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Libre circulation et calcul de la pension de retraite

Commentaire de C.J.U.E., 28 juin 2018, Aff. n° C-2/17 (INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL (INSS) c/ CRESPO REY)

Mis en ligne le lundi 29 octobre 2018


Cour de Justice de l’Union européenne, 28 juin 2018, Aff. n° C-2/17 (INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL (INSS) c/ CRESPO REY)

Terra Laboris

Dans un arrêt du 28 juin 2018, la Cour de Justice de l’Union européenne reprend les principes du Règlement n° 883/2004 de coordination, à l’occasion d’une affaire espagnole, dans laquelle elle constate un préjudice découlant de l’application de la législation nationale en matière de pension de retraite d’un travailleur ayant fait une partie de sa carrière en Suisse.

Les faits

Un citoyen espagnol a cotisé à la sécurité sociale pendant sa carrière professionnelle pour plusieurs périodes entre 1965 et 1980. Les cotisations ont été calculées sur une base supérieure au minimum fixé par le régime général de la sécurité sociale nationale. Il s’installe ensuite en Suisse. Il cotise dans ce pays entre 1984 et 2007.

A compter de cette date, et ce jusqu’en janvier 2014, il verse en Espagne par convention spéciale des cotisations de sécurité sociale sur la base minimale du régime.

Il perçoit une pension de retraite en Espagne en 2014.

Celle-ci tient compte, en l’occurrence, des cotisations versées pendant les 192 mois précédant le départ à la retraite, soit entre 1998 et 2013. La période de décembre 2007 à décembre 2013, couverte par la convention spéciale, est assimilée à une période accomplie en Espagne. L’institution espagnole prend dès lors comme base de calcul de la pension les cotisations versées dans le cadre de celle-ci. Pour la période « suisse », l’INSS prend la base de cotisations du mois de décembre 2007, étant celle sur laquelle a été calculée la première cotisation minimale versée dans le cadre de la convention.

Un recours est introduit devant le Juzgado de lo Social n° 1 de La Coruňa. Suite à la décision de cette juridiction, qui lui est défavorable, l’INSS fait appel devant le Tribunal Superior de Justicia de Galicia (Cour supérieure de Justice de Galice). Cette juridiction interroge la Cour de Justice.

En effet, elle se demande si cette situation est compatible avec l’article 45, § 1er, TFUE. Le droit interne oblige le travailleur migrant à cotiser sur la base d’une cotisation minimale sans possibilité de choisir une autre base et, par ailleurs, l’institution nationale assimile la période durant laquelle la convention s’applique à une période accomplie en Espagne. Il en résulte que, lors du calcul du montant théorique de la pension de retraite, seules sont prises en compte ces cotisations minimales versées dans le cadre de la convention. Or, avant d’exercer son droit à la libre circulation, le travailleur avait cotisé en Espagne sur des bases supérieures.

Les questions

Les questions portent sur l’annexe XII, rubrique « Espagne », du Règlement n° 883/2004. La première question est de savoir si les bases de cotisations qui résultent de l’application du droit espagnol (qui prévoit dans cette hypothèse une seule possibilité, étant de souscrire une convention de maintien des cotisations fondées sur la base de cotisations minimales alors que, s’il avait été un travailleur sédentaire, une base supérieure aurait pu être retenue) sont exclues de l’expression « la base de cotisations en Espagne la plus proche dans le temps » figurant à ladite annexe et sur laquelle s’est basée l’institution espagnole.

Ensuite, en cas de réponse affirmative, la juridiction demande si la prise en compte de ces dernières cotisations réelles versées et dûment actualisées (avec la mise entre parenthèses de la période couverte par la convention de maintien des cotisations comme période neutre) constitue un remède adéquat pour réparer le préjudice causé.

La réponse de la Cour

Sur le fond, la Cour soulève l’obligation de reformuler les questions qui lui sont soumises, chose à laquelle elle procède régulièrement dans sa jurisprudence, dans la mesure où elle a pour mission d’interpréter toutes les dispositions du droit de l’Union dont les juridictions nationales ont besoin pour statuer sur les litiges qui leur sont soumis, et ce même si lesdites dispositions ne sont pas indiquées expressément dans les questions qui lui sont adressées.

En l’espèce, la question porte sur l’interprétation de l’annexe XII, rubrique « Espagne », point 2, du Règlement. Ceci ne fait pas obstacle à ce que la Cour fournisse tous les éléments d’interprétation du droit de l’Union utiles, dans la mesure où elle peut puiser dans la motivation de la décision de renvoi les éléments du droit de l’Union qui appellent une interprétation compte tenu de l’objet du litige.

En l’occurrence, il faut savoir si la réglementation nationale est compatible avec l’article 45, TFUE, dans la mesure où elle oblige le travailleur migrant qui souscrit une convention spéciale auprès de la sécurité sociale espagnole à cotiser sur le fondement d’une cotisation minimale, de telle sorte que, lors du calcul du montant théorique de sa pension de retraite, conformément à l’annexe XII en cause, l’on assimilera la période couverte par la convention à une période accomplie en Espagne, sans prendre en considération les cotisations plus élevées versées précédemment. Il s’agit d’un travailleur migrant ressortissant d’un Etat membre qui a travaillé et cotisé pendant une certaine période en Suisse. Pour la Cour, la juridiction de renvoi cherche ainsi à savoir si l’Accord sur la libre circulation des personnes doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à une telle réglementation.

