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Sanction en cas de responsabilité solidaire : contrariété à l’article 1er du premier Protocole additionnel de la C.E.D.H. ?

Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 11 février 2019, R.G. 2017/AL/467

Mis en ligne le vendredi 15 novembre 2019


Cour du travail de Liège (division Liège), 11 février 2019, R.G. 2017/AL/467

Terra Laboris

Dans un arrêt du 11 février 2019, la Cour du travail de Liège (division Liège) saisit la Cour constitutionnelle de deux questions préjudicielles relatives à l’application de l’article 30, § 5, de la loi du 27 juin 1969 relative à la sécurité sociale, sanction appliquée dans le cadre de la responsabilité solidaire du donneur d’ordre en cas d’accomplissement de certains travaux confiés à une société ayant des dettes vis-à-vis de l’O.N.S.S.

Les faits

Une coiffeuse entreprend, en 2013, de rénover son salon de coiffure, travaux pour lesquels elle s’adresse à une S.P.R.L. pour une partie de ceux-ci, travaux effectués dans la partie professionnelle de l’immeuble. Le coût total est de près de 10.000 euros.

La société tombe en faillite 5 mois après la fin de ceux-ci (le coût des travaux ayant été payé entre-temps en totalité). L’O.N.S.S. introduit une très importante créance à la faillite de la société. Un an après la déclaration de faillite, l’O.N.S.S. s’adresse à l’intéressée, lui réclamant, sur pied de l’article 30bis, § 3, de la loi du 27 juin 1969 relative à la sécurité sociale des travailleurs, l’équivalent des factures au titre de responsabilité solidaire. En sus, ayant omis d’effectuer la retenue de 35% conformément au § 4 de la même disposition, elle se voit réclamer ce montant, correspondant à 35% des travaux, et ce augmenté d’une pénalité correspondante. C’est ainsi un montant supérieur à 16.600 euros qui est demandé par l’O.N.S.S., celui-ci précisant que le courrier constitue une mise en demeure de paiement, la sanction en cas de non-paiement dans le mois étant d’être reprise comme débitrice dans la banque de données accessible au public.

Des échanges interviennent, l’intéressée reprochant notamment à son comptable de ne pas avoir attiré son attention sur la question. Une procédure a été introduite et le comptable cité en déclaration de jugement commun.

L’année suivante, en 2016, l’intéressée a été victime d’un AVC et est, depuis, pourvue d’un administrateur provisoire.

Par jugement du 14 novembre 2016, le tribunal du travail a conclu au fondement des réclamations de l’O.N.S.S. vu le caractère indemnitaire de la disposition légale. Il a condamné, en outre, au paiement des 35% et réservé à statuer pour le surplus, eu égard à un arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 22 septembre 2016.

Dans un second jugement du 15 mai 2017, il a considéré que la majoration d’office a un caractère dissuasif et répressif et peut dès lors faire l’objet d’une suspension ou d’un sursis. Il a accordé en conséquence un sursis de 3 ans.

L’O.N.S.S. a interjeté appel de ce jugement.

Position des parties devant la cour

L’Office conteste essentiellement le caractère pénal de la sanction prévue à l’article 30bis, § 5, s’opposant ainsi à la condamnation civile du sursis. Il fait valoir que l’exonération de la majoration est une compétence discrétionnaire dans son chef (article 28 de l’arrêté royal du 27 décembre 2007) et que le contrôle judiciaire se limite à un contrôle de légalité et non d’opportunité, renvoyant en outre à un arrêt de la Cour de cassation du 11 décembre 2017.

Pour l’intimée, il s’agit d’une sanction de nature pénale au sens de l’article 6 de la C.E.D.H., renvoyant à son arrêt du 10 mars 2016 rendu en matière fiscale.

Elle renvoie également à la jurisprudence de la Cour constitutionnelle (dont C. const., 20 juin 2007, n° 86/2007). Reprenant également l’arrêt de la Cour de cassation du 11 décembre 2017, elle demande qu’une nouvelle question préjudicielle soit posée à la Cour constitutionnelle.

La position de M. l’Avocat général

Pour le Ministère public, la violation de l’article 30bis ne fait plus l’objet de sanction pénale depuis l’introduction du Code pénal social, de telle sorte que la question préjudicielle n’aurait plus d’objet. Il renvoie également à l’arrêt de la Cour de cassation du 11 décembre 2017, qui a conclu au caractère indemnitaire de la pénalité.

La décision de la cour

La cour reprend les parties de l’article 30bis pertinentes pour le litige, précisant qu’elle n’est saisie, dans celui-ci, que de la pénalité de l’article 30bis, § 5, qui porte sur un montant de l’ordre de 3.400 euros. Une abondante jurisprudence a été rendue sur la question, la cour reprenant d’abord l’enseignement de la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 20 juin 2007, qui a conclu au caractère répressif prédominant de la sanction, qui lui donne une nature pénale au sens de l’article 6.1 C.E.D.H., et ce même si elle n’est pas une peine au sens de l’article 1er du Code pénal.

