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Chômage : qualité de travailleur avec charge de famille et détention du conjoint (ou du cohabitant)

Commentaire de Cass., 28 octobre 2019, n° S.18.0075.F

Mis en ligne le vendredi 29 mai 2020


Cour de cassation, 28 octobre 2019, n° S.18.0075.F

Terra Laboris

Dans un arrêt du 28 octobre 2019, la Cour de cassation rappelle qu’en vertu de l’article 59, alinéa 2, 2°, de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1981, sont censés cohabiter, pendant les douze premiers mois, les membres du ménage qui sont emprisonnés, internés ou placés dans un établissement pour malades mentaux. Le conjoint (ou cohabitant) de celui-ci ne peut dès lors pas être automatiquement considéré comme travailleur avec charge de famille.

Les faits de la cause

Le demandeur, M. G.D., père de trois enfants et séparé de la mère de ceux-ci, bénéficiait d’allocations de chômage depuis le 6 août 2012 au taux de travailleur ayant charge de famille, suite à sa déclaration qu’il vivait seul avec sa fille C., née en 2002.

En juin 2014, l’ONEm consulte le Registre National et constate que, depuis le 2 octobre 2013, M. G.D. vit avec la mère des enfants, qui bénéficie d’indemnités de mutuelle, et les trois enfants.

Par une décision du 10 mars 2016, l’ONEm exclut le chômeur à partir du 2 octobre 2013 des allocations au taux de travailleur ayant charge de famille, prononce une sanction administrative de 10 semaines et l’informe que les allocations payées indûment seront récupérées. Le formulaire C3 du même jour fixe le montant de cette récupération à 12.998,76 euros.

M. G.D. forme à l’encontre de cette décision un recours recevable, tendant à titre principal au maintien du taux « chef de ménage » et, à titre subsidiaire, à la réduction de la récupération aux 150 derniers jours d’indemnisation vu sa bonne foi et à 20% du montant dû suite au comportement fautif de l’ONEm et, enfin, au remplacement de la sanction administrative par un avertissement.

Le tribunal du travail a dit ce recours non fondé.

La décision de la cour du travail

L’arrêt attaqué, prononcé par la Cour du travail de Bruxelles le 27 juin 2018 :

  • Sur le taux des allocations, dit ce recours fondé pour la seule période allant du 1er novembre 2014 au 25 novembre 2015, la mère des enfants, détenue, ne pouvant être considérée comme cohabitant avec M. G.D.
  • Sur la récupération, la limite à 20% de la différence de taux pour la période du 2 octobre 2013 au 31 octobre 2014 et du 27 novembre 2015 au 13 mars 2016, retient une faute de l’ONEm qui, s’il « avait réagi plus vite et avait indiqué [au chômeur] que l’inscription à son domicile de [la mère de ses enfants], avec qui il n’avait pas de projet de vie, serait considérée comme une cohabitation, (celui-ci) aurait pris ses dispositions pour qu’elle modifie cette inscription et quitte les lieux rapidement. Il est certain que, sans la faute [de l’ONEm], l’indu serait beaucoup moins important ». Il y a donc dans son chef une faute qui génère un dommage en lien causal avec celle-ci.
  • Réduit la sanction administrative à un avertissement.

Le pourvoi

La requête en cassation propose deux moyens.

Le premier concerne le taux des allocations pour la période allant du 1er novembre 2014 au 31 octobre 2015 et invoque essentiellement la violation de l’article 59, alinéas 1 et 2, de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 portant les modalités d’application de la réglementation du chômage, aux termes duquel, durant les douze premiers mois, la détention d’un ou plusieurs membres du ménage ne met pas fin à la cohabitation. Or, l’arrêt attaqué admet qu’avant sa détention, la mère des enfants faisait partie du ménage de M. G.D. et bénéficiait d’allocations de sécurité sociale, n’étant pas à sa charge.

Le second moyen concerne les périodes pour lesquelles l’arrêt attaqué décide que le chômeur n’avait pas droit au taux « chef de ménage ». Il fait grief à l’arrêt attaqué d’avoir réduit le montant à rembourser à 20% de l’indu et invoque la violation des articles 1235, alinéa 1er, 1376, 1377, alinéa 1er, 1378, 1382 et 1383 du Code civil, 169, alinéa 1er, et 170, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage et 7, § 13, alinéas 2 et 3, de l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 concernant la sécurité sociale des travailleurs. L’ONEm soutient, en substance, que tout montant reçu indûment doit être restitué, en sorte que le fait pour le chômeur de devoir rembourser des allocations perçues indûment, comme il y est obligé, ne constitue pas dans son chef un dommage au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil. L’ONEm ajoute qu’il dispose pour exercer ce droit à la récupération d’un délai qui, hormis le cas de dol ou de fraude, est de trois ans et que, lorsqu’il agit dans ce délai, il ne commet pas de faute au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil.

L’arrêt de la Cour de cassation

La Cour accueille le premier moyen pour violation de l’article 59, alinéa 2, 2°, de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 pour la période de douze mois, soit du 1er novembre 2014 au 31 octobre 2015, aux motifs que :

« En vertu de l’article 59, alinéa 1er, de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 portant les modalités d’application de la réglementation du chômage, il y a lieu d’entendre par cohabitation le fait, pour deux ou plusieurs personnes, de vivre ensemble sous le même toit et de régler principalement en commun les questions ménagères.

