Commentaire de C. trav. Liège (div. Liège), 14 mai 2019, R.G. 2017/AL/311
Mis en ligne le vendredi 15 novembre 2019
Cour du travail de Liège (division Liège), 14 mai 2019, R.G. 2017/AL/311
Terra Laboris
Dans un arrêt du 14 mai 2019, la Cour du travail de Liège (division Liège), statuant dans le cadre de l’article 570 du Code judiciaire, examine la conformité d’une répudiation unilatérale de droit marocain avec l’ordre public international belge, et ce aux fins de vérifier les droits de l’épouse avec qui le mariage a été contracté ultérieurement, dans le cadre de la législation en matière de pension de survie.
Les faits
Un travailleur, de nationalité marocaine, s’était marié en 1984 avec une compatriote, et ce après la dissolution d’un premier mariage (cette première épouse s’étant elle-même remariée ultérieurement).
Le travailleur en cause décède le 24 mai 2016 et sa veuve, qui vit en Belgique avec lui depuis de longues années, introduit une demande de pension de survie. Le SPF Pensions estime cependant que, si elle a droit à une pension, elle ne peut percevoir que la moitié de celle-ci, en application de l’article 24, § 2, de la Convention belgo-marocaine du 24 juin 1968 sur la sécurité sociale.
Un recours est introduit par l’intéressée devant le Tribunal du travail de Liège, qui la déboute. Dans son jugement, le tribunal annule la décision pour vice de motivation formelle mais, statuant sur les droits de l’intéressée, confirme la limitation du montant de la pension de survie à 50% en vertu du texte visé.
Appel est interjeté par les deux parties, le SPF introduisant un appel incident dans lequel il demande que ne soit pas annulée la décision administrative. Sur la situation de fait, il renvoie à l’acte de divorce, qui est un acte de répudiation unilatérale initié par l’époux, qui, à l’époque, était seul à pouvoir initier la procédure. Pour le SPF, il y a violation des droits de la défense (de la première épouse) et contrariété à l’ordre public.
La décision de la cour
La cour examine le CODIP sur la question. En vertu de son article 57, § 2, 3°, un acte établi à l’étranger constatant la volonté du mari d’obtenir la dissolution du mariage sans que la femme ait disposé d’un droit égal ne peut être reconnu en Belgique que si, lors de l’homologation, aucun des deux n’avait de résidence habituelle dans un Etat dont le droit ne connaît pas cette forme de dissolution du mariage. L’intéressé était domicilié avec sa première épouse en Belgique et le constat de cette résidence habituelle ne permet dès lors pas de reconnaître la répudiation.
La cour en vient à l’examen de l’article 570 du Code judiciaire en matière d’exequatur de décisions rendues par les juges étrangers en matière civile. Cette disposition impose au juge de vérifier, outre le fond du litige (sauf application d’un traité particulier), si la décision ne contient rien de contraire aux principes d’ordre public ni aux règles du droit public belge et si les droits de la défense ont été respectés (notamment). La doctrine a précisé à cet égard que ces deux critères concernent, pour le premier, la vérification des droits de la défense de l’épouse au cours de la procédure d’homologation et, pour le second, le principe d’égalité entre les sexes (la cour renvoyant à C. HENRICOT, « L’impact de la polygamie et de la répudiation sur les droits sociaux. Aperçu de la jurisprudence des juridictions du travail », Chron. Dr. Soc., 2012, p. 69, notamment).
La Cour de cassation est intervenue à plusieurs reprises en ce qui concerne la vérification du respect des droits de défense, concluant, en son absence, à la violation de l’article 570, alinéa 2, 2°, du Code judiciaire (la cour renvoyant notamment à Cass., 29 septembre 2003, n° S.01.0134.F). Pour ce qui est de la contrariété à l’ordre public, elle a tranché dans un autre arrêt du 29 avril 2002 (Cass., 29 avril 2002, n° S.01.0035.F), constatant que l’acquiescement de la répudiation par l’épouse répudiée peut avoir été exprimé au moment de la répudiation ou plus tard, qu’il ne doit pas être exprès et peut se déduire du comportement de la femme qui souhaite se remarier.
Suite à l’arrêt de la Cour de cassation du 29 avril 2002, la doctrine a constaté l’évolution de la question, étant que l’on ne peut considérer que toute répudiation violerait par principe l’ordre public international, l’orientation constatée dans la jurisprudence étant par ailleurs approuvée par les plus grands auteurs (renvoi étant fait à Fr. RIGAUX et M. FALLON, Droit international privé, tome II, Droit positif belge, Bruxelles, Larcier, 1993, n° 1062).
Pour la cour, dans la mesure où la répudiation a un caractère discrétionnaire et qu’elle existe dans le chef du mari uniquement, la présence de l’épouse ne modifierait rien à la procédure, dans la mesure où la femme ne peut s’opposer à cette répudiation ou former une demande reconventionnelle (la cour renvoyant à la doctrine de F. COLLIENNE, « La reconnaissance des répudiations en droit belge après l’entrée en vigueur du Code de droit international privé », R.G.D.C., 2005, pp. 447 et 452).
