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Prestations aux personnes handicapées : le mariage peut-il nécessairement donner lieu à une révision d’office ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Dinant), 6 mars 2017, R.G. 15/1.022/A

Mis en ligne le mardi 28 novembre 2017


Tribunal du travail de Liège, division Dinant, 6 mars 2017, R.G. 15/1.022/A

Terra Laboris

Dans un jugement particulièrement motivé du 27 juin 2017, le Tribunal du travail de Liège (div. Dinant) suit la position de la doctrine selon laquelle en cas de situation de ménage et de revenus inchangée, le fait du mariage ne peut donner lieu à une révision d’office, les demandeurs qui forment un ménage étant traités différemment du seul fait de ce mariage par rapport à la situation totalement comparable d’un autre ménage comparable.

Les faits

Le tribunal du travail est saisi d’un recours contre quatre décisions prises par le Service Public Fédéral Sécurité sociale, Direction générale des personnes handicapées. Elles concernent deux bénéficiaires d’allocations vivant ensemble. Précédemment, en 2013, les deux intéressés s’étaient vu octroyer une allocation d’intégration.

Les deux premières sont des révisions d’office avec effet au 1er octobre 2014, le couple s’étant marié en septembre. Elles refusent à l’homme l’allocation d’intégration au motif que ses revenus font obstacle à tout octroi (sans prendre position sur l’allocation de remplacement de revenus) ; celle notifiée à sa compagne refuse les deux allocations pour le même motif.

Les deux autres décisions, prises quelques mois plus tard visent de même les deux membres du couple : celle visant l’homme rejette son droit à l’A.R.R. au motif de la condition de revenus et l’allocation d’intégration également. Celle visant la femme a le même contenu. Ces deux dernières décisions ont été prises vu une nouvelle demande d’allocation introduite après les deux premières décisions de l’administration.

Les décisions du tribunal

Le tribunal a rendu deux jugements, étant d’une part une première décision du 6 juin 2016 ainsi que celle du 6 mars 2017.

Le jugement du 6 juin 2016

Les intéressés avaient fait valoir qu’ils cohabitaient depuis longtemps avec des revenus professionnels constants et que leurs besoins spécifiques (les deux intéressés étant sourds et muets) étaient importants.

Le tribunal a d’abord posé la question de savoir si la révision d’office à laquelle il a été procédé par l’administration au motif du mariage des deux personnes est justifiée ou si elle engendre une discrimination.

Une deuxième question porte sur le point de savoir si une révision d’office se justifie sur la base d’un autre motif, dont les revenus au 1er janvier 2015 (sur la base de l’article 23, § 1ierbis, 2) de l’arrêté royal du 22 mai 2003) pour ce qui est de la femme ou au 1er janvier 2016 (le tribunal constatant que les revenus de 2015 n’étaient effectivement pas produits).

Il se livre dans cette première décision à un long rappel des principes soulignant que sont dans la matière non seulement pris en compte les critères médicaux (qui ne sont pas contestés) mais également les revenus de la personne.

Par revenus, il s’agit non seulement de la personne handicapée elle-même mais également ceux de la personne avec qui elle forme un ménage. Le tribunal rappelle encore le mode de fixation de l’allocation d’intégration, tout en soulignant que d’autres possibilités d’aide sociale existent dans la réglementation (dont le CPAS et l’AVIQ).

Quant à la révision, la réglementation dispose que celle-ci intervient d’office, en vertu de l’article 23, §1er bis, 3° de l’arrêté royal, cinq ans après la date d’effet de la dernière décision d’octroi. Ceci explique la décision d’août 2013, de telle sorte que plus aucune nouvelle révision de ce type ne devrait intervenir avant 2018.

Cependant il peut être procédé à une révision d’office s’il y a modification de l’état civil ou de la composition de famille qui a une influence sur le droit aux allocations. Celle-ci produit ses effets le premier jour du mois qui suit celui au cours duquel le bénéficiaire s’est trouvé dans la situation à l’origine de cette modification.

En l’espèce, il y a eu mariage et le tribunal s’est dès lors posé la question de la discrimination, relevant pour l’A.R.R. (catégorie C) que, si le mariage constitue une modification de l’état civil, il ne modifie pas en l’espèce la composition de ménage et n’a pas d’influence sur la catégorie retenue (étant la même cohabitation de fait et avec la prise en compte des revenus du même cohabitant). Pour ce qui est de l’allocation d’intégration, il pose la question de savoir si ce droit est influencé non par le changement d’état civil mais par l’année de revenus prise en compte.

Il pourrait ainsi y avoir une discrimination dès lors que deux couples qui se trouvent dans la même situation de fait de composition de famille et de revenus seraient traités différemment du seul fait du mariage.

