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Sanction d’un manquement aux obligations patronales en matière de santé et d’analyse des risques

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 22 mai 2018, R.G. 2015/AB/918

Mis en ligne le mardi 12 mars 2019


Cour du travail de Bruxelles, 22 mai 2018, R.G. 2015/AB/918

Terra Laboris

Par arrêt du 22 mai 2018, la Cour du travail de Bruxelles alloue une indemnité compensatoire de préavis suite au constat erroné fait par un employeur de l’existence d’une force majeure, celui-ci étant, par sa faute, à l’origine de l’incapacité de travail invoquée pour opérer ledit constat.

Les faits

Un employé est engagé par une société en 1981, en tant que modeleur. La société fabrique des emballages sur mesure destinés au secteur alimentaire et non alimentaire. L’intéressé gère les emballages plastiques de forme particulière, mais ne traite pas la production en série. En conséquence, il travaille seul, dans un atelier, étant en contact avec des résines synthétiques et des appareils dégageant une chaleur très importante. Il est tenu d’adopter des positions alternatives (assise, debout, accroupie).

L’atelier bénéficie de deux extracteurs aux fins d’évacuer la chaleur et les vapeurs toxiques.

La société décide de déménager l’atelier dans un autre local en 2010.

L’intéressé, qui objecte contre ce transfert, fait l’objet d’un avertissement. Le transfert intervient malgré tout et, contrairement au local précédent, il ne dispose ni d’extracteurs ni de fenêtres.

S’en suivent, en 2010 et 2011, plusieurs périodes d’incapacité de travail, incapacité contrôlée par l’employeur et confirmée par le médecin-contrôleur.

Des mesures sont proposées début 2011 par le médecin-traitant, vu de graves problèmes aux jambes (thrombophlébite récidivante). Le diagnostic du médecin-traitant est confirmé par la médecine du travail. La recommandation de celle-ci est une mutation définitive dans un poste de travail adapté, sans exposition à la chaleur, de position de travail debout ou assise en permanence, ainsi que de travail à genoux et de travail lourd.

Quelques semaines plus tard, la société constate une force majeure médicale.

Le travailleur introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Nivelles en vue d’obtenir le paiement d’une indemnité compensatoire de préavis de l’ordre de 95.000 euros et des dommages et intérêts de 10.000 euros pour manquement à l’obligation d’assurer le bien-être des travailleurs.

Le jugement du tribunal du travail

Par jugement du 26 juin 2015, le tribunal fait droit à la demande, réduisant cependant quelque peu les dommages et intérêts.

La société interjette appel.

Les demandes devant la cour

La société demande que le jugement soit réformé et, à titre subsidiaire, entend voir limiter l’indemnité compensatoire de préavis, ainsi que les dommages et intérêts, postulant pour ces derniers la limitation à 1 euro provisionnel.

Elle fait valoir que l’incapacité définitive de travail s’apprécie par rapport au travail convenu et non par rapport à un éventuel poste adapté. Elle considère n’avoir commis aucune faute et conteste devoir payer une indemnité compensatoire de préavis.

Quant au travailleur, il rappelle les principes guidant la notion de force majeure, étant qu’il doit s’agir d’un événement irrésistible, créant un obstacle insurmontable, conditions qui ne sont pas remplies en l’espèce. Pour ce qui est de ce dernier critère, il fait valoir que la société n’établit pas l’inaptitude définitive à la fonction de modeleur in abstracto, les éléments du dossier indiquant que le facteur d’empêchement réside dans les conditions de travail elles-mêmes. Pour l’événement irrésistible, qui doit être inévitable et exempt de toute intervention humaine, il n’est pas davantage avéré, puisque ce sont les actes posés par la société – dont l’intimé rappelle le caractère fautif – qui sont les déterminants directs de la décision de la médecine du travail. Il se fonde, ainsi, non sur les dispositions de l’arrêté royal du 25 mai 2003, mais sur les règles civilistes générales en matière de force majeure.