Reprenant sa jurisprudence habituelle, la Cour souligne dans sa réponse que, en l’absence d’harmonisation au niveau de l’Union, chaque Etat doit déterminer les conditions qui donnent droit à des prestations de sécurité sociale et, dans cet exercice, il doit respecter le droit de l’Union et en particulier les dispositions du Traité FUE relatives à la liberté reconnue à tout citoyen de circuler et de séjourner sur le territoire des Etats membres. Ceci vaut également dans le cadre de l’Accord sur la libre circulation des personnes, qui s’applique aux ressortissants de l’Union et à ceux de la Confédération suisse. Les notions doivent être interprétées conformément à la jurisprudence habituelle de la Cour. Il s’agit dès lors d’accorder à ces ressortissants entre autres un droit d’entrée, de séjour, d’accès à une activité économique salariée, ainsi que les mêmes conditions de vie, d’emploi et de travail que celles dont bénéficient les nationaux (la Cour reprenant ici son arrêt RADGEN du 21 septembre 2016, Aff. n° C-478/15, RADGEN P. & RADGEN L. c/ FINANZAMT ETTLINGEN).

En l’occurrence, l’intéressé a fait usage de ce droit, en exerçant une activité salariée en Suisse. Il relève du champ d’application de l’Accord sur la libre circulation des personnes et peut invoquer celui-ci à l’égard de son Etat d’origine. La Cour rappelle que, pour la période litigieuse, l’institution espagnole a appliqué l’annexe XII, rubrique « Espagne », point 2, du Règlement, en recherchant la base de cotisations en Espagne la plus proche dans le temps des périodes de référence. Il s’est agi du mois de décembre 2007, celui-ci étant couvert par la cotisation minimale, et la Cour relève qu’en vertu de la législation interne, le travailleur migrant n’est pas libre de continuer à cotiser sur le fondement de bases supérieures dans le cadre de la convention spéciale, celle-ci prévoyant uniquement comme fondement la base minimale de cotisations fixée par le régime général de la sécurité sociale. Par contre, les travailleurs sédentaires disposent de la faculté de cotiser sur le fondement de bases supérieures à celle-ci. Il y a donc une différence de traitement de nature à défavoriser les travailleurs migrants par rapport aux travailleurs sédentaires. La situation dénoncée ne serait par ailleurs pas la même si, après avoir exercé son droit à la libre circulation, le travailleur avait cotisé uniquement dans un autre Etat membre, sans souscrire de convention spéciale.

La Cour conclut qu’une telle mesure est de nature à défavoriser un tel travailleur par rapport à ceux qui ont accompli l’ensemble de leur carrière dans l’Etat membre concerné.

En ce qui concerne les conséquences à tirer d’une éventuelle incompatibilité avec le droit de l’Union, ceci est de la compétence du juge national, qui doit garantir la pleine efficacité du droit de l’Union et aboutir à une solution conforme à la finalité poursuivie par celui-ci. Si une interprétation conforme n’était pas possible, la juridiction nationale doit appliquer intégralement le droit de l’Union et protéger les droits que celui-ci confère aux particuliers, en laissant au besoin inappliquée une disposition dont l’application aboutirait à un résultat contraire (la Cour rappelant son arrêt PÖPPERL du 13 juillet 2016, Aff. n° C-187/15, PÖPPERL c/ LAND NORDRHEIN-WESTFALEN). Elle ajoute que le régime applicable aux membres du groupe favorisé reste, à défaut d’application correcte du droit de l’Union, le seul système de référence valable. Le juge de renvoi devra déterminer les moyens les plus appropriés pour atteindre l’égalité de traitement entre les travailleurs migrants et les travailleurs sédentaires.

Intérêt de la décision

C’est une nouvelle fois, dans cet arrêt, l’affirmation du droit à la libre circulation et ses conséquences qui sont au cœur du litige.

S’agissant en l’espèce de l’Accord sur la libre circulation des personnes conclu avec la Confédération helvétique (dont la Cour rappelle qu’il garantit les mêmes droits que le Règlement n° 883/2004), un Etat membre ne peut, dans sa réglementation, appliquer des dispositions qui vont défavoriser les travailleurs ayant exercé leur droit à la libre circulation.

Dès lors qu’un travailleur rentre dans le champ d’application personnel et matériel du Règlement, le juge national doit respecter en priorité les finalités de la coordination.

Le droit de l’Union s’oppose au mécanisme légal appliqué, vu que le travailleur a, avant d’exercer son droit à la libre circulation, cotisé dans l’Etat membre sur le fondement de bases supérieures et qu’un travailleur sédentaire n’ayant pas fait usage de son droit et qui souscrirait la même convention dispose de la faculté de cotiser sur des bases plus élevées.

Sur la décision judiciaire elle-même, la Cour rappelle que la juridiction saisie d’un litige doit déterminer quels sont, en droit interne, les moyens les plus appropriés pour atteindre l’égalité de traitement entre travailleurs migrants et travailleurs sédentaires (la Cour citant la possibilité d’octroi des mêmes droits et celle de cotiser rétroactivement sur des bases supérieures).


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