tel avait été le cas.
Quant à la société, elle fait valoir le caractère temporaire de la collaboration avec la gérante qui l’avait remplacée, et ce afin de lui permettre de se familiariser avec les changements apportés dans le magasin en son absence. Ceux-ci étaient liés essentiellement à un changement de commission paritaire, à une modification des procédures de caisse, à l’engagement de nouveaux membres du personnel, au recours à de nouveaux fournisseurs et au mode de fonctionnement général du magasin. La société confirme que la fonction et la rémunération de l’intéressée étaient restées inchangées.
L’arrêt de la Cour du travail de Liège ayant été exécuté entre-temps, l’employée s’est vu octroyer une somme de près de 29.500 € nets et l’employeur demande que cette somme soit restituée, à majorer des intérêts compensatoires et judiciaires au taux légal à dater du paiement. Elle fait, à titre subsidiaire, une offre de preuve.
La décision de la cour
La cour constate que la demande formée à ce stade vise une indemnité compensatoire de préavis, ainsi qu’une indemnité de protection de la maternité, montants à majorer des intérêts et des dépens.
Elle reprend dans un premier temps les règles relatives à l’acte équipollent à rupture, qui trouve son fondement dans l’article 1134 du Code civil et dans l’article 20, 1°, de la loi du 3 juillet 1978, ce dernier imposant à l’employeur de faire travailler le travailleur dans les conditions, au temps et au lieu convenus.
L’appréciation de l’existence d’un acte équipollent à rupture relève du pouvoir souverain du juge du fond. Pour que celui-ci puisse exister, il faut cependant que la modification entraînant la rupture immédiate du contrat de travail soit constatée aussitôt par le travailleur.
La cour précise que, même lorsque l’employeur agit dans l’intérêt économique de l’entreprise, il doit faire preuve de modération dans l’utilisation de ses prérogatives patronales, et ce eu égard au principe d’exécution de bonne foi des conventions.
En l’espèce, étudiant l’ensemble des éléments qui lui sont soumis, la cour relève que les fonctions contractuellement convenues sont identifiées sur le contrat de travail comme étant celles de « shop manager ». Une précision figure dans le texte, étant que la tâche consistera principalement à vendre et à « toutes missions en résultant ». Pour la cour, la mission contractuelle visait à la fois la gérance et toutes les missions liées à la vente.
Elle rencontre, ensuite, l’incidence des changements intervenus sur la reprise de la collaboration, eu égard à l’absence de 6 mois. L’ensemble des points invoqués par les deux parties sont rencontrés successivement, tenant compte, en outre, des déclarations recueillies dans le cadre des enquêtes.
Elle conclut à la confirmation du jugement, étant que la preuve de la rupture unilatérale du contrat par la société n’est pas rapportée. Les conséquences en sont que l’intéressée doit être considérée comme l’auteur de la rupture et qu’elle ne peut pour sa part prétendre à une indemnité quelconque, la société étant cependant en droit de lui réclamer une indemnité de rupture.
En ce qui concerne la somme perçue suite à l’arrêt de la Cour du travail de Liège, la cour estime en conséquence que la société est fondée à en réclamer le remboursement, à majorer des intérêts depuis la date du versement, et ce jusqu’au complet paiement.
Intérêt de la décision
Cet arrêt exemplaire de la Cour du travail de Bruxelles rappelle le risque qu’il y a à dénoncer un acte équipollent à rupture. Celui-ci ayant pour fondement une modification unilatérale d’une condition essentielle du contrat de travail, la Cour du travail de Bruxelles aboutit à la conclusion que celle-ci n’est en l’espèce pas avérée à suffisance de droit. Dès lors cependant que la travailleuse a pris la décision de constater – à tort – la rupture dans le chef de l’employeur, cette rupture est consommée et elle en devient elle-même l’auteur. Elle est dès lors tenue de payer à l’employeur une indemnité compensatoire de préavis.
L’on notera encore que, l’arrêt de la Cour du travail de Liège étant exécutoire, la société n’a eu d’autre choix que de payer les montants auxquels elle avait été condamnée en vertu de celui-ci. Elle est cependant fondée - dès lors que cette décision a été cassée et que la Cour du travail de Bruxelles n’a pas fait droit à la position de la travailleuse - à en réclamer le remboursement. Celui-ci peut intervenir avec les intérêts compensatoires, à la condition que cette demande soit faite par voie de conclusions, ce qui a été à juste titre respecté en l’espèce.
L’on notera encore que les dépens, suite à cette longue procédure, sont supérieurs à 11.500 €, étant essentiellement les indemnités de procédure…