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Preuve du motif grave au regard de la loi « vie privée » et de la C.C.T. n° 68

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège) 13 mars 2017, R.G. 16/6.097/A

Mis en ligne le vendredi 28 juillet 2017


Tribunal du travail de Liège, division Liège, 13 mars 2017, R.G. 16/6.097/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 13 mars 2017, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) déboute une société de sa demande d’autorisation de licencier un travailleur protégé au sens de la loi du 19 mars 1991 portant un régime de licenciement particulier pour les délégués du personnel au C.E. et au C.P.P.T., ainsi que les candidats délégués, et ce vu le caractère irrégulier de la preuve recueillie en vue de prouver le motif grave.

Les faits

La société se fonde sur des faits survenus le 28 septembre 2016 et notifiés au travailleur ainsi qu’à son organisation syndicale le 18 octobre 2016.

Il s’agit d’avoir collé intentionnellement une étiquette sur le capteur d’une ligne de palettisation dans une zone d’expédition déterminée, créant ainsi le blocage de cette partie de la ligne, qui a alors cessé de s’alimenter en cartons destinés à être expédiés.

L’enquête interne à laquelle il a été procédé n’a pas permis de conclure avec certitude à la réalité des faits.

L’audition des membres du personnel qui travaillaient à proximité de la ligne de palettisation en cause a eu lieu et celle-ci a fait apparaître des contradictions.

En fin de compte, des caméras installées dans le département ont été visionnées et, pour la société, il en ressort que l’intéressé a commis l’acte de sabotage ayant entraîné le blocage de la ligne. Ce visionnage des images a été considéré comme l’élément de preuve déterminant des faits qui ont permis à l’employeur de conclure à la gravité de ceux-ci et à la ruine de la relation de confiance.

La position du tribunal

Le tribunal du travail a rendu un premier jugement en date du 19 décembre 2016, ordonnant un dépôt de pièces en vue d’une réouverture des débats.

Dans le jugement du 13 mars 2017, il examine, ainsi, successivement le respect des éléments de preuve avancés par la société au regard des exigences contenues dans la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée (modifiée par la loi du 11 décembre 1998, qui a transposé la Directive 95/46/CE du 24 octobre 1995 du Parlement et du Conseil), ainsi que dans la C.C.T. n° 68 du C.N.T. relative à la surveillance des travailleurs par caméra.

Sur le premier point, il rappelle qu’en vertu de l’article 2 (nouveau) de la loi, la simple captation de données visuelles par caméra constitue un traitement de données qui entre dans le champ d’application de celle-ci. Il faut, avant la mise en œuvre d’un traitement de données, que le responsable du traitement en fasse une déclaration préalable et circonstanciée à la Commission de la protection de la vie privée (le tribunal souligne).

Le tribunal reprend toutes les mentions qui doivent figurer dans celle-ci ainsi que la procédure. Si ces exigences ne sont pas respectées (en ce compris celle de faire la déclaration préalable et préventive complète), des peines d’amende sont prévues. Il s’agit de dispositions d’ordre public. En l’occurrence, les conditions requises ne sont pas remplies et les prises de vue des caméras sont illégales au regard des dispositions examinées.

En ce qui concerne la C.C.T. n° 68, le tribunal rappelle que celle-ci introduit un deuxième groupe de règles, étant un dispositif de protection de la vie privée complémentaire à la loi du 8 décembre 1992. Celui-ci vise des garanties spécifiques en cas de recours à la surveillance par caméra sur le lieu du travail. Doivent être respectés les principes de finalité et de proportionnalité, ainsi que l’obligation d’information. L’ensemble de ces critères sont repris aux articles 3, 6, § 3, et 9, §§ 1er et 4, de la C.C.T., dispositions toutes reprises dans le jugement. Le tribunal y ajoute que, depuis le 1er juillet 2015, l’employeur qui, en contravention avec la loi du 5 décembre 1968 sur les conventions collectives de travail, commet une infraction à une telle C.C.T. rendue obligatoire, est puni d’une sanction de niveau 1, sauf si l’infraction était déjà sanctionnée par un autre article du Code pénal social.

Le tribunal examine dès lors l’ensemble des éléments de fait, étant divers comptes rendus du C.P.P.T. et du C.E., dont il conclut qu’il n’est pas en mesure de vérifier si l’information exigée quant au nombre de caméras installées, ainsi que l’emplacement précis de celles-ci, a été donnée. Il relève en outre que la société entend produire des prises de vue qui contrôlent le processus de production portant sur les travailleurs en continu, ce qui est contraire à l’article 6, § 3, de la C.C.T. (selon lequel la surveillance par caméra ne peut être que temporaire en cas de contrôle du processus de production qui porte sur les travailleurs ou sur le contrôle du travail du travailleur).

Ces prises sont dès lors irrégulières et les enregistrements écartés.

La société se réfère par ailleurs aux arrêts MANON (Cass., 2 mars 2005, n° P.04.1644.F) et ONEm (Cass., 10 mars 2008, n° S.07.0073.N), qui ont admis que des preuves de vol ou de répression de travail au noir recueillies par des caméras sans que les travailleurs en aient été préalablement informés étaient recevables pour autant que l’irrégularité commise ne compromette pas le droit au procès équitable ni n’entache la fiabilité de la preuve et ne méconnaisse pas une formalité prescrite à peine de nullité. La Cour de cassation a rappelé que ces trois conditions sont cumulatives.

Le tribunal relève cependant qu’il ne s’agit pas, dans le cas présent, de prouver un acte délictuel (vol ou perception frauduleuse d’allocations de chômage vu l’exécution d’un travail au noir), mais d’un acte d’obstruction au bon déroulement de la chaîne d’expédition, qui aurait causé un arrêt temporaire du travail. Une telle situation n’est pas susceptible d’entraîner une incrimination pénale et la jurisprudence en cause ne doit pas trouver application.

Le tribunal conclut encore sur le caractère sensible du traitement de ces données et rappelle qu’il est compris dans le noyau dur de notre ordre public, l’intérêt protégé étant le respect du droit à la vie privée, droit fondamental, le jugement citant encore l’article 8.2 de la C.E.D.H.

Intérêt de la décision

La surveillance par caméra sur les lieux du travail fait, comme le rappelle le Tribunal du travail de Liège, l’objet de mesures de protection tant dans la loi sur la vie privée que dans la C.C.T. n° 68.

Ayant conclu à l’irrégularité de la preuve constituée, le tribunal s’inscrit par ailleurs dans la ligne de la jurisprudence qui considère qu’il faut distinguer, en cas de preuve irrégulière, les situations susceptibles d’entraîner une incrimination pénale, telles que rencontrées dans les arrêts MANON et ONEm d’une part, et dans les relations de travail de l’autre, s’agissant ici de dire si, oui ou non, existe un motif grave de licenciement. Il rappelle encore l’arrêt de la Cour du travail de Liège du 6 février 2015 (C. trav. Liège, 6 février 2015, J.T.T., 2015, p. 298), qui a également jugé que cette distinction doit être faite, étant de considérer que la jurisprudence de la Cour de cassation doit être cantonnée au contentieux pénal et aux litiges du droit de la sécurité sociale dans lesquels sont constatées des infractions pénales ou des infractions aux obligations réglementaires (déclaration de revenus ou d’activités) réprimées par des sanctions d’exclusion de prestations sociales revêtant un caractère de nature pénale au sens de la Cr.E.D.H.

L’on peut encore renvoyer sur la question à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 7 février 2013 (R.G. 2012/AB/1.115), qui a conclu dans le même sens.


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