Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 décembre 2019, R.G. 2017/AB/183
Mis en ligne le vendredi 29 mai 2020
Cour du travail de Bruxelles, 4 décembre 2019, R.G. 2017/AB/183
Terra Laboris
Par arrêt du 4 décembre 2019, la Cour du travail de Bruxelles conclut à l’interdiction pour une société d’augmenter les retenues sur une rémunération nette opérées en contrepartie de la mise à disposition d’un véhicule de société, augmentation liée à la modification de la fiscalité sur celui-ci.
Les faits
Un employé d’une société informatique, amené par ses fonctions à de fréquents déplacements, reçoit le remboursement de ceux-ci via des notes de frais, et ce jusqu’en 2000. A ce moment, la société met des véhicules de fonction à disposition du personnel, l’usage pouvant également s’étendre à la partie privée. Dans la « car policy », il est précisé que des modifications (ou même la suppression) de cet avantage pourront intervenir sans que les utilisateurs ne puissent se prévaloir d’un droit acquis, la voiture de fonction ne faisant pas partie, par ailleurs, du salaire de l’utilisateur.
Cette mise à disposition a été octroyée gratuitement, aucune contribution n’étant demandée pour l’usage privé. Sur le plan fiscal, il y a cependant taxation en tant qu’avantage en nature (prélèvement du précompte professionnel par l’employeur).
L’employé a signé un écrit acceptant les conditions de cette « car policy ».
En 2009, intervient une modification, portée par l’employeur à la connaissance du personnel, qui va avoir une incidence sur la fiscalité sur les véhicules. En vue de réduire les coûts associés à la flotte, l’employeur remplace en effet la déclaration d’avantage en nature pour usage d’un véhicule de société par une retenue nette, calculée en référence à une circulaire ministérielle en fonction de la puissance fiscale du véhicule et à concurrence d’un usage privé forfaitisé. Pour la société, l’application de ce nouveau système doit être neutre sur le plan fiscal, certains étant cependant amenés à payer un peu plus et d’autres un peu moins.
Une nouvelle révision intervient en 2012, vu la modification de la fiscalité sur les véhicules. Deux facteurs interviennent pour déterminer l’avantage imposable, étant le taux d’émission de CO2 ainsi que la valeur catalogue du véhicule. Pour ce qui est de l’intéressé, le montant de sa contribution personnelle nette s’élève dès lors à près de 240 euros, alors qu’elle était précédemment de 130 euros environ.
Des discussions ont lieu au conseil d’entreprise, où des craintes sont exprimées quant aux effets des mesures prises. Il est notamment fait valoir que le salaire brut a une assise légale qui protège l’employé et qu’utiliser une augmentation des avantages extra-légaux en contrepartie d’une diminution du salaire brut comporte des aléas, et notamment lorsque de nouvelles lois entrent en vigueur concernant les véhicules de société.
Des propositions sont faites à l’employé, aux fins de signer un avenant à son contrat. Celles-ci étant insatisfaisantes, celui-ci refuse. Les organisations syndicales représentées dans l’entreprise considèrent quant à elles que l’augmentation de la contribution personnelle ne peut résulter que d’un accord soit collectif soit individuel et que, si les travailleurs ont souscrit à la « car policy » au moment de l’introduction du système (en 2000), ceci ne peut pas impliquer de souscrire de facto à tout changement de celle-ci en cours de route, ceci étant contraire à l’article 25 de la loi du 3 juillet 1978.
Les discussions en conseil d’entreprise se poursuivent et elles échouent. En fin de compte, une procédure est introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles. Est demandé un montant, initialement de l’ordre de 4.500 euros environ, montant net, au titre d’arriérés de rémunération pour la période de 2012 à 2016.
L’intéressé est débouté de sa demande et il interjette appel.
La décision de la cour
La cour examine, en premier lieu, la question des retenues sur rémunération.
L’article 3bis de la loi du 12 avril 1965 n’autorise, au titre de retenues, que celles visées à l’article 23. La cour énumère celles-ci, rappelant qu’il s’agit d’une disposition impérative (renvoyant notamment à l’arrêt de la Cour de cassation du 19 janvier 2004, n° S.03.0106.N) et que l’énumération qui y figure est limitative (avec renvoi ici à l’arrêt de la Cour de cassation du 10 mars 1980, Pas., 1980, I, p. 846).
