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Mesures rétroactives destinées à mettre un terme à une discrimination en matière de pension dans les régimes professionnels : un arrêt de la Cour de Justice

Commentaire de C.J.U.E., 7 octobre 2019, Aff. n° C-171/18 (SAFEWAY Ltd c/ NEWTON et SAFEWAY PENSION TRUSTEES Ltd)

Mis en ligne le vendredi 12 juin 2020


Cour de Justice de l’Union européenne, 7 octobre 2019, Aff. n° C-171/18 (SAFEWAY Ltd c/ NEWTON et SAFEWAY PENSION TRUSTEES Ltd)

Terra Laboris

Par arrêt du 7 octobre 2019, la Cour de Justice, statuant dans le cadre de l’article 119 du Traité C.E. (actuellement article 157 T.F.U.E.), rappelle la jurisprudence BARBER, à propos d’un régime professionnel privé de pension de retraite : la mise en conformité rétroactive des droits à cette pension doit intervenir en alignant les droits de la catégorie de personnes défavorisées sur celle des personnes privilégiées.

Les faits

Un régime professionnel privé de pension de retraite a été constitué au sein d’une société sous forme d’un trust (créé en 1978). Il fixe initialement un âge normal de départ à la retraite différent pour les hommes (65 ans) et les femmes (60 ans).

Suite à l’arrêt BARBER (C.J.U.E., 17 mai 1990, Aff. n° C-262/88, BARBER c/ GUARDIAN ROYAL EXCHANGE ASSURANCE GROUP), qui a vu dans ce système une discrimination prohibée, le régime a été modifié, avec effet au 1er décembre 1991, l’âge normal de départ à la pension étant fixé à 65 ans pour tous les affiliés. La question s’est posée de la conformité de la modification rétroactive de ce nouveau régime. La High Court of Justice (England & Wales) (Haute Cour de Justice de l’Angleterre et du Pays de Galles) a considéré qu’il y avait violation de l’article 119 du Traité C.E., l’âge uniforme devant être fixé à 60 ans pour la période du 1er décembre 1991 au 2 mai 1996.

La juridiction d’appel, la Court of Appeal (England & Wales) (Cour d’appel d’Angleterre et du Pays de Galles), s’est interrogée sur la question de droits acquis par les affiliés pour la période en cause, droits qui auraient été réduits de manière rétroactive. Si l’acte de trust pouvait valablement relever l’âge en cause pour les femmes à 65 ans, la juridiction s’interroge quant à la conformité de cette latitude avec l’article 119 du Traité C.E.

Elle pose dès lors une question préjudicielle à la Cour de Justice.

La question préjudicielle

Il s’agit de dire si, lorsque les règles d’un régime de pension dans le cadre du droit national confèrent le pouvoir de réduire rétroactivement par la voie de modifications de l’acte constitutif du régime (trust) la valeur des droits de pension acquis pour les travailleurs masculins et pour les travailleurs féminins, pour une période passée, l’article 157 T.F.U.E. (anciennement 119 C.E.) requiert que les droits à pension acquis soient considérés pendant cette période comme irrévocables, c’est-à-dire qu’ils sont protégés de toute réduction rétroactive résultant de l’exercice du pouvoir reconnu sur le plan national.

La décision de la Cour

S’agissant d’une période où était en vigueur l’article 119 du Traité C.E., la Cour précise que la question doit recevoir une réponse eu égard à celui-ci.

Elle rappelle en premier lieu son arrêt BARBER du 17 mai 1990 : la fixation d’un âge normal de départ à la retraite différent selon le sexe est une discrimination prohibée par l’article 119 du Traité C.E.

