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Licenciement manifestement déraisonnable : étapes du contrôle judiciaire

Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 12 avril 2019, R.G. 17/1.162/A

Mis en ligne le mardi 10 décembre 2019


Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai), 12 avril 2019, R.G. 17/1.162/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 12 avril 2019, le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) reprend les étapes du contrôle judiciaire du caractère manifestement déraisonnable d’un licenciement et fixe les éléments à retenir pour évaluer la hauteur de l’indemnité à allouer.

Les faits

Un litige oppose une institution d’hébergement (enfants et adolescents) à une éducatrice, qui était en service depuis 1989 et a été licenciée en janvier 2017.

Le contrat s’est déroulé normalement pendant de nombreuses années. Les évaluations qui ont eu lieu étaient positives, évaluations établies contradictoirement.

Suite à l’arrivée d’une nouvelle directrice, les relations de travail se sont manifestement tendues entre l’équipe éducative et la direction. Ceci a donné lieu à une lettre collective remise à la cheffe éducatrice par le personnel, précisant que la confiance envers la nouvelle direction s’est effritée, vu un mauvais « management » (compétition entretenue entre les éducateurs, chantage à l’emploi, manque de rigueur, dénigrement du travail,…).

Un incident survint en janvier 2017, suite au licenciement d’un membre du personnel (intervenu à l’insu de l’équipe, mais dont une adolescente avait été étrangement informée téléphoniquement, le représentant de l’institution lui ayant demandé de « garder le secret » et ne donnant, ainsi, aucune information aux autres membres du personnel quant au motif de l’absence de l’intéressé). Informée, la demanderesse à la présente cause questionna la direction sur cette décision, lors d’une réunion d’équipe. Une discussion intervint et, quelques jours plus tard, elle fut licenciée avec effet immédiat par un message vocal (dont il est précisé qu’il dura 31 secondes), et ce alors qu’elle se trouvait en mission à l’extérieur. Le lendemain, un courrier recommandé fut expédié, notifiant la fin du contrat de travail moyennant paiement d’une indemnité de rupture. Le C4 remis mentionne comme motif du chômage : « remise en question de l’autorité de sa supérieure hiérarchique directe en dehors de la présence de la directrice générale mais devant l’ensemble de l’équipe éducative entraînant une rupture de confiance irrémédiable entre le travailleur et l’employeur ».

Dans les jours qui suivirent, la déléguée syndicale ainsi que sa permanente firent une démarche auprès des membres du personnel, relevant des problèmes importants de turnover dans le personnel ainsi que les problèmes relationnels avec la directrice. Ainsi, une personne avait été licenciée parce qu’elle n’était pas d’accord avec cette dernière, un autre pour ne pas l’avoir saluée, une autre enfin n’avait pas vu son contrat renouvelé vu qu’elle ne marquait pas accord avec une évaluation qui ne respectait pas la réalité des faits.

Une procédure fut dès lors introduite devant le tribunal en demande d’indemnité, conformément à la C.C.T. n° 109. L’intéressée y sollicite également le paiement d’heures supplémentaires qui n’ont pu être récupérées.

La position des parties devant le tribunal

La demanderesse fait valoir comme éléments à l’appui du caractère manifestement déraisonnable du licenciement : (i) une ancienneté de 29 ans, sans avertissement et avec des évaluations positives, (ii) la circonstance qu’elle était cosignataire d’une lettre de contestation du sort réservé à d’autres collègues, (iii) la circonstance que la réunion d’équipe doit permettre une participation active, particulièrement pour des éducateurs, dans le règlement des questions pédagogiques, (iv) le refus de la représentante de la direction d’aborder la question litigieuse et l’insistance dont elle dut faire montre pour que celle-ci soit abordée (en vain), ainsi que (v) le message téléphonique de 31 secondes de la directrice, lui annonçant la rupture du contrat de travail en raison de son attitude.

Pour l’employeur, la preuve du caractère manifestement déraisonnable du licenciement repose sur la demanderesse et, en l’espèce, il y a eu atteinte à l’autorité de la représentante de la direction, la demanderesse ayant haussé le ton de façon autoritaire car elle n’était pas entendue. Lui est reprochée une agressivité, qui est un problème de conduite, l’autorité de la supérieure hiérarchique ayant été mise en cause en présence des membres de l’équipe.

