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Commentaire des conclusions de Madame l’Avocat Général SHARPSTON (BOUGNAOUI et ASSOCIATION DE DEFENSE DES DROITS DE L’HOMME (ADDH) c/ MICROPOLE S.A.), C.J.U.E., 13 juillet 2016, Aff. n° C-188/15 (ECLI:EU:C:2016:553)

Mis en ligne le mardi 14 février 2017


Commentaire des conclusions de Madame l’Avocat Général SHARPSTON (BOUGNAOUI et ASSOCIATION DE DEFENSE DES DROITS DE L’HOMME (ADDH) c/ MICROPOLE S.A.), C.J.U.E., 13 juillet 2016, Aff. n° C-188/15 (ECLI:EU:C:2016:553)

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Par arrêt du 24 avril 2015, la Cour de cassation de France a posé à la Cour de Justice la question préjudicielle suivante : les dispositions de l’article 4, § 1er, de la Directive n° 78/2000/CE du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d’un cadre général en faveur de l’égalité de traitement en matière d’emploi et de travail doivent-elles être interprétées en ce sens que constitue une exigence professionnelle essentielle et déterminante, en raison de la nature d’une activité professionnelle ou des conditions de son exercice, le souhait d’un client d’une société de conseil informatique de ne plus voir les prestations de services informatiques de cette société assurées par une salariée, ingénieur, portant un foulard islamique ?

Madame l’Avocat général SHARPSTON a présenté ses conclusions le 13 juillet 2016.

Elle examine la question de l’illégalité du licenciement de la travailleuse (musulmane pratiquante) au motif qu’elle refuse de se conformer à un consigne impartie par son employeur (secteur privé) de ne porter ni voile ni foulard lorsqu’elle est en contact avec les clients de l’entreprise.

Mme l’Avocat général présente le cadre juridique, reprenant en premier lieu l’article 9 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que le TUE et la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne.

Elle examine les dispositions pertinentes de la Directive n° 2000/78/CE ainsi que les articles du Code du travail français en matière de discrimination.

En des considérations préliminaires, elle souligne que les questions soulevées ne concernent pas la seule religion islamique ni les seules personnes du sexe féminin. Elle constate également que les adeptes d’une religion particulière peuvent disposer d’une variété de tenues religieuses, l’intéressée en l’occurrence portant une hijab (foulard couvrant la tête et le cou), alors qu’existent également le niqab (voile intégral avec une seule ouverture pour les yeux), la burka (voile intégral et grillage devant le visage), ainsi que le tchador (également appelé chador ou abaya), étant un voile noir recouvrant tout le corps de la tête aux chevilles et laissant le visage dégagé.

Les questions soulevées ne se limitent pas non plus au port de tenues vestimentaires religieuses et il est renvoyé à l’arrêt EWEIDA de la Cr.E.D.H. (concernant le port d’une croix attachée à un collier autour du cou). Est également citée la situation des Sikhs de sexe masculin, pour qui il y a obligation de porter le dastar (turban prescrit par la religion), pièce qui ne peut certes passer inaperçue.

Elle souligne également le degré de variété dans la législation et la jurisprudence des Etats et les principes en vigueur de laïcité et de neutralité, qu’elle retient comme particulièrement importants en France et en Belgique. En Allemagne, par contre, la Bundesverfassungsgericht (Cour constitutionnelle fédérale) a estimé qu’est contraire à la liberté de culte l’interdiction de porter des signes religieux au travail fondée sur un risque théorique d’atteinte à la neutralité de l’Etat (enseignement public) et que donner la priorité aux valeurs judéo-chrétiennes est une discrimination directe injustifiée.

Le même constat de variété est fait pour ce qui concerne le secteur privé et diverses décisions sont citées à cet égard tant en droit français, néerlandais qu’allemand, notamment.

Une analyse est faite de diverses décisions de la Cr.E.D.H. et Mme l’Avocat général souligne notamment que le Protocole n° 12 à la C.E.D.H., qui tend à renforcer la protection contre la discrimination, n’a été ratifié à ce jour que par neuf Etats et qu’il existe très peu de jurisprudence de la Cr.E.D.H. sur celui-ci.

Mme l’Avocat général en vient ensuite au droit communautaire et aux objectifs de la protection qu’il assure, relevant que la discrimination a des conséquences à la fois économiques et morales.

Sur la question elle-même, elle relève que la formulation soulève un certain nombre d’interrogations. Elle précise qu’elle limitera son examen au seul secteur privé.

L’employeur avait, en l’espèce, fait interdiction au personnel de manière générale (et ceci était valable pour toutes religions et convictions) de porter des signes religieux lorsqu’il était dans les locaux de ses clients. Ce n’est dès lors pas la religion elle-même qui est à la base du licenciement mais la manifestation de cette religion, ce qui amène Mme l’Avocat général à poser la question de savoir si la manifestation d’une religion ou de convictions est également couverte par la Directive, question à laquelle elle répond par l’affirmative.

La question est alors de savoir dans quelle mesure la situation de fait exposée peut constituer des « exigences professionnelles » au sens de l’article 4, § 1er, de celle-ci. Ici, la réponse est négative, la consigne de ne pas porter un foulard lors de contacts avec la clientèle de l’employeur ne pouvant pas constituer une « exigence professionnelle essentielle et déterminante ».

Il y a dès lors lieu de se tourner vers les autres dispositions pertinentes de la Directive, étant les dérogations à la prohibition de la discrimination directe, dispositions qui ne trouvent pas à s’appliquer, la discrimination directe étant constatée et aucun cas de dérogation admissible n’étant présent.

En réalité, sont confrontés deux droits qui sont potentiellement en conflit : d’une part le droit d’adhérer à une religion et de la manifester et de l’autre la liberté d’entreprise. Il faut trouver un aménagement entre les deux et celui-ci passe par l’examen de la proportionnalité, examen auquel Mme l’avocat général s’attarde longuement. A l’issue de celui-ci, elle invite les employeurs et travailleurs à rechercher un arrangement équilibré, qui concilie de manière adéquate les droits opposés. En dernier recours, l’intérêt de l’entreprise à produire un profit maximal devrait s’effacer devant le droit du travailleur à manifester ses convictions religieuses (considérant 133).

Elle conclut qu’un règlement de travail qui contient l’interdiction en cause entraîne une discrimination directe fondée sur la religion ou les convictions, à laquelle ne s’appliquent ni l’article 4, § 1er, de la Directive, ni aucune des autres dérogations admises. En cas de discrimination indirecte fondée sur la religion, l’article 2, § 2, sous b, i), devrait être interprété en ce sens que les intérêts de l’entreprise constituent un objectif légitime aux fins de cette disposition. La discrimination n’est cependant justifiée que si elle est proportionnée à cet objectif.

Note

Nous renvoyons, sur la même question, à l’avis donné par Madame l’Avocat général KOKOTT dans l’affaire ACHBITA (C.J.U.E., 31 mai 2016, Aff. n° C-157/15 – également dans la même rubrique).


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