Terralaboris asbl

Temps de déplacement : temps de travail ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 13 novembre 2018, R.G. 17/14/A

Mis en ligne le vendredi 29 mars 2019


Tribunal du travail de Liège (division Namur), 13 novembre 2018, R.G. 17/14/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 13 novembre 2018, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) analyse la question du temps de déplacement en tant que temps de travail à rémunérer (ou non).

Les faits

Un travailleur, ayant presté pour une société en qualité de gardien, introduit, après la fin du contrat (démission), une demande tendant à obtenir du tribunal la condamnation de celle-ci au paiement de temps de déplacement pour des missions urgentes effectuées lors de périodes de « stand-by ». Il considère qu’il s’agit de temps de travail qui doit être rémunéré, dès le départ du domicile jusqu’au retour. Pour la société, ces trajets doivent être rémunérés au titre de frais de déplacement, à savoir le trajet du domicile au lieu d’intervention et le retour au domicile, seules les prestations réelles effectuées devant être considérées comme temps de travail.

La décision du tribunal

Le tribunal renvoie au droit communautaire. L’article 153, T.F.U.E., habilite le Parlement européen et le Conseil en vue d’arrêter, par voie de directives, des prescriptions minimales applicables progressivement compte tenu des conditions et des réglementations techniques existant dans chacun des Etats membres. Cet article prévoit expressément que les dispositions qu’il contient ne s’appliquent pas aux rémunérations (point 5).

La Directive n° 2003/88/CE du Parlement européen et du Conseil du 4 novembre 2003 concernant certains aspects de l’aménagement du temps de travail réglemente la question du temps de travail. Le tribunal en reprend les articles 1er et 2, qui portent sur son champ d’application ainsi que sur la définition du temps de travail. Il faut entendre par là toute période durant laquelle le travailleur est au travail, à la disposition de l’employeur et dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions, conformément aux législations et/ou aux pratiques nationales. La période de repos est, par opposition, toute période qui n’est pas du temps de travail.

Le tribunal renvoie ensuite à la jurisprudence bien établie de la Cour de Justice (arrêts SIMAP, JAEGER et DELLAS, ainsi que l’ordonnance VOREL). La Directive retient trois éléments constitutifs de la définition du temps de travail : il faut (i) être au travail, (ii) à la disposition de l’employeur et (iii) dans l’exercice de ses fonctions.

La loi du 16 mars 1971 considère comme durée du travail le temps pendant lequel le personnel est la disposition de l’employeur. Le tribunal cite une disposition spécifique de la loi du 16 mars 1971 (article 19, alinéa 5) concernant les travailleurs occupés dans les mines, minières et carrières. Pour ceux-ci, la durée du travail comprend le temps normalement nécessaire pour descendre ou monter au lieu de travail, ou pour en remonter ou en redescendre. Il renvoie encore sur la question à l’arrêt de la Cour de cassation du 22 mars 1971 (Cass., 22 mars 1971, Pas., 1971, I, p. 307), s’agissant de l’illustration du principe général.

Pour ce qui est plus précisément du temps de déplacement, le tribunal renvoie également à de la jurisprudence. Dans un arrêt du 15 janvier 2010 (C. trav. Liège, 15 janvier 2010, R.G. 36.261/09), la Cour du travail de Liège avait rappelé la distinction en jurisprudence entre d’une part les trajets du domicile au travail (qui ne sont pas compris dans le temps de travail, le travailleur n’étant – sauf exception – pas encore à la disposition de l’employeur) et, d’autre part, ceux effectués à la demande de celui-ci, considérés en règle comme temps de travail.

Rappelant la doctrine de M. DAVAGLE, la Cour du travail de Liège avait cité l’exemple de l’ouvrier en bâtiment qui se rend sur un chantier et renvoyé encore à un précédent arrêt de la même cour (C. trav. Liège, 17 juin 1988, J.T.T., 1988, p. 414), qui avait qualifié de temps de travail celui passé dans un bateau par un travailleur chargé par l’employeur de transporter des marchandises à l’étranger, la cour constatant que l’intéressé était resté à disposition de son employeur pendant tout le parcours, tant sur la route qu’en mer, et ce dès lors que des instructions pouvaient lui être données (télégramme ou radio). De même encore, la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 22 novembre 1996, Chron. Dr. Soc., 1999, p. 18) avait admis comme temps de travail le déplacement que doit effectuer un employé technique depuis son domicile jusque chez un client. Il était pendant celui-ci à disposition de l’employeur, se déplaçant sur son ordre.

