Commentaire de C.J.U.E., 12 décembre 2019, Aff. n° C-450/18 (WA c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL (INSS))
Mis en ligne le vendredi 12 juin 2020
Cour de Justice de l’Union européenne, 12 décembre 2019, Aff. n° C-450/18 (WA c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL (INSS))
Terra Laboris
Dans un arrêt du 12 décembre 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne conclut à l’existence d’une discrimination directe dans la législation espagnole, qui réserve un complément de pension aux femmes ayant eu aux moins deux enfants et étant bénéficiaires d’une pension de retraite, complément qui est refusé aux hommes dans la même situation.
Les faits
Le requérant s’est vu octroyer en janvier 2017 une pension pour incapacité de travail permanente de 100%. Il a, préalablement, introduit une réclamation administrative, soutenant qu’étant le père de deux filles, il doit bénéficier d’un complément de pension prévu à la L.G.S.S. (Loi générale sur la sécurité sociale), complément de 5% du montant initial, dans les mêmes conditions que les femmes qui sont mères de deux enfants et qui bénéficient de pensions contributives d’incapacité permanente au titre d’un régime de sécurité sociale de droit espagnol. Cette réclamation est rejetée, l’I.N.S.S. faisant valoir que ce complément est accordé exclusivement aux femmes, et ce à une double condition, étant d’être bénéficiaires d’une pension contributive de la sécurité sociale et d’être mères d’au moins deux enfants.
Un recours est introduit devant le Juzgado de lo Social n° 3 de Gerona (Tribunal du travail n° 3 de Gérone) en vue d’obtenir l’octroi de ce complément.
Suite au décès du requérant, son épouse a repris l’instance. La question posée couvre dès lors la période allant jusqu’au décès.
Le juge espagnol exprime des doutes quant à la conformité de la loi interne au droit de l’Union. Le complément est justifié, selon la loi espagnole, en tant que « contribution démographique à la sécurité sociale ». Or, ceci peut valoir aussi bien pour les hommes que pour les femmes, les soins et la charge d’éducation concernant aussi bien le père que la mère. Le juge souligne que l’interruption de travail motivée par la naissance, l’adoption ou les soins aux enfants peut porter préjudice de la même manière aux femmes et aux hommes, et ce indépendamment de leur contribution démographique respective à la sécurité sociale. Il poursuit que les dispositions en cause pourraient être justifiées en tant qu’elles visent à protéger les femmes des conséquences de la grossesse et de la maternité.
Il décide, vu ces considérations, de poser à la Cour de Justice une question préjudicielle.
La question préjudicielle
Le juge espagnol interpelle la Cour sur la question de savoir si une règle de droit national qui, eu égard à leur contribution démographique à la sécurité sociale, reconnaît un droit à un complément de pension aux femmes aux conditions ci-dessus (avoir eu des enfants biologiques ou adoptés et bénéficier d’un régime de sécurité sociale de pension contributive ou d’incapacité permanente) mais ne reconnaît pas ce droit aux hommes se trouvant dans une situation identique, porte atteinte au principe d’égalité de traitement qui interdit toute discrimination fondée sur le sexe, principe reconnu à l’article 157 du T.F.U.E. et par la Directive n° 76/207 (modifiée par la Directive n° 2002/73 et refondue par la Directive n° 2006/54).
La décision de la Cour
La Cour fait des observations liminaires, eu égard à la formulation de la question. Elle rappelle que sa mission est, même s’il lui a été demandé d’interpréter l’article 157 T.F.U.E. et la Directive n° 2006/54, d’extraire de l’ensemble des éléments fournis par la juridiction nationale les éléments du droit interne qui appellent une interprétation, compte tenu du litige.
Elle s’interroge, ensuite, sur la nature au sens du droit européen de la pension contributive d’incapacité permanente et estime que celle-ci apparaît comme une pension qui est moins fonction d’une relation d’emploi entre travailleur et employeur que de considérations d’ordre social. Cette pension contributive ne relève pas de la notion de rémunération au sens de l’article 157 T.F.U.E. non plus que de la Directive n° 2006/54. Par ailleurs, cette Directive ne s’applique pas aux régimes légaux régis par la Directive n° 79/7. Le complément en cause relève de cette dernière Directive, dès lors qu’il fait partie d’un régime légal de protection contre l’un des risques qui y sont énumérés, étant l’invalidité, et qu’il est directement et effectivement lié à la protection contre ce risque (la Cour renvoyant notamment à son arrêt du 22 novembre 2012, Aff. n° C-385/11, ELBAL MORENO – point 26). Il s’agit en effet de permettre à la femme qui a eu au moins deux enfants biologiques ou adoptés et qui bénéficie d’une pension d’invalidité de disposer de moyens nécessaires au regard notamment de leurs besoins. La Cour reformule dès lors la question comme devant être interprétée au sens de la Directive n° 79/7.