Une renonciation aux droits conférés par les dispositions impératives ne peut exister qu’une fois que le droit est acquis, de telle sorte qu’il est admis que le travailleur peut renoncer à des arriérés de rémunération à un moment où ils sont devenus exigibles (hors cas de fraude).
Pour ce qui est plus précisément de la question de savoir si les parties peuvent convenir de déduire de la rémunération une contribution personnelle pour l’usage privé d’un véhicule de société, il n’y a pas unanimité en doctrine, la cour renvoyant aux auteurs qui se sont exprimés sur la question (dont M. SIMON, « Retenues sur la rémunération », J.T.T., 2014, p. 238, contra D. BERCKMANS et B. PAIRON, Le régime fiscal et social des voitures de société en Belgique, Entreprise et droit social, Kluwer, 2017, p. 9).
L’employeur étant par ailleurs obligé de respecter les conditions de travail convenues, et ce conformément aux articles 17, § 1er, et 25 L.C.T., ainsi qu’eu égard à l’article 1134 du Code civil, il ne peut, sans manquer à ses obligations contractuelles, modifier ou révoquer unilatéralement celles-ci.
La cour examine, ensuite, le respect de ces règles dans la situation visée, constatant en premier lieu que les règles fiscales n’imposent pas l’existence de contributions personnelles des travailleurs pour l’usage privé du véhicule de société mis à disposition. Si une contribution personnelle existe, celle-ci diminuera l’avantage à prendre en considération (article 36, § 2, dernier alinéa, C.I.R., 1992). Cette contribution personnelle n’est pas à analyser comme une retenue effectuée au sens de l’article 23 de la loi du 12 avril 1965.
Si le travailleur a initialement donné son accord (en 2000), ceci ne peut cependant impliquer un accord pour l’avenir, par lequel il aurait accepté que soit déduite de son salaire net une contribution nette égale à l’avantage en nature calculé suivant les (nouvelles) règles fiscales en vigueur.
La cour rappelle encore que la société a mis à disposition de l’employé un véhicule de société comprenant un usage privé et que cette mise à disposition était gratuite au moment où il a signé l’accord d’affiliation, dans le sens où aucune contribution personnelle n’était réclamée par l’employeur. La circonstance que l’octroi du véhicule ne soit pas intervenu lors de la signature du contrat mais en cours d’exécution de celui-ci est indifférente. Par ailleurs, il ne s’agit pas d’un élément accessoire des conditions de travail (la cour renvoyant encore à la doctrine de D. BERCKMANS et B. PAIRON citée ci-dessus).
En conclusion, la société n’établit ni légalement ni contractuellement qu’elle a pu retirer du salaire net à partir de l’année 2012 des montants correspondants aux contributions personnelles et sur lesquelles elle aurait obtenu l’accord de l’employé.
Elle est dès lors tenue de payer les montants réclamés à ce titre.
Intérêt de la décision
La cour rappelle plusieurs points de droit essentiels, dans l’hypothèse examinée, étant à la fois la question des retenues autorisées par la loi du 12 avril 1965 ainsi que l’obligation de respecter les conditions de travail convenues.
Elle examine minutieusement la portée des accords intervenus en cours d’exécution du contrat, constatant qu’a existé dans un premier temps un accord tacite sur le montant des retenues effectuées sur le salaire net, accord qui cependant n’existe plus à partir du moment où l’employeur a modifié à la hausse la retenue en cause. A cet égard, la cour conclut que le silence de l’intéressé pendant trois ans ne peut être interprété comme un accord donné pour le futur sur toute retenue qui serait faite par l’employeur eu égard à l’évolution de la valeur fiscale de l’utilisation du véhicule en cause.
La cour rappelle encore que l’octroi d’un avantage rémunératoire peut intervenir non seulement lors de la signature du contrat, mais également ultérieurement, sans qu’une distinction doive être faite quant aux droits conférés par rapport à un avantage contractuel.