Pour le tribunal, ces principes peuvent être appliqués à l’espèce qui lui est soumise, le travailleur étant rappelé de manière urgente pendant des périodes de « stand-by ». Le temps de déplacement est du temps de travail à la fois au sens de la Directive et de la loi du 16 mars 1971.

Il considère que, obéissant aux ordres de l’employeur, faisant ce que ce dernier lui demande de faire, etc., le travailleur est à la disposition de son employeur et dans l’exercice de ses fonctions. Il est donc au travail.

Sont réunis, pour le tribunal, les trois critères exigés cumulativement par la Directive n° 2003/88, critères explicités dans la jurisprudence de la cour et par la notion de « mise à disposition de l’employeur » au sens de la loi du 16 mars 1971.

Le tribunal rejette dès lors que soit applicable à la situation qui lui est soumise l’article 12 de la C.C.T. du 15 mars 2015 (C.C.T. sectorielle – C.P. n° 217), qui considère comme temps de travail le déplacement entre des prestations successives chez les différents clients ou sur différents sites uniquement. Pour le tribunal, dans la mesure où le travailleur n’est plus libre de se consacrer à ses propres intérêts dès qu’il a été rappelé par l’employeur, il est à la disposition de celui-ci.

Pour ce qui est de la rémunération, le droit au paiement de celle-ci est acquis, le salaire étant la contrepartie du travail fourni et devant être payé pour le temps consacré aux déplacements lors de ses missions urgentes pendant lesquelles le travailleur est à disposition de l’employeur. Pour le tribunal, la rémunération pour ce temps doit être identique à celle relative aux autres prestations.

Le tribunal rappelle encore que, dans sa jurisprudence, la Cour de Justice admet le principe qu’une rémunération différente puisse être prévue, mais, en l’espèce, il constate que tel n’est pas le cas, aucun texte (arrêté royal ou convention collective) ne limitant la rémunération dans cette hypothèse.

Le tribunal va rouvrir les débats en ce qui concerne les montants précis.

Intérêt de la décision

Ce jugement rappelle la problématique de la rémunération du temps de déplacement. Il renvoie aux arrêts phare rendus par la Cour de Justice sur la question, étant SIMAP (C.J.U.E., 3 octobre 2000, Aff. n° C-303/98), JAEGER (C.J.U.E., 9 septembre 2003, Aff. n° C-151/02), DELLAS (C.J.U.E., 1er décembre 2005, Aff. n° C-14/04) et VOREL (C.J.U.E., 11 janvier 2007 (ordonnance), Aff. n° C-437/05).

Il renvoie également à des décisions de jurisprudence qui ont appliqué le principe selon lequel il y a temps de travail à partir du moment où le travailleur est à la disposition de l’employeur. L’on notera que l’article 2 de la Directive n° 2003/88/CE contient une définition binaire du temps de travail. Est du temps de travail celui dans lequel trois conditions sont remplies cumulativement, étant que (i) le travailleur est au travail, (ii) il est à la disposition de l’employeur et (iii) il est dans l’exercice de son activité ou de ses fonctions. Existe une deuxième notion, étant celle de « période de repos », qui est définie négativement par rapport à celle de temps de travail : est une période de repos toute période qui n’est pas du temps de travail. Il n’y a dès lors pas de troisième situation (étant un hybride entre du temps de travail et du temps de repos).

L’on pourra noter que la jurisprudence citée dans ce jugement a encore été confirmée par un récent arrêt de la Cour du travail d’Anvers (C. trav. Anvers, div. Anvers, 17 avril 2018, R.G. 2017/AA/141). Il s’agissait, dans cette espèce, de travailleurs occupés dans une équipe volante (secteur du nettoyage), reprenant les tâches de collègues dont le contrat de travail était suspendu. Ils étaient ainsi tenus d’effectuer fréquemment des déplacements d’un chantier à l’autre. La cour y a considéré que, durant ces déplacements entre chantiers, ils étaient à disposition de l’employeur et se déplaçaient entre deux lieux de travail pour le compte de celui-ci, et ce même s’ils ne fournissaient aucune prestation effective. Pour ces déplacements, il y a dès lors temps de travail, les travailleurs ne pouvant pas disposer librement de leur temps et étant à la disposition de l’employeur. Cet arrêt a été commenté dans L’Indicateur social (BRIES A., « Le temps de déplacement constitue-t-il aussi du temps de travail ? », L’indicateur social, septembre 2015, n° 15, p. 14).


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be