Commentaire de Cass., 6 juin 2016, n° S.15.0132.F
Mis en ligne le lundi 28 novembre 2016
Cour de cassation, 6 juin 2016, n° S.15.0132.F
Terra Laboris
Par arrêt du 6 juin 2016, la Cour de cassation rappelle que, en cas de séparation des parents, la loi coordonnée le 14 juillet 1994 n’interdit pas de considérer comme étant à charge d’un titulaire, pour le remboursement des soins de santé, les enfants domiciliés chez leur autre parent.
Les faits
M. B. est divorcé de Mme M. Dans le cadre de leur séparation, une ordonnance judiciaire a mis en place un hébergement alterné pour les deux enfants issus de leur union, sans part contributive de part et d’autre. Ces enfants ont été domiciliés chez leur mère qui les a déclarés à sa mutualité comme étant à sa charge, sans que s’élève entre les parents une contestation à ce sujet.
M. B. perçoit des indemnités de l’assurance maladie-invalidité. Il a bénéficié de l’intervention majorée pour les soins de santé (BIM) parce que sa fille issue d’un premier mariage vivait avec lui et était à sa charge. Elle a ensuite quitté le domicile paternel et est devenue titulaire en assurance soins de santé et indemnités à partir du 1er octobre 2010.
Par une décision du 17/10/2011, son organisme assureur a mis un terme à l’octroi du statut BIM avec effet au 1er janvier 2012. M. B. a contesté cette décision.
La procédure antérieure
Par un jugement du 19 novembre 2014, le tribunal du travail de Huy a dit pour droit que : « dès lors que l’hébergement de ses filles est égalitaire entre les parents, celles-ci font nécessairement partie (du) ménage (de M. B.) conformément à l’article 124 § 2 de l’arrêté royal du 3 juillet 1996 ou cohabitent avec lui (une semaine sur deux) conformément à l’article 125 du même arrêté » et que « il importe peu que ses deux filles soient domiciliées chez leur maman ». Ce jugement se fonde notamment sur l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 5 mai 2011 (arrêt n°63/2011).
L’organisme assureur a interjeté appel de ce jugement.
Un arrêt de la 9e chambre de la cour du travail de Liège du 14 septembre 2015 a dit cet appel non fondé. Cet arrêt interprète les articles 123, al. 1er, 3. et 124 § 2 de l’A.R. du 3 juillet 1996 en ce sens qu’ils interdisent « de considérer comme étant à charge pour le remboursement des soins de santé des enfants domiciliés chez leur autre parent ». C‘est sur la base de cette interprétation que la cour du travail conclut que ces dispositions « violent les articles 10 et 11 de la Constitution, car rien ne justifie que des parents qui sont dans la même situation (ils hébergent égalitairement leurs enfants et supportent chacun pour moitié les frais liés à leur éducation) soient traités différemment lorsqu’il s’agit d’un (modeste) avantage pécuniaire lié à la charge des enfants ».
La cour du travail considère que, si le critère de la domiciliation est objectif, il ne justifie pas raisonnablement une telle différence de traitement. A défaut de pouvoir accorder un avantage partiel à chacun des parents, elle décide donc d’écarter, sur la base de l’article 159 de la Constitution, les articles 123, al. 1er, 3. et 124 § 2 de l’A.R. du 3 juillet 1996 et dit pour droit que les enfants M. et P. sont à charge de M. B. pour le calcul du plafond de revenus permettant de bénéficier du statut BIM.
La cour du travail précise encore que ce raisonnement reste d’actualité nonobstant l’abrogation de l’A.R. du 1er avril 2007 – dont l’article 17 concerne la notion d’enfant à charge - par l’A.R. du 15 janvier 2014. En effet, l’article 2, 5. de cet A.R. définit l’enfant à charge par référence à l’article 123, al. 1er, 3. de l’A.R. du 3 juillet 1996.
Le pourvoi
Dans sa requête en cassation, l’organisme assureur a soutenu que l’arrêt attaqué a – pour les écarter - adopté une interprétation inexacte des articles 123, al. 1er 3° et 124 § 2 de l’A.R. du 8 juillet 1996, qui n’interdisent pas de considérer comme étant à charge d’un parent pour le remboursement majoré des soins de santé les enfants de moins de 25 ans domiciliés chez l’autre parent.