Sur le fond, elle rappelle le principe de l’égalité de traitement qui y est repris. Le droit espagnol a accordé un traitement moins favorable aux hommes ayant eu au moins deux enfants biologiques ou adoptés. Ce traitement est dès lors susceptible de constituer une discrimination directe et la Cour en rappelle la définition dans sa jurisprudence : il s’agit de l’application de règles différentes à des situations comparables ou de l’application de la même règle à des situations différentes (revenant ici à ses arrêts des 13 février 1996, Aff. n° C-342/93, GILLESPIE e.a. et 8 mai 2019, Aff. n° C-486/18, PRAXAIR MRC).
La question est dès lors de savoir s’il s’agit en l’espèce de situations comparables. Ceci suppose non que ces situations soient identiques mais similaires.
La finalité de la mesure étant, selon le Gouvernement espagnol, non seulement de récompenser les femmes pour leur contribution démographique à la sécurité sociale, mais également de permettre de réduire l’écart entre les montants des pensions des hommes et des femmes, vu les différences de parcours professionnel, la Cour conclut sur ce point que, si les femmes sont plus touchées par les désavantages professionnels résultant de l’éducation des enfants, ceci n’est pas de nature à exclure la comparabilité de leur situation avec celle des hommes qui ont assumé l’éducation de leurs enfants et ont, de ce fait, été exposés au même désavantage. Les statistiques produites par le Gouvernement espagnol, relatives à l’écart des pensions (sur le plan structurel), n’infirment pas ce constat.
La Cour relève ensuite que le principe de l’égalité de traitement ne fait pas obstacle aux dispositions relatives à la protection de la maternité (renvoyant à divers arrêts, dont celui du 19 septembre 2013, Aff. n° C-5/12, BETRIU MONTULL). Analysant plus en détail les conditions mises, la Cour relève encore qu’aucun lien n’est exigé avec la prise d’un congé de maternité ou avec les désavantages qu’aurait subis une femme dans sa carrière suite à son accouchement. De même, l’octroi n’étant pas limité aux femmes qui ont accouché, la condition de la prise d’un congé de maternité (dérogation autorisée par la Directive n° 79/7) fait défaut. Ce complément de pension ne relève dès lors pas des dérogations possibles à l’interdiction de discrimination contenue dans le texte.
La Cour termine son analyse en faisant référence à l’article 157, § 4, du T.F.U.E., qui permet aux Etats de maintenir ou d’adopter des mesures contenant des avantages spécifiques destinés à faciliter l’exercice d’une activité professionnelle pour le sexe sous-représenté ou à prévenir ou à compenser des désavantages dans la carrière professionnelle de celui-ci. Cette disposition ne trouve cependant pas à s’appliquer en l’espèce, le complément de pension se bornant à accorder aux femmes le surplus en cause, sans porter remède aux problèmes qu’elles peuvent rencontrer dans leur carrière professionnelle. Il n’apparaît pas comme étant de nature à compenser les désavantages auxquels les femmes sont exposées et à assurer concrètement une pleine égalité entre les hommes et les femmes.
Elle conclut que la législation espagnole est constitutive d’une discrimination directe fondée sur le sexe et qui est dès lors interdite par la Directive n° 79/7.
Intérêt de la décision
La Cour de Justice a réorienté la question préjudicielle vers la Directive n° 79/7/CEE du Conseil du 19 décembre 1978 relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, après avoir opéré le constat que la prestation en cause ne peut être considérée comme « rémunération » au sens de l’article 157, § 2, T.F.U.E. Ne peuvent en effet être inclus dans cette notion les régimes de prestations de sécurité sociale, comme les pensions de retraite, réglées directement par la loi, à l’exclusion de tout élément de concertation au sein de l’entreprise ou de la branche professionnelle et obligatoirement applicables à des catégories générales de travailleurs (enseignement de l’arrêt ELBAL MORENO ci-dessus).
Dans le cadre de l’examen de la Directive n° 79/7, la Cour a rappelé les principes des articles 4, étant l’interdiction de toute discrimination fondée sur le sexe, et ce eu égard au principe de l’égalité de traitement, et 7, qui permet aux Etats membres d’exclure de son champ d’application les avantages accordés en matière d’assurance vieillesse aux personnes qui ont élevé des enfants, ainsi que l’acquisition de droits aux prestations à la suite de périodes d’interruption d’emploi dues à l’éducation des enfants.
Vu les conditions d’octroi du complément en l’espèce, le lien avec la maternité a été écarté par la Cour, la prestation ne pouvant dès lors être admise comme rentrant dans le champ d’application de cette dérogation.
Très logiquement, la Cour a ensuite conclu à une discrimination directe et à sa contrariété avec le droit de l’Union.