L’article 59, alinéa 2, 2°, de cet arrêté dispose que sont également censés cohabiter, pendant les douze premiers mois, les membres du ménage qui sont emprisonnés, internés ou placés dans un établissement pour malades mentaux.

L’arrêt constate que la mère des enfants du défendeur « a été inscrite [au] domicile [de celui-ci] à partir du 2 octobre 2013 », qu’elle a, dès ce moment, bénéficié jusqu’à la fin de juin 2014 d’allocations de chômage et, par la suite, d’indemnités de mutuelle, et qu’elle a été détenue « à la prison de [...] du 1er novembre 2014 au 26 novembre 2015 », et il tient, en dehors de cette période d’emprisonnement, la cohabitation de ces personnes pour établie au sens de l’article 59, alinéa 1er, précité. »

La Cour accueille le second moyen aux motifs que :

« Aux termes de l’article 169, alinéa 1er, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 portant réglementation du chômage, toute somme perçue indûment doit être remboursée.

L’obligation de restituer un paiement indu ne constitue pas en soi un dommage au sens des articles 1382 et 1383 du Code civil dès lors que celui sur qui pèse cette obligation n’a aucun droit à l’avantage faisant l’objet du paiement ».

L’arrêt qui tient pour établie la cohabitation du défendeur avec la mère de ses enfants pour les périodes concernées par le moyen et admet qu’il y a matière à exclusion et à récupération des allocations de chômage indûment payées mais qui limite la récupération à 20% de l’indu viole ces dispositions légales.

Intérêt de la décision

Quant au premier moyen, l’article 59, alinéa 2, 2°, de l’arrêté ministériel du 26 novembre 1991 permet que le membre du ménage resté en liberté maintienne, pendant une période maximale de douze mois, le taux chef de ménage dont il bénéficiait du fait de sa cohabitation. Mais cette présomption de maintien de la cohabitation peut aussi jouer en défaveur du chômeur, comme dans le cas d’espèce où la mère des enfants bénéficiait, avant sa détention, d’indemnités de mutuelle qui avaient pour conséquence dès le début de la cohabitation la perte par M. G.D. de sa qualité de travailleur ayant charge de famille. Nous ne disposons pas de l’arrêt cassé mais l’on peut supposer que, compte tenu de la législation en vigueur à l’époque litigieuse, cette dame a maintenu le droit à des indemnités de mutuelle pendant cette détention (cf. V. VAN DER PLANCKE et G. VAN LIMBERGHEN, La sécurité sociale des (ex-)détenus et de leurs proches, La Charte).

Quant au second moyen, il nous permet de rappeler que la matière du chômage, comme toutes les matières de sécurité sociale, est d’ordre public en sorte que, selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation, le juge ne peut accorder tout ou partie de la prestation qu’il a qualifiée d’indue en réparation du dommage causé par une faute de l’institution de sécurité sociale. On peut à cet égard se référer notamment aux arrêts de la Cour des 16 décembre 2002 (Chr.D.S., 2004, p. 302 et obs. de D. TORFS) et 26 mai 2003 (J.T.T., 2004, p. 228 avec les conclusions du ministère public) et à H. MORMONT (« La révision des décisions et la récupération des allocations », in La réglementation du chômage : vingt ans d’application de l’arrêté royal du 25 novembre 1991, E.P.D.S., 2011/5, pp. 686 à 690).

J.F. NEVEN (« La responsabilité des institutions de sécurité sociale », in Regards croisés sur la sécurité sociale, CUP, Anthemis, p. 265) souligne que : « Par contre, dès lors que le lien de causalité est établi, l’octroi de dommages et intérêts ne devrait pas susciter de difficulté, tant pour compenser la partie de la prestation qui sans la faute n’aurait pas été indue, que pour compenser les éventuels « dommages collatéraux ».

Ainsi, à titre exemplatif, par un arrêt du 22 mai 2006 (Chr.D.S., 2006, p. 576), la Cour de cassation a rejeté le pourvoi formé par la Caisse de Compensation pour allocations familiales des régions de Charleroi et de Namur contre un arrêt de la Cour du travail de Mons du 20 octobre 2004. Celui-ci avait décidé que la Caisse avait commis une faute en ne revoyant pas la situation médicale de l’enfant, et ce durant une période de sept ans, qu’elle avait ainsi fautivement créé l’apparence dans le chef des parents qu’ils avaient droit à l’allocation majorée pendant plusieurs années, que le dommage en résultant pour eux était équivalent au montant des dites allocations majorées et qui avait procédé à la compensation entre le montant indu et les dommages et intérêts. La Caisse soutenait dans sa requête en cassation que les dommages et intérêts « ne peuvent comprendre ni, a fortiori, équivaloir à une somme que l’auteur de l’acte fautif a indûment payée à la victime de cet acte ». La Cour décide que l’arrêt attaqué « justifie légalement sa décision que le dommage résultant de cette faute est équivalent au montant des allocations familiales indûment majorées ».

En l’espèce, c’est la démarche de la cour du travail consistant à réduire la récupération qui est censurée car elle revient à maintenir, à concurrence de 80%, des allocations de chômage dont l’arrêt a admis le caractère indu.


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