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Réforme des pensions de survie : non-respect du principe général de standstill

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 17 janvier 2017, R.G. 16/3.611/A

Mis en ligne le mardi 11 avril 2017


Tribunal du travail de Liège, division de Liège, 17 janvier 2017, R.G. 16/3.611/A

Terra Laboris

Par jugement du 17 janvier 2017, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) examine un recours contre une décision de non-attribution d’une pension de survie à une veuve n’ayant pas atteint l’âge minimum actuellement exigé et ayant un enfant à charge : pour le tribunal, les effets de la mesure sont disproportionnés et entraînent un recul significatif de la protection sociale. Il écarte en conséquence les nouvelles dispositions.

Les faits

Suite au décès de son conjoint, sa veuve, qui n’a pas encore atteint son 45e anniversaire et a un enfant à charge, se voit accorder une allocation de transition, pour deux ans. L’intéressée travaille à temps partiel en qualité d’ouvrière. et bénéficie d’un complément d’allocations de chômage.

Elle introduit un recours devant le Tribunal du travail de Liège, procédure dans laquelle elle se défend personnellement. Elle fait valoir, dans ses explications devant le tribunal, une grande détresse et une situation sociale particulièrement difficile.

La décision du tribunal

Le tribunal fait une analyse extrêmement fouillée de la question en droit. Il s’agit essentiellement d’examiner la légalité du nouveau régime applicable en la matière depuis le 1er janvier 2015. Celle-ci est régie par l’arrêté royal n° 50 du 24 octobre 1967 (arrêté de pouvoirs spéciaux), exécuté par l’arrêté royal du 21 décembre 1967.

Le régime a été modifié à partir du 1er janvier 2015 par une loi du 5 mai 2014 (Loi portant modification de la pension de retraite et de la pension de survie et instaurant l’allocation de transition dans le régime de pension des travailleurs salariés et portant suppression progressive des différences de traitement qui reposent sur la distinction entre ouvriers et employés en matière de pensions complémentaires), qui a été exécutée par un arrêté royal du 3 juillet 2014.

Il en découle qu’en cas de décès dans le courant de l’année 2016, le conjoint survivant pourra bénéficier d’une pension de survie à la condition d’avoir atteint l’âge de 45 ans et 6 mois. Cet âge minimum sera relevé progressivement au fil des ans pour atteindre 55 ans (décès à partir du 1er janvier 2030). Si la condition n’est pas remplie, le conjoint survivant bénéficiera d’une allocation de transition d’un ou de deux ans (en cas d’enfant(s) à charge).

Le nouveau régime supprime également une dérogation existant précédemment à la condition d’âge minimum de 45 ans, étant qu’en cas d’enfant(s) à charge, cette condition n’était pas exigée.

Après cette description des nouvelles mesures, le tribunal passe à l’examen de la constitutionnalité de ce nouveau système, eu égard au principe de standstill, contenu à l’article 23 de la Constitution. Reprenant la doctrine la plus autorisée (I. HACHEZ, « L’effet Standstill : le pari des droits économiques, sociaux et culturels ? », Administration publique, 2000, p. 34), le tribunal rappelle que ce principe est une réalité applicable dans l’ordre juridique belge, notamment dans le contexte de la protection des droits sociaux élémentaires. Cependant, s’agissant d’un arrêté royal de pouvoirs spéciaux (qui est une norme ayant valeur de loi), le tribunal constate qu’il n’est pas compétent pour en apprécier la constitutionnalité. Il considère cependant ne pas devoir poser de question préjudicielle à la Cour constitutionnelle mais devoir poursuivre l’analyse de son respect en l’espèce.

Ceci passe par plusieurs étapes. La première est celle de la régression significative des droits sociaux, dont il se demande si elle est objectivée. La réponse est affirmative, étant qu’est constatée en fait une régression significative des droits sociaux des personnes qui pouvaient bénéficier d’une pension de survie.

