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Modification de la notion de « membres du ménage » et droit à la GRAPA

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 8 mars 2018, R.G. 2016/AB/908

Mis en ligne le vendredi 31 août 2018


Cour du travail de Bruxelles, 8 mars 2018, R.G. 2016/AB/908

Terra Laboris

Dans un arrêt du 8 mars 2018, la Cour du travail de Bruxelles, statuant en matière de GRAPA, rappelle, d’une part, la jurisprudence de la Cour de Justice de l’Union européenne dans son arrêt MESBAH et, d’autre part, les conditions requises pour qu’il y ait des faits nouveaux (au sens de l’article 9 de la loi du 8 décembre 2013) permettant de revenir sur le droit à la GRAPA octroyé avant que n’entre en vigueur la modification légale.

Les faits

Deux citoyens de nationalité marocaine viennent s’installer en Belgique rejoindre leur fils, qui a la nationalité belge depuis dix ans et a conservé sa nationalité d’origine également. Celui-ci est un travailleur au sens de la législation relative à la sécurité sociale belge.

Le père introduit une demande de GRAPA et celle-ci lui est octroyée par décision du Service fédéral des Pensions. Cinq ans plus tard, son épouse quitte le ménage (ménage de son fils). Cinq mois après ce départ, le SPF informe l’intéressé d’un trop perçu et annonce la suspension du paiement de la GRAPA à titre conservatoire. Le motif est que la garantie de revenus a pu être perçue parce qu’il partageait sa résidence principale avec son fils, membre de sa famille, de nationalité marocaine, et tombant sous l’application du Règlement n° 883/2004. Or, depuis la modification de l’article 2 de la loi du 22 mars 2001 instituant la garantie de revenus aux personnes âgées par l’article 2 de la loi du 8 décembre 2013 modifiant la précédente, la notion de « membres de la famille », dans le cadre de l’Accord euro-méditerranéen, a été limitée au conjoint non séparé de fait ou de corps et au conjoint non divorcé. Le SPF considère dès lors qu’en vertu de cette disposition (§ 6), les membres de la famille se limitent désormais à cette catégorie.

Une décision de révision est prise avec cette motivation et un indu (non détaillé dans l’arrêt) est réclamé. Une deuxième décision de refus de la GRAPA est prise à partir du 1er novembre 2014, étant le 1er du mois qui a suivi le départ de l’épouse. Cette seconde décision reprend les conditions de nationalité requises et conclut que l’intéressé n’apporte pas la preuve de l’appartenance à une des catégories visées, ce qui justifie le refus du revenu garanti.

Celui-ci introduit deux procédures devant le tribunal du travail, contre les deux décisions prises, et le SPF forme une demande reconventionnelle portant sur un indu de l’ordre de 1.375 euros.

Dans son jugement, le tribunal du travail fait partiellement droit au recours, étant qu’il déboute le SPF de sa demande de remboursement d’indu mais confirme la décision de refus de la GRAPA à partir du 1er novembre 2014.

Appel est interjeté par l’intéressé.

Position des parties devant la cour

L’appelant sollicite la mise à néant des décisions en cause et demande condamnation aux sommes correspondant aux montants non réglés ou retenus du chef de celles-ci.

Il considère, en effet, qu’il satisfait à l’article 4, alinéa 1er, de la loi du 22 mars 2001, qui fixe les catégories de bénéficiaires et vise notamment (5°) les ressortissants d’un pays avec lequel la Belgique a conclu une convention de réciprocité en la matière ou a reconnu l’existence d’une réciprocité de fait. Il estime remplir ces conditions, vu les termes de l’Accord euro-méditerranéen du 26 février 1996 conclu entre la Communauté économique européenne et le Royaume du Maroc, qui constitue une telle convention. Il a par ailleurs la nationalité marocaine, de même que son fils, avec qui il réside en Belgique.

Le SPF développe pour sa part une argumentation sur la question de la réciprocité visée dans l’Accord euro-méditerranéen de coopération du 26 février 1996. Au moment de la demande, la GRAPA lui a été accordée sur cette base (ressortissant marocain âgé de plus de 65 ans et résidant effectivement avec l’un de ses enfants, travailleur marocain). L’article 65, § 1er, de cet accord vise en effet la situation des travailleurs marocains et des membres de leur famille résidant avec eux. Il ne peut, pour ceux-ci, y avoir dans le domaine de la sécurité sociale de discrimination fondée sur la nationalité par rapport aux ressortissants des Etats membres où ils sont occupés.