L’article 124 § 2, alinéa 2 prévoit en effet une exception à la règle de l’alinéa 1er que la personne à charge d’un titulaire doit faire partie de son ménage, ce qui implique qu’elle ait la même résidence principale que ce titulaire au sens de l’article 3, al. 1, 5° de la loi du 8 août 1983 organisant un Registre national des personnes physiques. Cette exception concerne les enfants et enfants adoptés du titulaire et ceux dans l’acte de naissance desquels le nom de l’enfant est mentionné, qui ne doivent pas avoir la même résidence principale que le titulaire. L’arrêt attaqué viole donc ces dispositions.
Le moyen fait ensuite grief à l’arrêt d’avoir fait droit à la prétention de M. B. sans examiner si d’autres dispositions légales, et plus particulièrement l’article 126 de la loi coordonnée du 14 juillet 1994, ne faisaient pas obstacle à cette prétention. En vertu de cet article 126, les parents séparés ou divorcés ont le libre choix de la personne qui aura les enfants à charge mais ceux-ci ne peuvent être à charge de plusieurs titulaires.
La décision de la Cour
La cour de cassation casse l’arrêt attaqué.
Celui-ci a tout d’abord violé les articles 123 al. 1er, 3. et 124 § 2 de l’A.R. du 3 juillet 1996, qui n’interdisent pas de considérer comme étant à charge pour le remboursement des soins de santé les enfants domiciliés chez leur autre parent. En effet, il n’est pas requis, lorsqu’il s’agit d’un enfant visé à l’article 123 al. 1er 3. a) - soit les enfants et enfants adoptés du titulaire et ceux dans l’acte de naissance desquels le nom de l’enfant est mentionné - que cet enfant cohabite avec le travailleur ou fasse partie de son ménage. En vertu de l’article 126 al. 1er de la loi coordonnée le 14 juillet 1994, ce n’est que lorsqu’aucun choix n’a été réalisé par des parents ne vivant pas sous le même toit ou en cas de contestation entre les titulaires que la personne à charge est inscrite par priorité à charge du titulaire qui cohabite avec lui. L’alinéa 2 de cette disposition précise le moment où la demande visant à ce que la personne soit inscrite à charge d’un autre titulaire sortit ses effets. En écartant ces articles 123 al.1 et 124 § 2 de l’A.R. du 3 juillet 1996, l’arrêt attaqué viole ces dispositions réglementaires.
Ensuite, dès lors qu’il admet que les enfants sont inscrits à charge de leur mère et ne constate l’existence ni d’un choix de leurs parents séparés ni d’une demande d’inscription à charge de M. B., l’arrêt attaqué viole également l’article 126 de la loi coordonnée.
Intérêt de la décision
Cet arrêt de la Cour de cassation est tout d’abord l’occasion de rappeler que la situation des parents séparés ou divorcés qui hébergent égalitairement leurs enfants n’est pas réglée de la même manière dans les différents régimes de sécurité sociale ni au sein d’un même régime, celui de l’assurance soins de santé et indemnités. En effet, ainsi que l’a relevé l’arrêt de la cour du travail soumis à la censure de la Cour de cassation, pour le calcul de ses indemnités, M. B. était considéré comme ayant ses enfants M. et P. à charge.
C’est aussi l’occasion de relever qu’un contrôle de conformité aux articles 10 et 11 de la Constitution implique tout d’abord de donner aux dispositions en litige leur interprétation exacte.
Ensuite, il y a des hypothèses dans lesquelles les juridictions du travail ne peuvent se borner, pour faire droit à la prétention d’une partie, à exercer la censure négative consistant à refuser, sur la base de l’article 159 de la Constitution, d’appliquer des dispositions réglementaires jugées inconstitutionnelles. Elles ne peuvent accueillir la prétention à un avantage de sécurité sociale sans vérifier, aux regards des éléments de fait invoqués par l’autre partie, si aucune autre disposition légale ne s’oppose à l’accueil de cette prétention.
La Cour de cassation l’a encore rappelé dans un autre arrêt du même jour que l’arrêt commenté (S.16003.F, sur Juridat.) Dans ce cas d’espèce, l’arrêt attaqué avait annulé, pour défaut de motivation individuelle adéquate, une décision de l’ONEm excluant une chômeuse des allocations de chômage pour absence de disponibilité sur le marché de l’emploi et dit pour droit que celle-ci ne pouvait être exclue du bénéfice des allocations de chômage. Elle s’était toutefois abstenue de vérifier si, comme le soutenait l’ONEm, la chômeuse avait, pour cette période, bénéficié d’indemnités de l’assurance maladie invalidité et n’était en conséquence pas dans les conditions pour percevoir des allocations de chômage. C’est ce qui justifie la cassation.