La décision du tribunal

Le tribunal reprend l’objet du contrôle judiciaire dans l’hypothèse d’une demande d’indemnisation dans le cadre de la C.C.T. n° 109. Renvoyant à une autre décision du tribunal du même ressort (Trib. trav. Hainaut, div. Mons, 9 avril 2018, R.G. 14/1.629/A et 14/1.630/A), il délimite le périmètre de ce contrôle aux trois points suivants :

  • Les motifs doivent s’inscrire dans une des catégories admises par la C.C.T. (conduite, aptitude ou nécessités de fonctionnement) ;
  • La réalité des motifs doit être démontrée par l’employeur et le juge doit examiner si le travailleur avance des éléments de nature à contester l’exactitude de ceux-ci ;
  • Il faut un lien causal entre les motifs constatés et la rupture du contrat.

Dès lors que l’employeur ne franchit pas une des étapes ci-dessus, le licenciement est manifestement déraisonnable.

Le tribunal procède à ce contrôle en l’espèce. Précisant en premier lieu que le C4 doit être considéré comme une motivation spontanée, la demanderesse a la charge de la preuve du caractère manifestement déraisonnable du licenciement.

Sur la base des pièces du dossier, le tribunal reprend comme éléments premiers les valeurs d’une institution telle que la défenderesse, valeurs rappelées dans le descriptif de la fonction d’éducateur et accordant une grande importance aux réunions pédagogiques (participation active, lieu dédié pour aborder tous les incidents ayant lieu ou pouvant avoir des répercussions sur l’équipe et/ou sur les jeunes,…).

Sur le grief lui-même, étant l’agressivité dont l’éducatrice aurait fait montre, celle-ci n’est nullement établie, vu les attestations de collègues présentes, qui ont confirmé l’absence de manque de respect dans l’attitude de l’intéressée, même si sa colère et sa fermeté étaient perceptibles. Il en découle que l’employeur a utilisé son pouvoir de licencier de manière déraisonnable et disproportionnée.

Le tribunal en vient ensuite à la question du montant de l’indemnité. La demanderesse a en effet fixé le montant réclamé au maximum de la fourchette prévue, étant 17 semaines de rémunération.

Le tribunal lui accorde cette indemnité maximale et précise les éléments d’appréciation comme suit :

  • Ancienneté sans la moindre remarque ou avertissement ;
  • Licenciement par un message vocal de 31 secondes ;
  • Caractère vexatoire des mentions du C4 ;
  • Accusations manifestement sans fondement pour les discussions lors de la réunion d’équipe ;
  • Motif du licenciement inexact (remise en question de l’autorité), alors que l’intéressée s’est exprimée de manière raisonnée au moment et au lieu ad hoc.

Enfin, le tribunal fait droit à la demande d’heures supplémentaires, qui n’ont pu être récupérées et doivent dès lors être payées.

Intérêt de la décision

La question des critères à prendre en compte en vue de déterminer si un licenciement est manifestement déraisonnable au sens de la C.C.T. n° 109 a déjà fait couler beaucoup d’encre. Le jugement rendu par le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) le 12 avril 2019 contient une méthode et des critères d’analyse qui nous semblent devoir être mis en exergue.

Sur le contrôle judiciaire, d’abord. Le tribunal y reprend les trois étapes du contrôle, concluant que, si l’employeur ne franchit pas une de ces étapes, le licenciement est manifestement déraisonnable.

Les éléments d’appréciation de la hauteur de l’indemnité à allouer sont également utiles à rappeler, puisqu’est visée ici en premier lieu l’ancienneté de la travailleuse, ancienneté sans la moindre remarque ou avertissement. Cet élément d’appréciation fait intervenir le critère de proportionnalité.

Le tribunal retient également la brusquerie du licenciement (31 secondes) ainsi que le caractère vexatoire du C4 et le motif manifestement infondé, celui-ci n’étant nullement étayé.

L’on voit poindre, dans l’ensemble des éléments retenus, des critères qui relèvent de l’appréciation du juge dans le cadre du caractère abusif d’un licenciement, selon la théorie classique. Il n’est pas inintéressant de voir que ceux-ci sont réintroduits dans l’appréciation du caractère manifestement déraisonnable du licenciement au sens de la C.C.T. n° 109 pour déterminer la hauteur de l’indemnité due.


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