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Allocations d’insertion : obligation de respecter le standstill

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 21 septembre 2017, R.G. 15/1.475/A

Mis en ligne le vendredi 30 mars 2018


Tribunal du travail de Liège, division Namur, 21 septembre 2017, R.G. 15/1.475/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 21 septembre 2017, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) examine à l’aune des articles 23 et 159 de la Constitution, ainsi que des engagements pris par l’Etat belge dans le cadre de la Charte sociale européenne, les effets de l’arrêté royal du 30 décembre 2014, qui a modifié notamment l’article 36 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage, qui ramené à 25 ans l’âge limite permettant de bénéficier des allocations d’insertion : pour le tribunal, il y a atteinte à la protection sociale et la nouvelle disposition ne peut être appliquée.

Les faits

Un étudiant termine ses études secondaires supérieures en 2010. Il s’inscrit dans une haute école, où il réussit la première année (bachelier) et, après avoir bissé, décide d’arrêter ses études en 2013. Il s’inscrit alors comme demandeur d’emploi. Il va travailler, à partir du printemps 2014, dans des emplois précaires (intérims, petits contrats à durée déterminée).

Lorsqu’il s’inscrit comme demandeur d’emploi, le régime réglementaire qui lui est applicable est l’article 36 de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, qui fixe (article 36, alinéa 1er, 5°) à 30 ans la limite d’âge pour introduire une demande d’allocations d’insertion. La réglementation lui permettrait ainsi d’atteindre cette limite le 28 novembre 2019, étant la date-anniversaire de ses 30 ans.

Il est parallèlement soumis à la procédure d’évaluation, qui exige qu’il y ait deux évaluations positives (successives ou non) de son comportement de recherche d’emploi. Il est convoqué à deux reprises, mais ne se présente pas. Une décision est dès lors prise, l’ONEm précisant que son absence est assimilée à une évaluation négative. Il lui est également annoncé qu’il sera reconvoqué.

L’évaluation est alors positive, l’intéressé fournissant des efforts suffisants pour s’insérer sur le marché du travail.

Il est encore reconvoqué, en 2015, convocation qui ne fait pas état des nouvelles dispositions introduites par l’arrêté royal du 30 décembre 2014 (entré en vigueur le 1er janvier 2015).

Il est alors considéré par l’ONEm, dans une décision du 22 janvier, que, vu les deux évaluations positives, il peut être admis au bénéfice des allocations d’insertion. L’intéressé demande dès lors celles-ci. L’âge limite ayant entre-temps été ramené à 25 ans, l’ONEm rejette sa demande par décision administrative du 18 mai 2015.

Un recours est introduit par l’intéressé, qui considère qu’il y a atteinte à ses droits.

L’avis de l’auditeur du travail

Pour l’auditorat du travail, la décision dont recours est prima facie conforme au prescrit réglementaire. L’auditeur du travail ayant rappelé les principes relatifs à l’application du standstill en matière sociale, il conclut que le demandeur est cependant victime d’une régression sociale évidente. La modification introduite a en effet pour conséquence que des jeunes travailleurs qui ne justifient que de brèves périodes d’occupation à l’âge de 25 ans, tels que l’intéressé, ou qui ont fait le choix d’études « plus longues », se voient privés de la possibilité d’obtenir les allocations d’insertion. Reprenant les statistiques gouvernementales, un chiffre de plus de 5200 jeunes est avancé qui se verraient chaque année refuser le bénéfice de ces allocations du fait de la modification de la condition d’âge. Ces jeunes travailleurs n’ont d’autre choix que de se tourner vers la solidarité familiale ou le CPAS afin de pallier l’absence de revenus découlant du défaut d’activité professionnelle ou de protection légale.

L’auditeur du travail poursuit en rappelant qu’ont déjà été considérés comme entraînant un recul significatif du niveau de protection sociale la suppression pure et simple d’une certain nombre de possibilités d’intervention en faveur de la mobilité des personnes handicapées, l’exclusion de l’accessibilité à l’aide sociale d’une catégorie d’étrangers séjournant légalement sur le territoire alors que, précédemment, elles en bénéficiaient, ainsi que le fait de priver un certain nombre de personnes âgées du droit à la GRAPA au motif qu’elles ne remplissent pas une condition de résidence de 10 ans.