Par ailleurs, une deuxième question se pose, étant la rétroactivité de la décision d’office. Une discrimination pouvant être induite entre les différentes catégories de personnes faisant l’objet d’une révision (avec ou sans effet rétroactif), la question a été posée par la Cour du travail de Bruxelles dans un arrêt du 2 novembre 2015, dont le tribunal reprend de larges extraits. N’étant pas soumis à une obligation de signaler leur mariage, les intéressés peuvent-ils être pénalisés par l’effet rétroactif de la révision, au contraire d’autres situations comparables (modification de la composition de ménage ou données issues du Registre national) ?

Le tribunal examine également les revenus des années en cause, constatant qu’il n’est en possession de ceux-ci que pour les années 2012 à 2014. Il demande la production des revenus 2015 constatant, cependant, d’ores et déjà que les décisions prises (les deux dernières) suite à la demande introduite doivent se fonder sur les revenus de l’année 2013 et que ceux-ci font obstacle à l’octroi des deux allocations.

Le jugement du 6 mars 2017

Le tribunal examine essentiellement la question de la révision d’office au 1er octobre 2014 au motif du mariage, posant la question de savoir si celle-ci est justifiée au regard de l’article 23, § 1er, 3° de l’arrêté royal et dans l’affirmative si elle n’induit pas une discrimination.

L’administration signalant qu’elle procède automatiquement à la révision d’office dans de telles situations, sur la base des informations reçues du Registre national, et ce avec effet rétroactif, elle considère sa position conforme à la volonté du législateur. Dans la foulée, ellel signale avoir introduit un pourvoi contre l’arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 2 novembre 2015.

Le tribunal examine dès lors les dispositions pertinentes, constatant cependant qu’il ne trouve pas la confirmation de la position du SPF.

L’article 23, § 1er, 2° de l’arrêté royal vise l’hypothèse où une modification de la composition de ménage a une influence sur la catégorie visée à l’article 6, § 1er de la loi. La prise de cours de la nouvelle décision est le premier jour du mois suivant celui au cours duquel la modification de la composition de ménage est intervenue.

Il s’agit de la mouture initiale du texte, en vigueur le 1er juillet 2003.

Une modification a été introduite par l’arrêté royal du 13 septembre 2004, étant que la révision d’office intervient lorsque le bénéficiaire se trouve dans une situation où soit (i) son état civil a été modifié soit (ii) c’est la composition de famille qui l’a été, celle-ci ayant une incidence sur le droit aux allocations.

La nouvelle décision produit ses effets le premier jour qui suit celui au cours duquel la modification est intervenue. Le tribunal constate que cette version est proche de la version initiale de l’arrêté royal du 6 juillet 1987 (article 21) – texte modifié avec effet au 1er février 1999. Il s’agissait d’une modification de nature à entraîner la suppression, la diminution ou le non-paiement de la déclaration.

Le tribunal renvoie à un arrêt de la Cour du travail de Liège (section Namur) du 21 mars 2000 (R.G. n° 6399) qui avait, dans le cadre de ce texte, considéré qu’une modification d’état civil – en l’occurrence la transcription d’un divorce – n’entraînait pas de changement de catégorie lorsqu’elle survenait plus d’un an après la séparation de fait - la situation de fait ayant déjà été prise en compte en tant que telle - et qu’elle n’était pas de nature à diminuer l’octroi, ceci ne permettant pas d’entamer une révision d’office.

Renvoyant à la doctrine autorisée sur la question (M. DUMONT et N. MALMENDIER, « Les personnes handicapées », EPDS, 2015, Kluwer, p. 294), le tribunal conclut qu’il s’agit de ne prendre en compte la modification que si elle a une influence sur le droit. C’est la seule lecture possible du texte qui ne soit pas discriminatoire.

Les intéressés étant mariés depuis septembre 2014 mais cohabitants (fait constant) depuis 2008, les décisions prises dans le cadre d’une révision d’office avec effet au 1er octobre 2014 au motif du mariage (modification de l’état civil) ne sont pas justifiées, puisque ceci ne modifie pas la composition de ménage et n’a donc pas d’influence sur la catégorie. Les deux décisions retirant le droit à l’allocation d’intégration à la date du 1er octobre 2014 doivent dès lors être annulées. L’examen de la prise de cours (avec effet rétroactif ou non) ne sera dès lors pas fait.

Intérêt de la décision

Ce très intéressant jugement du Tribunal du travail de Liège (div. Dinant) fait une interprétation du texte conforme à la position doctrinale : une décision de révision d’office ne peut intervenir s’il n’y a pas d’influence sur le droit. Ceci est en effet discriminatoire dès lors que les demandeurs, qui forment un ménage, sont traités différemment du seul fait de leur mariage par rapport à la situation totalement comparable d’un autre ménage dans une situation de fait identique au niveau de la composition de la famille et des revenus.

Le tribunal reprend expressément la solution que le critère n’est pertinent, comme pour la modification de la composition de famille, que s’il a une incidence sur le droit aux allocations, le but poursuivi par le texte étant de tenir compte d’une situation concrète et réelle pour déterminer une catégorie et prendre en compte les revenus de la personne concernée (et de celle avec qui elle forme un ménage).


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