Se pose dès lors, pour la cour du travail, la question de l’applicabilité du principe du respect des droits de défense (article 6, § 1er, C.E.D.H.) à une procédure unilatérale et non contentieuse qui n’implique pas de contestation sur les droits et obligations de caractère civil (avec renvoi à Cr.E.D.H., 24 août 2010, ALAVERDYAN c/ ARMENIE, Req. n° 4.523/04, §§ 35-36). Renvoyant encore à divers auteurs sur la question, la cour conclut que, l’épouse ne pouvant s’opposer à la répudiation, le contrôle du respect des droits de la défense a été considéré comme soit formel, dépourvu de sens, artificiel, irrelevant, soit encore absurde.
Dans un litige du type de celui qui lui est soumis, la cour constate que l’attitude du SPF aboutit par ailleurs à alourdir de façon inconsidérée la charge de la preuve des conditions de la reconnaissance de la répudiation, la seconde épouse devant prouver après le décès de son époux que la première (qui est absente) était d’accord avec la dissolution du mariage ou qu’elle l’a acceptée… (la cour souligne ici la circonstance que plus de 30 ans se sont écoulés).
Elle en conclut que la preuve de la régularité de l’acte de dissolution ne doit pas nécessairement être exigée avec le même degré de rigueur que lorsque c’est le mari qui se prévaut lui-même d’une répudiation dont il aurait pris l’initiative. Ainsi, par exemple, en vue d’obtenir pour lui une pension à un taux plus favorable ou pour s’opposer à une procédure introduite par son épouse.
En outre, la cour considère que les obligations en matière de charge de la preuve ne font pas obstacle à ce que l’autre partie soit tenue par l’obligation de collaborer. A cet égard, le SPF est tenu d’établir la légalité de la décision, étant qu’il doit démontrer les éléments de fait qui ont servi de fondement à celle-ci et qu’en outre, en vertu de l’article 11 de la Charte de l’assuré social, il doit préalablement, avant de prendre sa décision, recueillir d’initiative toutes les informations faisant défaut en vue de pouvoir apprécier les droits de l’assuré social. Ceci n’a pas été fait.
Enfin, sur la question de la contrariété avec l’ordre public international, l’institution de la répudiation à l’époque en droit marocain apparaît incompatible avec le principe de l’égalité entre hommes et femmes, dont elle rappelle qu’il est fondamental dans l’ordre juridique belge. L’atteinte à l’ordre public doit cependant s’apprécier in concreto (renvoyant encore à l’arrêt de la Cour de cassation du 29 avril 2002 (Cass., 29 avril 2002, ci-dessus). Il s’agit, en présence d’une institution de droit étranger, non de la condamner in abstracto, de manière générale, mais de l’analyser concrètement en tenant compte des circonstances du cas d’espèce afin de vérifier s’il y a violation effective de l’ordre public international. La cour conclut en l’espèce que cette violation n’existe pas, l’appelante étant la seule épouse du travailleur décédé et pouvant en conséquence prétendre au montant entier de la pension de survie.
La cour renvoie encore surabondamment à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 27 mai 2010 (C. trav. Bruxelles, 27 mai 2010, J.T., 2011, p. 385), selon lequel la thèse du SPF serait source d’insécurité juridique, provoquant dans l’ordre juridique belge une situation de polygamie totalement artificielle.
Intérêt de la décision
Les litiges relatifs à l’octroi d’une pension de survie en cas de mariages successifs sont réguliers, eu égard à la question très débattue de la répudiation unilatérale, présente en droit marocain à l’époque.
L’intérêt de cet arrêt de la Cour du travail de Liège est de s’appuyer sur la doctrine civiliste, essentiellement rendue en droit familial, qui a dégagé les contours de cette institution très particulière et qui vient heurter le principe d’égalité entre les sexes de manière frontale, seul le mari ayant à l’époque la possibilité de répudier son épouse et cette faculté étant discrétionnaire.
La cour du travail considère, eu égard au contrôle du juge dans le cadre des dispositions de l’article 570 du Code judiciaire (en vigueur avant le 1er octobre 2004, où est intervenu le Code de droit international privé), que la question des droits de la défense ne doit pas faire l’objet d’un examen particulier, eu égard à la circonstance que l’institution elle-même est une procédure unilatérale, dans laquelle l’épouse répudiée n’aurait de toute façon pas pu, même si elle avait été présente, prendre la parole. Rappelant la doctrine de F. COLLIENNE, la cour a cité expressément la limite de ses droits, étant que, si elle est entendue, elle pourra sans doute s’expliquer sur les reproches formulés par son époux mais qu’il ne sera toutefois pas question pour elle de s’opposer à la répudiation ou de former une demande reconventionnelle.
Reste dès lors, dans les hypothèses de demande de pension de survie en cas de mariages successifs, à examiner la conformité de la situation avec l’ordre public international belge. La cour a rappelé l’évolution des notions et, surtout, le fait que le SPF ne peut appliquer in abstracto une conclusion de violation de l’ordre public international du fait de la nature de l’institution elle-même. C’est au cas par cas et en fonction des circonstances du cas d’espèce qu’il y a lieu de déterminer s’il y a une telle violation.
Enfin, l’on notera le recours à l’article 11 de la Charte de l’assuré social, qui impose aux institutions de sécurité sociale, dont au SPF Pensions, l’obligation de recueillir d’initiative toutes les informations faisant défaut en vue de pouvoir apprécier les droits de l’assuré social, les éléments de preuve mis à charge de la partie demanderesse étant très difficiles, voire impossibles, à réunir.