La question est cependant que la notion de « membres de la famille » n’est pas définie. Il rappelle que la Cour du travail de Bruxelles avait, en conséquence, interrogé précédemment la Cour de Justice de l’Union européenne, qui a rendu son arrêt MESBAH le 11 novembre 1999 : il faut entendre par là les ascendants du travailleur et de son conjoint qui résident avec lui dans l’Etat membre d’accueil. Dans cet arrêt, il est renvoyé par la Cour au juge national pour la détermination de la nationalité qu’il y a lieu de prendre en considération lorsque le travailleur marocain est devenu belge et a conservé sa nationalité d’origine.

Le SPF renvoie ensuite au Règlement CE n° 883/2004 du 29 avril 2004 sur la coordination des systèmes de sécurité sociale. Celui-ci donne la définition des membres de la famille comme étant toute personne définie ou admise comme membre de la famille ou désignée comme membre du ménage par la législation au titre de laquelle les prestations sont servies et, si la législation d’un Etat membre ne permet pas de distinguer les membres de la famille des autres personnes auxquelles elle est applicable, le conjoint, les enfants mineurs et les enfants majeurs à charge. Il fait également valoir que la limitation intervenue par la loi du 8 décembre 2013 ne prend plus en considération que le conjoint (non séparé de fait ou de corps ou non divorcé). Pour le SPF, les personnes qui avaient déjà fait l’objet d’une décision en la matière avant le 1er janvier 2014 conservent le montant qui leur a été attribué jusqu’au moment où intervient une décision de révision prise suite à des faits nouveaux. L’on se trouve ici en présence d’un tel fait nouveau, étant le départ de l’épouse. Même si ses ressources sont inexistantes, elles entrent en ligne de compte pour déterminer les droits à la GRAPA. La révision est dès lors autorisée.

La décision de la cour

La cour rejette l’argumentation du SPF. Elle considère en substance que l’intéressé tirait son droit à la GRAPA du fait qu’il faisait partie du ménage de son fils (travailleur assujetti et de nationalité marocaine) et non dans sa cohabitation avec son épouse. Pour la cour, la nouvelle définition des membres de la famille introduite par la loi du 8 décembre 2013 est sans pertinence en l’espèce. Le départ de l’épouse est étranger au droit de l’intéressé, et la cour précise que le départ de celle-ci n’affectait pas le droit de son époux, ni dans son principe ni dans les montants. Il n’y a dès lors pas un « fait nouveau » autorisant la révision de la décision initiale. L’appelant devait donc conserver la GRAPA au-delà du 1er novembre 2014.

La souligne par ailleurs que la bipatridie du fils n’impacte en rien ce raisonnement, vu que le juge doit statuer sur les effets du maintien de la nationalité marocaine nonobstant l’acquisition par le travailleur de la nationalité belge. La cour renvoie ici à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 4 mars 2002 (C. trav. Bruxelles, 4 mars 2002, R.G. 35.276, qui renvoie lui-même à l’arrêt MESBAH). Il faut dès lors retenir la nationalité étrangère du ressortissant belge bipatride. Il s’agit du critère de la « nationalité fonctionnelle ».

En conséquence, l’appel est fondé, la cour limitant cependant la demande de condamnation provisionnelle à 1 euro, dans l’attente du décompte des sommes que doit dresser le SPF.

Intérêt de la décision

La GRAPA est, au sens des règlements de coordination européens, une prestation spéciale à caractère non contributif. Son bénéfice a été étendu à d’autres catégories d’étrangers que les ressortissants de l’Union européenne, à la condition cependant qu’existe une obligation internationale de réciprocité.

L’on peut renvoyer sur la question à l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 10 juin 2010 (C. const., 10 juin 2010, n° 69/2010), qui a lui-même renvoyé à l’arrêt de la Cour européenne du 16 mars 2010 (Cr.E.D.H., 16 mars 2010, CARSON et autres c/ ROYAUME-UNI, Req. n° 42.184/05). La cour constitutionnelle a par ailleurs exigé, pour l’extension progressive des catégories de bénéficiaires, qu’il y ait des considérations très fortes justifiant un lien suffisant avec la Belgique.

En l’espèce, la particularité de l’affaire tranchée par la cour du travail était l’admission à la GRAPA en vertu de l’Accord euro-méditerranéen avant la modification intervenue quant à la notion de « membres de la famille » par la loi du 8 décembre 2013. La cour a considéré en l’espèce que le droit devait être maintenu, d’une part parce qu’il y avait une décision intervenue et prenant effet avant le 1er janvier 2014 et, d’autre part, parce qu’il n’y avait pas en l’espèce de motif à révision. La loi précise que cette révision doit intervenir suite à des faits nouveaux. La cour a fait une stricte application de cette condition de validité de la révision, considérant que le départ de l’épouse (dont la présence était « neutre » en ce qui concerne le droit à la GRAPA) ne pouvait constituer un motif de revoir la décision initiale.


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