Il en est de même en l’espèce, l’auditeur renvoyant, dans son analyse du Rapport au Roi, à l’absence de justification a priori et aux justifications proposées a posteriori (ces dernières étant d’ordre essentiellement budgétaire).

En ce qui concerne le caractère nécessaire et proportionné de la mesure au regard des objectifs poursuivis, la conclusion est, pour l’auditeur, également négative, les conséquences engendrées étant disproportionnées.

Il y a dès lors violation du principe de non-régression et le recours doit être déclaré fondé.

La décision du tribunal

Le tribunal rend un jugement de principe. Il rappelle en premier lieu les articles 23 et 159 de la Constitution, ainsi que la réglementation avant et après le 1er janvier 2015. L’article 36 prévoyait initialement, comme condition d’âge limite, l’âge de 30 ans, âge ramené à 25 ans à partir du 1er janvier 2015 vu l’introduction de nouvelles dispositions par l’arrêté royal du 30 décembre 2014. Il rappelle avoir rendu un premier jugement le 16 février 2017, demandant aux parties, et particulièrement à l’ONEm, de s’expliquer sur le respect du principe du standstill ainsi que sur celui de la Charte de l’assuré social.

Après avoir repris brièvement la position des parties, le tribunal fait siens les développements faits par l’auditeur du travail et renvoie également à la Charte sociale européenne, dont l’Etat belge est signataire. En ce qui concerne le droit à la sécurité sociale, l’Etat s’est engagé à maintenir le régime de sécurité sociale à un niveau satisfaisant au moins égal à celui nécessaire pour la ratification du Code européen de sécurité sociale.

Le tribunal relève qu’en l’occurrence, l’arrêté royal du 30 décembre 2014 ne contient pas de dispositions transitoires, ceci n’ayant même pas été envisagé par l’exécutif gouvernemental alors que c’était conseillé par le comité de gestion de l’ONEm. Le tribunal relève encore qu’en l’espèce, l’intéressé avait 25 ans le 28 novembre 2014, soit un mois avant l’entrée en vigueur du nouvel article 36 de l’arrêté royal et que, du jour au lendemain, ce droit lui a été retiré. Ceci est contraire au principe de non-régression tiré de l’article 23 de la Constitution, qui consacre le droit de chacun de mener une vie conforme à la dignité humaine et à la sécurité sociale (obligation de « standstill »).

Le tribunal répond encore aux arguments de l’ONEm, essentiellement d’ordre budgétaire, et reprend le constat de l’auditeur en ce qui concerne les conséquences disproportionnées de la mesure, celles-ci étant même contraires aux objectifs affichés en ce qu’elles excluent une frange de la population (5200 jeunes par an) constituée essentiellement de jeunes ayant poursuivi des études spécialisées, de la protection offerte par la réglementation chômage sous la forme d’allocations d’insertion. La régression sociale étant injustifiée et évidente, la disposition nouvelle est écartée et le tribunal ordonne l’application de l’article 36 de l’arrêté royal en vigueur avant la modification du texte.

Le recours est dès lors fondé.

Intérêt de la décision

Dans ce beau jugement, le Tribunal du travail de Liège reprend les principes en matière de protection sociale en droit interne et en droit international, principes qui ne permettent pas au législateur de régresser.

En l’espèce, le cas est exemplaire, puisqu’il s’agit d’un jeune travailleur ayant, après ses études secondaires supérieures, entamé un baccalauréat (qui ne sera pas poursuivi) dans une haute école, pour des études spécialisées (agronomie).

Les mesures prises abruptement fin 2014 et entrant en vigueur le 1er janvier 2015 ont écarté ce jeune demandeur d’emploi du bénéfice d’allocations dans le cadre du secteur chômage, le renvoyant – ainsi que plus de 5200 jeunes dans la même situation – soit à la solidarité familiale, soit au CPAS (si, pour ce secteur, la condition de revenus est en outre remplie, s’agissant d’un régime subsidiaire …).

Les effets d’une telle mesure ne sont pas admissibles eu égard aux dispositions constitutionnelles qui protègent le droit pour toute personne de mener une vie conforme à la dignité humaine, le tribunal rappelant encore que le droit à la sécurité sociale fait partie de celui-ci.


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