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Assimilation des prestations, revenus et faits par l’article 5, sous a), du Règlement n° 883/2004 et usage du droit à la libre circulation

Commentaire de C.J.U.E., 5 décembre 2019, Aff. n° C-398/18 et C-428/18 (BOCERO TORRICO et FRITZ BODE c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL et TESORERÍA GENERAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL)

Mis en ligne le vendredi 29 mai 2020


Cour de Justice de l’Union européenne., 5 décembre 2019, Aff. n° C-398/18 et C-428/18 (BOCERO TORRICO et FRITZ BODE c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL et TESORERÍA GENERAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL)

Terra Laboris

Dans un arrêt du 5 décembre 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne, examinant la conformité d’une disposition de droit espagnol avec l’article 5, sous a), du Règlement n° 883/2004, rappelle que le principe d’égalité de traitement prohibe non seulement les discriminations ostensibles fondées sur la nationalité des bénéficiaires des régimes de sécurité sociale, mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui aboutissent en fait au même résultat.

Les faits

En décembre 2016, un travailleur, né en décembre 1953, introduit une demande aux fins d’obtenir une pension de retraite anticipée. Il a deux périodes de cotisations, l’une en Espagne et l’autre en Allemagne. Pour sa carrière en Allemagne, il peut prétendre à un montant de l’ordre de 507 euros et, pour l’Espagne, à 530 euros (montants arrondis).

Un autre travailleur, né en juin 1952, introduit en mai 2015 une même demande. Il justifie également de périodes de cotisations dans les deux Etats. Pour ce qui est de l’Allemagne, il peut prétendre à une pension de retraite de l’ordre de 1.185 euros et, pour l’Espagne, à 206 euros.

Dans les deux affaires, les pensions sont refusées par l’I.N.S.S., au motif que leur montant n’atteint pas la pension mensuelle minimum correspondant à la situation familiale des intéressés à leur 65e anniversaire. Ce montant de pension minimum est légèrement supérieur à 780 euros pour chacun des deux.

Des recours sont introduits et les juridictions internes considèrent que le montant en cause (c’est-à-dire qui doit être supérieur au montant minimum de la pension à l’âge de 65 ans) doit, dans ces hypothèses de prise de pension de retraite anticipée, être le montant de la pension réelle à charge du Royaume d’Espagne. Elles reprennent la finalité de la loi espagnole, qui veut éviter de verser un complément aux personnes qui n’ont pas encore atteint l’âge légal de la retraite et les maintenir sur le marché du travail.

La Cour de Justice de Galice (Tribunal Superior de Justicia de Galicia) se pose la question de savoir s’il n’y a cependant pas lieu de prendre en compte les pensions perçues dans les deux Etats. Dans cette hypothèse, aucun des deux requérants ne pourrait prétendre à un complément de pension et ne représenterait dès lors pas une charge pour le système de sécurité sociale espagnol.

Le juge national pose dès lors une question préjudicielle fondée sur l’article 48 T.F.U.E.

La question préjudicielle

Le juge espagnol demande si l’article 48 T.F.U.E. doit être interprété en ce sens qu’il s’oppose à la législation nationale, qui impose comme condition d’éligibilité pour l’octroi de la pension de retraite anticipée que le montant de la pension à percevoir soit supérieur au montant minimum de la pension que l’intéressé aurait pu percevoir ultérieurement, la notion de « pension à percevoir » étant entendue comme renvoyant à celle qui est à la charge du seul Etat membre compétent, et ce sans prendre également en compte la pension effective que l’intéressé pourrait percevoir au titre de prestations de même nature à charge d’un autre Etat membre (ou de plusieurs).

La décision de la Cour

La Cour a joint les deux affaires et vise, dans son examen, les deux situations qui lui sont présentées, posant une question identique.

Elle rappelle dans un premier temps que les pensions de retraite anticipée relèvent du champ d’application du Règlement n° 883/2004, s’agissant de prestations anticipées de vieillesse. La question posée doit dès lors être examinée au regard de ce texte. La Cour reformule donc celle-ci à partir de l’examen des dispositions du Règlement n° 883/2004.

Ces dispositions ne s’opposent pas au fait que la disposition de droit interne subordonne l’éligibilité à une pension de retraite anticipée à la condition que le montant soit supérieur au minimum de la pension qui serait perçue à l’âge légal de la retraite.

Ce qui est mis en cause, par les requérants, n’est pas le principe lui-même mais la notion de « pension à percevoir », étant que les institutions espagnoles ont considéré que ce terme vise la seule pension à charge de l’Espagne à l’exclusion d’autres pensions étrangères (Union européenne).

L’article 5 du Règlement a repris le principe jurisprudentiel d’assimilation des prestations, des revenus et des faits, principe qui doit être développé dans le respect du fond et de l’esprit des décisions de la Cour (la Cour renvoyant ici à son arrêt du 21 janvier 2016, Aff. n° C-453/14, VORARLBERGER GEBIETSKRANKENKASSE et KNAUER c/ LANDESHAUPTMANN VON VORARLBERG).