Ensuite, vient le test de la proportionnalité et du motif d’intérêt général. Le tribunal reprend les travaux parlementaires à la base de la modification législative, rappelant qu’est au centre des soucis du législateur le désir de mettre fin au piège de l’inactivité des personnes (principalement les jeunes femmes), qui, via la perception d’une pension de survie, sont éloignées de la vie active alors qu’elles pourraient travailler. Pour la cour, il y a dès lors un motif d’ordre général et non budgétaire : mettre fin au piège de l’inactivité de ces personnes.

Passant au test de proportionnalité des mesures par rapport à l’objectif déclaré, le tribunal relève que la modification législative fait des victimes directes, étant les enfants à charge financière du parent survivant. En l’occurrence, il s’agit, dans le cas de la demanderesse, d’éviter qu’elle soit oisive (ce qui n’est pourtant pas le cas, puisqu’elle travaille à temps partiel) et, pour ce, l’accès à des études universitaires pour sa fille (qui compte entreprendre des études de droit) est rendu hypothétique. Le motif n’est pas proportionné avec la mesure prise.

Le tribunal insiste sur le fait que les conséquences concrètes de la mesure sur la situation des enfants n’ont apparemment pas fait l’objet d’un examen particulier. Le caractère abrupt de la réforme contribue à générer une régression très sensible dans les droits sociaux des personnes concernées. Il examine également l’effet de « lissage » au fil des années et constate que d’autres règles auraient pu être arrêtées, aux fins de limiter les effets négatifs de la mesure. La suppression des dispositions correspondantes dans l’arrêté royal de 1967 constitue dès lors un recul significatif dans la protection sociale de la demanderesse et de sa fille.

Le tribunal vient ensuite au dernier point de son analyse, étant la constitutionnalité de l’aspect réglementaire de la réforme (au regard des articles 10 et 11 de la Constitution). Se pose en effet une question d’égalité de traitement entre les enfants d’une personne qui remplit la condition d’âge pour bénéficier d’une pension de survie et ceux pour qui le conjoint survivant ne remplit cette condition et qui tombent dans l’allocation de transition d’une durée maximum de deux ans. Il y a disproportion entre les deux situations, une famille pouvant être maintenue hors de la zone de la précarité uniquement parce que le parent survivant a un âge déterminé et peut dès lors bénéficier de la pension de survie alors que tel ne sera pas le cas dans l’hypothèse inverse.

Le tribunal souligne qu’il est une évidence que la précarité crée des inégalités, ce qui a des conséquences importantes pour toute la vie. La réforme a donc un caractère discriminatoire, en ce qui concerne les enfants, eu égard aux effets disproportionnés de la limitation des allocations de transition à un délai de deux ans.

Il écarte dès lors les dispositions nouvelles, étant l’article 2, 3° et 4°, de l’arrêté royal du 3 juillet 2014 qui ont supprimé les articles 48 et 54 de l’arrêté royal du 21 décembre 1967. L’intéressée se voit en conséquence allouer une pension de survie à partir du 1er du mois suivant le décès.

Intérêt de la décision

Dans ce jugement, le tribunal renvoie régulièrement à un avis très fouillé de l’auditorat, qui a manifestement fait une étude complète de la question de la régression sociale engendrée par les dispositions en cause.

Il est particulièrement intéressant de voir que c’est via la situation des enfants à charge du parent survivant que le tribunal conclut au caractère discriminatoire de la mesure, dont il a constaté dûment en fait qu’elle implique un recul significatif de la protection sociale.

Il est par ailleurs évident que l’objectif poursuivi, étant d’écarter des « jeunes femmes » du piège de l’oisiveté vu l’octroi d’une pension de survie, est un objectif non rencontré dans de très nombreuses situations. Le cas d’espèce est particulièrement illustratif, la mère n’ayant que peu de chance – si elle ne trouvait un emploi à temps plein dans le délai de deux ans consécutif au décès de son conjoint – de permettre à son enfant d’entreprendre des études supérieures.

Ce jugement n’est forcément pas définitif. L’on attendra la position de l’O.N.P. suite à cette décision.


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