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Allocations aux personnes handicapées et exclusion de certains étrangers du champ d’application de la loi

Commentaire de Trib. Trav. Liège (div. Huy), 27 mai 2016, R.G. 10/834/A

Mis en ligne le jeudi 29 septembre 2016


Tribunal du travail de Liège (division Huy), 27 mai 2016, R.G. 10/834/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 27 mai 2016 (non définitif), le Tribunal du travail de Liège (div. Huy), conclut qu’il n’y a pas lieu d’appliquer l’exclusion du champ d’application de la loi du 27 février 1987 relative à la condition de nationalité, dès lors qu’existent des attaches durables et très fortes avec la Belgique (présence sur le territoire depuis plus de quinze ans).

Les faits

Un ressortissant serbe réside en Belgique depuis 2000 avec son épouse et ses deux enfants mineurs. Ils sont titulaires d’une autorisation de séjour illimité et sont inscrits au registre des étrangers. Ils perçoivent une aide sociale équivalant au revenu d’intégration (taux chef de famille) et aux allocations familiales.

Une demande est introduite en janvier 2010 aux fins de bénéficier de prestations sociales dans le secteur des allocations aux personnes handicapées. La décision du Service est un rejet, au motif de la condition de nationalité.

Un recours est introduit devant le tribunal du travail de Huy, recours essentiellement fondé sur la jurisprudence de la Cour Européenne des Droits de l’Homme.

Le tribunal du travail rend un jugement en date du 22 juin 2012, jugement dans lequel il pose une question préjudicielle à la Cour de justice. Le tribunal considère en effet que dans les débats en jurisprudence sur la question, il y a des hésitations au niveau des juridictions du fond en ce qui concerne les solutions dégagées par la Cour constitutionnelle.

S’agissant d’une exclusion du champ d’application de la loi du 27 février 1987 (art. 4), la question est posée de la conformité de cette exclusion avec le droit de l’Union. La question est en réalité articulée en deux points, la première étant de savoir si l’étranger qui possède des liens très forts et durables avec la Belgique et est en outre ressortissant d’un Etat tiers officiellement candidat à l’adhésion à l’Union Européenne peut être exclu, en raison de sa nationalité, du bénéficie des prestations en cause. Cet aspect de la question renvoie aux articles 20, 21 et 26 de la Charte.

En outre, la Cour de justice est interrogée sur la conformité de la loi du 6 janvier 1989 (art. 26, § 4) avec le droit de l’Union et en particulier l’article 267 TFUE.

La décision de la Cour de justice

La Cour de justice rend une ordonnance en date du 21 février 2013 (AJDINI C/ ETAT BELGE, C-312/12).

Elle se déclare manifestement incompétente pour répondre aux questions posées. Elle considère, en bref, que la décision de renvoi ne contient aucun élément concret qui permettrait de considérer la situation du demandeur comme relevant du droit de l’Union ou qu’il s’agirait, dans la réglementation en cause, d’une mise en œuvre de celui-ci. Pour la Cour de justice, il s’agit d’un litige qui doit se mouvoir dans le cadre du droit belge uniquement. La Cour souligne encore que la République de Serbie n’a conclu avec l’Union aucun accord concernant le régime de sécurité sociale susceptible de s’appliquer et que l’affaire doit être réglée uniquement par le droit national, qui définit les conditions d’octroi de la prestation. Enfin, quant à la circonstance que la République de Serbie ait le statut d’Etat candidat à l’adhésion à l’Union, la Cour considère que ceci est sans incidence.

Le jugement du tribunal du 27 mai 2016

Après l’ordonnance de la Cour de justice, l’instruction de l’affaire a repris et le tribunal statue quant au fond.

Il règle en premier lieu une demande faite par l’intéressé de poser une question à la Cour constitutionnelle, eu égard à l’article 2 de la loi du 20 juillet 1971 instituant les prestations familiales garanties. Le tribunal considère ne pas devoir poser la question suggérée, qui repose sur l’existence d’une discrimination entre deux catégories d’enfants (les enfants bénéficiaires des prestations familiales garanties n’ayant pas – selon le texte de la loi – la possibilité de bénéficier de la majoration prévue dans le régime contributif pour les enfants atteints d’une affection), constatant qu’il ne s’agit pas de deux catégories comparables.

Par contre, en ce qui concerne le point central du litige, étant l’existence de liens très forts avec la Belgique, il revient sur la situation concrète vécue par les intéressés, situation qui pourrait déboucher sur une discrimination, en cas de maintien de l’exclusion du champ d’application de la loi, eu égard au seul critère de la nationalité.

Le tribunal reprend le point de départ de la discussion, étant que, dans l’état actuel du droit, seuls les étrangers inscrits au registre de la population peuvent bénéficier des allocations en cause. La question est ici posée de la différence de traitement existante, eu égard à la présence de l’intéressé sur le territoire belge depuis plus de quinze ans et tenant compte de l’autorisation de séjour illimitée.

Tout en relevant qu’une différence de traitement entre étrangers inscrits eu registre de la population et étrangers inscrits au registre des étrangers n’est pas nécessairement déraisonnable, le tribunal considère cependant que « tout le problème est de fixer le curseur ».

Le fait que des personnes dans la situation du demandeur peuvent se retourner vers le CPAS n’est pas, pour le tribunal, de nature à régler le problème, et ce même si la Cour constitutionnelle a considéré que les besoins particuliers liés au handicap sont des éléments que les CPAS doivent prendre en compte lorsqu’il leur est demandé d’intervenir. Or, cette affirmation n’est pas suffisante pour permettre aux personnes intéressées de bénéficier effectivement des avantages auxquels elles pourraient prétendre dans le secteur des prestations aux personnes handicapées (aide sociale de nature à compenser la réduction d’autonomie et la perte de capacité de gain). Il renvoie aux éléments de l’espèce où il est constaté que l’intéressé est fortement handicapé, situation bien connue du CPAS, mais que l’aide sociale accordée est limitée à l’équivalent du revenu d’intégration sociale au taux chef de famille.

Le tribunal estime dès lors qu’il faut retenir dans cette situation qui sort de l’ordinaire et qui se distingue de cas précédemment jugés, à la fois la durée de la présence sur le territoire et la force des liens créés avec la Belgique. Comparant à d’autres affaires tranchées, le tribunal insiste sur la durée de présence sur le territoire belge (plus de quinze ans) et relève également que l’intéressé entend demeurer en Belgique.

La condition de nationalité n’est dès lors ni raisonnable ni proportionnée pour le priver de la prestation. Vu cette conclusion, le tribunal fait droit à la demande en accordant une allocation de remplacement de revenu à une date qu’il fixe au 1er janvier 2016, date à laquelle la présence sur territoire a atteint une durée de quinze ans. Quant à l’allocation d’intégration et aux avantages sociaux et fiscaux, il ordonne la désignation d’un expert.

Intérêt de la décision

Cette affaire est particulièrement intéressante, dans le cadre du contentieux global en la matière.

Pour le tribunal, qui avait vainement interrogé la Cour de justice, il n’y a pas lieu d’appliquer la disposition qui exclut du champ d’application de la loi les personnes n’ayant pas la « bonne » nationalité, et ce eu égard à l’absence de caractère raisonnable et proportionné de cette mesure dans le cas où un demandeur a une durée de présence sur le territoire belge particulièrement longue, préalablement à la demande et qu’il a de ce fait développé des liens forts et étroits avec la Belgique.

L’on notera que ce jugement n’est à ce jour pas définitif.


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