Il convient, pour la Cour, d’examiner la conformité de la loi espagnole telle qu’interprétée par les juridictions et institutions nationales à l’article 5, sous a), du Règlement. Celui-ci impose, lorsqu’il s’agit d’appliquer une règle de droit national telle que celle examinée, de prendre en compte non seulement le bénéfice de prestations de sécurité sociale acquises en vertu de la législation de l’Etat compétent, mais également le bénéfice des prestations équivalentes acquises dans un autre Etat. Dans l’arrêt du 21 janvier 2016 ci-dessus, s’agissant de pensions de vieillesse, la Cour a interprété la notion de « prestations équivalentes » figurant à cette disposition comme visant deux prestations de vieillesse comparables, eu égard à l’objectif poursuivi par elles et par les réglementations qui les ont instaurées.

S’agissant, en l’espèce, de prestations équivalentes (ce qu’il appartient, pour la Cour, au juge national de vérifier), l’article 5, sous a), s’oppose à la notion telle qu’interprétée dans le sens où elle ne viserait que la pension à la charge du Royaume d’Espagne. Le principe d’égalité de traitement est quant à lui contenu à l’article 4 du même Règlement et il prohibe non seulement les discriminations ostensibles (fondées sur la nationalité), mais encore toutes formes dissimulées de discrimination qui aboutiraient au même résultat.

Sont ainsi visées (la Cour revenant sur son arrêt du 22 juin 2011, Aff. n° C-399/09, LANDTOVÁ c/ ČESKÁ SPRÁVA SOCIALNÍHO ZABEZPEČENÍ) des conditions de droit national qui, étant indistinctement applicables selon la nationalité, aboutissaient à affecter essentiellement ou dans leur grande majorité les travailleurs migrants. Il en va de même de conditions indistinctement applicables, qui peuvent être plus facilement remplies par les nationaux que par les travailleurs migrants, ou encore qui risqueraient de jouer en particulier au détriment de ces derniers (considérant 41).

La législation en cause pourrait cependant être justifiée, à la condition que l’objectif poursuivi soit d’intérêt général et qu’elle soit propre à garantir la réalisation de celui-ci, tout en n’allant pas au-delà de ce qui est nécessaire pour l’atteindre. Les explications données par l’Etat espagnol sont que cette interprétation vise à réduire le recours à la retraite anticipée et à éviter des charges supplémentaires au système de sécurité sociale. A supposer, pour la Cour, que ceci puisse constituer des objectifs d’intérêt général, les arguments avancés ne peuvent suffire à justifier l’application discriminatoire de la condition ainsi posée, et ce au détriment de travailleurs qui ont fait usage de leur droit à la liberté de circulation.

Elle conclut dès lors que l’article 5, sous a), du Règlement s’oppose à la législation espagnole ainsi interprétée.

Intérêt de la décision

Dans cet arrêt, la Cour de Justice fait une application des principes repris dans l’article 5, a), du Règlement n° 883/2004, qui a introduit dans le texte du Règlement le principe jurisprudentiel d’assimilation des prestations, des revenus et des faits.

La Cour renvoie à l’arrêt qu’elle a rendu le 21 janvier 2016, à propos de la notion de prestations équivalentes en sécurité sociale (C.J.U.E., 21 janvier 2016, Aff. n° C-453/14, VORARLBERGER GEBIETSKRANKENKASSE et KNAUER c/ LANDESHAUPTMANN VON VORARLBERG – précédemment commenté). Elle y a rappelé que la question est de savoir si, dès lors que les deux régimes relèvent du champ d’application du Règlement n° 883/2004, ils peuvent être considérés comme tels dès lors qu’il s’agit de prestations de vieillesse servies par un régime de pension professionnelle d’un Etat et de prestations servies par un régime de pension légale d’un autre Etat.

La notion de « prestations équivalentes » n’est pas définie et il faut dès lors appliquer les règles habituelles d’interprétation de la Cour, étant d’en mesurer les termes, le contexte et les finalités. La Cour souligne avec l’Avocat général que la notion de « prestations équivalentes » n’est pas nécessairement la même que celle de « prestations de même nature », le législateur européen ayant utilisé deux termes distincts.

La finalité de la disposition en cause est d’assimiler les prestations, les revenus et les faits, ainsi que l’a retenu la Cour dans diverses décisions antérieures. Sur la notion d’équivalence, celle-ci ne peut être rencontrée au seul motif que les deux prestations relèvent du champ d’application du Règlement, ce critère étant insuffisant. Il serait d’ailleurs de nature à vider la condition d’équivalence de toute portée.

Il faut vérifier concrètement si l’on a affaire à des prestations de vieillesse comparables (la Cour renvoyant à l’arrêt KLÖPPEL du 21 février 2008 (C.J.U.E., 21 février 2008, Aff. n° C-507/06, KLÖPPEL c/ TIROLER GEBIETSKRANKENKASSE), examen pour lequel il faut tenir compte de l’objectif poursuivi par les prestations elles-mêmes, ainsi que par les textes qui les ont instituées. En l’occurrence, le même objectif est atteint, s’agissant d’assurer le maintien d’un niveau de vie déterminé par rapport à celui dont bénéficiaient les intéressés avant la retraite. Il s’agit dès lors de prestations comparables et la possibilité de bénéficier de droits complémentaires (facultatifs) ne modifie pas cette conclusion.


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