Si la Cour constitutionnelle a été amenée à rendre un autre arrêt ultérieurement, en date du 22 septembre 2016 (n° 117/2016), relatif à la différence de situation entre la personne citée devant le tribunal du travail et celle poursuivie devant le tribunal correctionnel pour les mêmes faits, la cour du travail en retient que la reconnaissance d’un caractère répressif prédominant à la majoration en cause n’en est pas pour autant affectée. Elle souligne que la Cour de cassation a un point de vue opposé et renvoie notamment à son arrêt du 11 décembre 2017 (Cass., 11 décembre 2017, n° S.16.0030.F). Rappelant que le triple mécanisme de la disposition tend à lutter contre les pratiques frauduleuses dans le secteur de la construction, elle souligne que son application indistincte à un négrier de la construction ou à une petite indépendante guère outillée pour faire face aux multiples obligations découlant d’une législation sociale pléthorique et méticuleuse pose question.

Il y a en l’espèce manifestement bonne foi dans le chef de celle-ci et la cour du travail reprend l’article 1er du premier Protocole additionnel à la C.E.D.H., qui protège le droit de propriété. Dans divers arrêts, la Cour a conclu à l’existence d’une charge excessive ou qui porte fondamentalement atteinte à la situation financière de la personne qui se voit imposer le paiement d’une amende (renvoyant à Cr.E.D.H., 11 janvier 2007, Req. n° 35.534/04, MAMIDAKIS c/ GRECE). Dans sa jurisprudence, la Cour a considéré qu’il faut également vérifier si les procédures applicables permettaient d’avoir raisonnablement égard au degré de faute ou de prudence de l’intéressée ou, pour le moins, au rapport entre sa conduite et l’infraction litigieuse, renvoyant ici à deux arrêts (Cr.E.D.H., 20 janvier 2009, Req. n° 75.909/01 SUD FONDI et autres ; Cr.E.D.H., 24 octobre 1986, Req. n° 9.118/80, AGOSI).

En l’espèce, l’article 30bis, § 5, ne permet pas d’appliquer la sanction à due proportion en fonction des circonstances de la cause ni d’avoir égard à la conduite de la personne. Elle vient en outre se cumuler avec deux autres mécanismes et leur conjonction aboutit à rendre l’intéressée débitrice d’une somme totale de 170% d’une facture dont elle s’est d’ores et déjà acquittée.

La cour estime en conséquence devoir poser deux questions à la Cour constitutionnelle, la première étant une violation possible des articles 10 et 11 de la Constitution due au traitement de personnes qui sont dans des situations différentes, soit des personnes de bonne foi et des personnes auxquelles il n’y a pas lieu de reconnaître cette qualité et la seconde portant sur une violation possible de l’article 16 de la Constitution lu en combinaison avec l’article 1er du premier Protocole additionnel à la C.E.D.H., lequel exige un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but poursuivi, ainsi encore que, le cas échéant, avec l’article 6 de ladite convention en ce que la disposition prévoit une majoration se cumulant à deux autres mécanismes de réparation sans donner ni à l’O.N.S.S. ni au juge la possibilité de diminuer le montant de cette majoration quand le cumul entraîne une sanction disproportionnée au fait reproché.

Intérêt de la décision

La question dont la cour est saisie est évidemment essentielle, eu égard à la totale bonne foi de l’intéressée. Si cet élément n’est pas de nature à influer sur la sanction de l’article 30bis, § 5, il n’en demeure pas moins que, comme le souligne la cour du travail, l’objectif de cette sanction législative a été de lutter contre des fraudes (cascades de sociétés) dans un secteur particulièrement touché à cet égard, qui est celui de la construction. L’application de la loi aboutit, cependant, à des situations particulièrement malheureuses, même si, selon l’adage, « nul n’est censé ignorer la loi ».

La cour du travail s’appuie ici sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme concernant la notion de charge individuelle excessive, qui constitue une violation de l’article 1er du premier Protocole additionnel à la convention.

L’on peut encore rappeler sur la question l’arrêt de la Cour européenne du 26 avril 2018 (Cr.E.D.H., 26 avril 2018, Req. n° 48.921, ČAKAREVIĆ c/ CROATIE), dans lequel elle a considéré que, vu l’ensemble des éléments de fait retenus (l’intéressée n’ayant pas trompé les autorités sur sa situation et n’ayant pas été informée quant à la période légale maximale pour laquelle elle pouvait prétendre à des indemnités de chômage, la poursuite – par erreur – des paiements étant le seul fait de l’Office de l’Emploi), exiger qu’elle rembourse le montant des allocations de chômage payées à la suite de cette erreur de l’autorité entraîne pour elle une charge individuelle excessive (considérant n° 90), qui constitue une violation de l’article 1er du premier Protocole additionnel à la Convention.


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