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Privation de la pension de survie et principe du standstill

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Namur), 19 septembre 2019, R.G. 17/1.305/A

Mis en ligne le jeudi 14 mai 2020


Tribunal du travail de Liège (division Namur), 19 septembre 2019, R.G. 17/1.305/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 19 septembre 2019, le Tribunal du travail de Liège (division Namur) confirme sa jurisprudence sur l’effet de la modification de l’arrêté royal du 21 décembre 1967 par celui du 3 juillet 2014, qui a revu les règles en matière de pension de survie : cette nouvelle réglementation est inconstitutionnelle, constituant un recul des droits sociaux non justifié.

Les faits

Suite au décès de son conjoint, travailleur salarié, en avril 2017, sa veuve, qui a trois enfants (communs) à charge, se voit notifier une décision du SFP lui assurant le droit à une allocation de transition de 2 ans et précisant qu’elle n’a pas le droit de percevoir une pension de survie, vu son âge, qui est à l’époque de 40 ans.

L’intéressée a sollicité expressément le bénéfice de cette pension eu égard à sa situation financière et professionnelle précaire (étant occupée à temps partiel dans une maison de repos et de soins pour personnes âgées dépendantes, à mobilité réduite ou désorientées), mais cette pension a été refusée eu égard au texte applicable depuis le 1er janvier 2015.

Une procédure a dès lors été introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Namur) aux fins d’obtenir le droit à une pension de survie.

Moyens des parties

Pour la demanderesse, l’article 2, 3° et 4°, de l’arrêté royal du 3 juillet 2014 viole le principe du standstill. Il est inconstitutionnel et doit être écarté en application de l’article 159 de la Constitution. La modification ainsi apportée aux articles 48 et 54 de l’arrêté royal implique une régression de ses droits sociaux, dans la mesure où elle n’a plus droit qu’à une allocation de transition pendant 2 ans maximum. En outre, il y a violation des articles 10 et 11 de la Constitution, vu la différence de traitement injustifiée entre les enfants à charge d’un conjoint survivant remplissant la condition d’âge pour bénéficier d’une pension de survie et les autres. Ceci constitue également un motif d’écartement sur la base de l’article 159.

Quant au SFP, il estime que la demande est irrecevable, ayant été introduite plus de 3 mois après la notification (ou la prise de connaissance) de la décision. Il estime en outre que le tribunal n’est pas compétent pour procéder au contrôle de proportionnalité des dispositions légales applicables, celles-ci étant de nature législative. Seule la Cour constitutionnelle serait compétente pour en contrôler la constitutionnalité. Il estime, enfin, qu’il n’y a pas de violation des articles 10, 11 et 23 de la Constitution.

La décision du tribunal

Le tribunal tranche en premier lieu la question de la recevabilité de la demande, vu l’argument opposé par le SFP relatif à la tardiveté de son introduction. Il constate qu’il n’existe aucune disposition particulière dans la réglementation en matière de pensions quant à la notification des décisions relatives à un octroi (ou un refus). Lorsqu’un destinataire d’une décision prétend qu’il n’a pas reçu un courrier émanant d’une institution de sécurité sociale, celle-ci est tenue de prouver l’envoi. Pour le tribunal, il s’agit d’établir d’une part que la décision a été envoyée et, d’autre part, que l’envoi a été mis à la disposition du destinataire. En l’absence de recommandé (qui rapporte la preuve requise), la preuve doit découler de présomptions suffisantes. Aucun élément ne permet, dans le dossier, de conclure que l’intéressée aurait eu connaissance de la décision plus de 3 mois avant l’introduction du recours.

Sur le fond, le tribunal constate en premier lieu qu’une analyse fouillée et pointue de la question avait été faite par le Tribunal du travail de Liège (division Liège), qui avait connu d’une affaire touchant la même problématique et dans laquelle l’auditorat du travail avait remis un avis très circonstancié (Trib. trav. Liège, div. Liège, 17 janvier 2017, R.G. 16/3.611/A – précédemment commenté). Il cite également un arrêt de la Cour du travail de Liège (division Liège) du 4 décembre 2018 (R.G. 2017/AL/114).

Le tribunal dit se référer à cet avis de l’auditorat et aux décisions des juridictions.