La décision de la cour

Sur le plan des faits, la cour retient que, même si l’intéressé souffrait d’une insuffisance veineuse depuis de très nombreuses années, ceci ne l’a pas empêché de travailler. Les périodes d’incapacité sont essentiellement intervenues à partir du transfert de l’atelier. La cour relève la coïncidence temporelle entre ces événements et les périodes d’incapacité et souligne, sur le plan médical, la contre-indication entre la pathologie en cause et une exposition à la chaleur. La cause des épisodes aigus de manifestation de la pathologie réside dès lors dans la chaleur régnant dans le nouvel atelier.

Elle relève également une faute dans le chef de la société, qui était au courant de la non-conformité de ses installations mais qui a renoncé à la mise en conformité pour des raisons budgétaires.

L’événement invoqué par la société au titre de force majeure trouve ainsi sa source dans la faute de l’employeur. Ceci suffit à la cour pour conclure que la force majeure n’existait, ainsi, pas, et elle considère ne pas devoir aborder les autres causes (positions de travail).

Elle fait le constat que l’incapacité est la conséquence du non-respect par l’employeur de ses obligations en matière de santé, de sécurité et de salubrité au travail.

L’indemnité compensatoire de préavis postulée, de 29 mois de rémunération, est dès lors confirmée.

Se pose, ensuite, la question des dommages et intérêts réclamés par le travailleur et, à cet égard également, la cour confirme le jugement. Pour la cour, il y a eu des fautes indépendantes de l’acte de rupture et celles-ci entraînent un dommage distinct. La cour les énonce : c’est le fait de méconnaître les obligations découlant de la loi du 4 août 1996 relative au bien-être des travailleurs lors de l’exécution de leur travail et de ses arrêtés d’application, malgré l’intervention du conseiller en prévention externe et médecin du travail, le fait de ne pas disposer d’un système de gestion des risques et de ne pas procéder à une analyse de risque, le fait de faire travailler l’employé dans un atelier que l’employeur savait n’être pas conforme aux normes (impliquant qu’il a sciemment exposé celui-ci à un risque d’atteinte à sa santé), le fait d’être informé des obligations d’équipement de l’atelier et du coût de celui-ci et d’avoir renoncé à la mise en conformité pour des raisons budgétaires (la cour soulignant que les conséquences de ce choix ne peuvent être imposées au travailleur dès lors qu’il y a un risque pour la santé). Pour l’ensemble de ces motifs, la cour conclut – comme le tribunal – à la faute distincte du mode de rupture et au préjudice distinct également. Il s’agit d’un préjudice moral lié aux souffrances consécutives aux épisodes de phlébite. Le montant des dommages et intérêts est confirmé.

Intérêt de la décision

Cet arrêt rejoint en tout point la décision du tribunal du travail.

Le recours à la rupture du contrat pour force majeure est examiné non eu égard à l’arrêté royal du 25 mai 2003 relative à la surveillance de la santé des travailleurs et au non-respect des obligations qu’il contient (ainsi l’obligation de reclassement), mais sur la base des principes civilistes de la force majeure.

Dès lors que l’événement invoqué par celui qui s’en prévaut n’est pas totalement étranger à celui-ci, la force majeure ne peut être invoquée, ce qui est le cas en l’espèce, puisque ce sont les décisions de l’employeur (au demeurant non conformes à ses obligations en matière de santé) qui sont à l’origine des périodes d’incapacité de travail – prises par l’employeur précisément comme fondement de la force majeure. A cette première condition, s’ajoute celle de l’impossibilité absolue de poursuivre l’exécution de l’obligation, en l’occurrence l’exécution du contrat. Cette impossibilité absolue n’est nullement avérée, le travailleur ayant plaidé que l’employeur n’établissait pas celle-ci, qui en l’espèce aurait impliqué le reclassement à un poste adapté. La thèse de la société, selon laquelle la force majeure doit se comprendre uniquement par rapport au travail contractuellement convenu, n’est pas suivie par la cour.

L’on notera, enfin, que celle-ci aborde chacun des deux chefs de demande à partir de leurs règles propres. L’indemnité compensatoire de préavis est examinée eu égard aux modes de rupture des articles 26 et 32 de la loi sur les contrats de travail, les dommages et intérêts l’étant à partir de la recherche d’une faute ayant entraîné un préjudice pour la santé.


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