Il reprend l’historique de la construction du régime des pensions de survie, exposant la modification intervenue avec la loi du 5 mai 2014 à partir du 1er janvier 2015. Celle-ci prévoit que la pension de survie constitue un revenu de remplacement accordé au conjoint survivant d’un travailleur salarié décédé. La loi du 5 mai 2014 et son arrêté royal d’exécution du 3 juillet 2014 ont modifié notamment l’âge à partir duquel le conjoint survivant peut prétendre à la pension de survie, le moment de la prise de cours de celle-ci et a instauré le régime de l’allocation de transition.

Pour ce qui est de l’âge, des catégories sont fixées dans le texte, en fonction de la date du décès du conjoint, ces catégories variant de 45 ans (pour un décès intervenu au plus tard au 31 décembre 2015) à 55 ans (pour un décès intervenu au plus tôt le 1er janvier 2030).

Il y a ainsi un relèvement progressif dans la loi de l’âge requis pour l’octroi de la pension de survie. En outre, les exceptions à la condition d’âge de 45 ans existant préalablement ont été supprimées. Le régime transitoire prévu est applicable uniquement aux conjoints survivants qui ont atteint l’âge requis au moment du décès de leur époux ou épouse. A défaut, ils tombent sous le régime de l’allocation de transition et ne pourront solliciter une pension de survie qu’au moment où ils pourront personnellement prétendre à une pension de retraite pour, le cas échéant, s’y substituer.

Après ce rappel, le tribunal examine la constitutionnalité du nouveau régime au regard de l’article 23 de la Constitution, rappelant que la pension de survie est fondée avant tout sur un principe de solidarité et qu’elle avait dès l’origine un caractère alimentaire.

Il procède ensuite au rappel des règles en matière de standstill, soulignant notamment l’importance de l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 1er octobre 2015 (C. const., 1er octobre 2015, n° 133/2015), dont il reprend de larges extraits. Il ressort de cet arrêt que le principe de standstill a été envisagé en matière sociale en ce que le législateur ne peut réduire le montant des prestations sociales sans expliquer les raisons qui le poussent à changer de politique. Il y a dès lors lieu, pour le tribunal, d’examiner le critère retenu, étant le choix du régime en fonction de l’âge du conjoint survivant au moment du décès, et ce sans possibilité d’y déroger en faveur de la pension de survie, ce qui constitue une détérioration manifeste des droits sociaux, et ce plus particulièrement encore pour les conjoints survivants ayant un enfant à charge.

Les motifs d’intérêt général ne sont pas avérés et, pour ce qui est du test de proportionnalité, il y a un recul significatif occasionné par les dispositions en cause dans le droit à une pension de survie, lui-même garanti par l’article 23 de la Constitution, recul qui n’est pas justifié par des motifs d’intérêt général.

En vertu de l’article 159 de la Constitution, il écarte dès lors l’application de la disposition en cause.

Il examine également l’existence d’une discrimination injustifiée à l’égard des conjoints survivants ayant un enfant à charge et conclut que le nouveau régime instaure une différence de traitement entre des catégories de personnes identiques, à savoir les conjoints survivants avec un enfant à charge ayant atteint ou non l’âge requis au moment du décès de leur conjoint, et ce selon que le décès est intervenu avant ou après le 1er janvier 2015.

La mesure en cause est disproportionnée et le tribunal conclut au fondement du recours.

Intérêt de la décision

Ainsi qu’il est explicitement précisé dans le jugement lui-même, une affaire du même ordre s’était déjà présentée devant le tribunal du travail en de termes identiques et celui-ci a rendu un jugement très circonstancié le 17 janvier 2017.

Ce jugement concluait (en gros) que la décision de non-attribution d’une pension de survie à une veuve n’ayant pas atteint l’âge minimum actuellement exigé et ayant un enfant à charge peut avoir des effets disproportionnés et entraîner un recul significatif de la protection sociale. Les nouvelles dispositions sont dès lors susceptibles d’être écartées.

L’objectif poursuivi, étant d’écarter des « jeunes femmes » du piège de l’oisiveté vu l’octroi d’une pension de survie, est un objectif non rencontré dans de très nombreuses situations. Le cas d’espèce y était particulièrement illustratif, la mère n’ayant que peu de chance – si elle ne trouvait un emploi à temps plein dans le délai de 2 ans consécutif au décès de son conjoint – de permettre à son enfant d’entreprendre des études supérieures.


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