La Cour en vient ensuite à un long rappel de l’essentiel de la jurisprudence rendue sur la question, arrêts dans lesquels elle a examiné les conséquences à tirer du constat de la discrimination relevée. Elle a été saisie dans diverses décisions de la période antérieure à la date du prononcé de l’arrêt BARBER ainsi que pour des périodes d’emploi postérieures à celui-ci et allant jusqu’à l’adoption dans le régime de pension concerné de mesures rétablissant l’égalité de traitement. La règle dégagée est que les personnes de la catégorie défavorisée doivent se voir accorder les mêmes avantages que ceux dont bénéficient les personnes de la catégorie privilégiée. Ceux-ci sont – à défaut d’exécution correcte de l’article 119 du Traité C.E. en droit national – le seul système de référence valable. Enfin, elle a également été saisie de questions relatives à des périodes d’emploi accomplies après l’adoption des mesures destinées à rétablir l’égalité de traitement. Vu l’effet direct de l’article 119 du Traité C.E., l’employeur, après la constatation d’une discrimination, doit en effet appliquer cette disposition de manière immédiate et complète, le maintien de la discrimination – fût-il transitoire – ne pouvant être admis. Il faut également respecter le principe de la sécurité juridique. Les droits de l’Union doivent être mis œuvre de manière suffisamment précise, claire et prévisible pour permettre aux citoyens de connaître avec exactitude leurs droits et leurs obligations et pour pouvoir s’en prévaloir de manière utile devant les juridictions nationales.

La Cour constate que les mesures prises ne satisfont pas à ces exigences. Le juge de renvoi a constaté que le libellé de la clause de modification exige un acte de trust. En outre, la clause de modification elle-même est insatisfaisante. Cette simple faculté autorisée par le droit national ne peut pas être considérée comme ayant mis un terme à la discrimination.

La Cour constate que des mesures n’ont été adoptées qu’en 1996, aux fins de se conformer au droit de l’Union. Quant à l’uniformisation avec effet rétroactif, elle rappelle que le respect du principe d’égalité ne peut être assuré que par l’octroi aux personnes de la catégorie défavorisée des mêmes avantages que ceux dont bénéficient celles de la catégorie privilégiée, renvoyant ici à des arrêts récents (C.J.U.E., 22 janvier 2019, Aff. n° C-193/17, CRESCO INVESTIGATION GmbH c/ ACHATZI et C.J.U.E., 28 janvier 2015, Aff. n° C-417/13, ÖBB PERSONENVERKEHR AG c/ STARJAKOB).

Le droit de l’Union s’oppose à la suppression, pour le passé, des avantages des personnes de la catégorie privilégiée, ainsi qu’elle a déjà jugé dans un ancien arrêt du 28 septembre 1994 (C.J.U.E., 28 septembre 1994, Aff. n° C-408/92, SMITH e.a. c/ AVDEL SYSTEMS Ltd).

Reste à déterminer si cette jurisprudence peut s’appliquer à des situations dans lesquelles les droits en cause revêtent, en vertu du droit national ainsi que de l’acte constitutif du régime de pension, un caractère révocable. Cette question n’a pas encore été tranchée par la Cour, ainsi qu’elle le précise.

Elle répond que la solution doit être identique, la possibilité d’uniformiser de manière rétroactive en s’alignant sur la catégorie antérieurement défavorisée ne trouvant aucun appui dans sa jurisprudence. Ni le droit national ni l’acte constitutif ne peuvent dès lors s’opposer à la solution dégagée. La justification de la mesure réside en effet notamment dans le rattachement de l’article 119 du Traité C.E. à l’objectif de l’égalisation des conditions de travail dans le sens du progrès, telle qu’elle résulte du préambule du Traité et de son article 17.

Resterait cependant que des mesures visant à mettre fin à une discrimination contraire au droit de l’Union pourraient à titre exceptionnel être prises avec effet rétroactif, si d’une part était respectée la confiance légitime des intéressés et si, d’autre part, ces mesures répondaient effectivement à un impératif d’intérêt général. La Cour rappelle encore qu’elle a admis qu’un risque d’atteinte grave à l’équilibre financier du régime de pension concerné peut constituer un tel impératif d’intérêt général.

Elle n’a cependant, au dossier, pas d’éléments suffisants permettant de retenir que l’on serait dans une telle hypothèse.

Elle conclut dès lors que l’article 119 s’oppose, en l’absence d’une justification objective, à ce qu’un régime de pension adopte, pour mettre fin à une discrimination contraire à cette disposition, résultant de la fixation d’un âge normal de départ à la retraite différent sur le sexe, une mesure uniformisant de manière rétroactive cet âge au niveau de celui des personnes de la catégorie antérieurement défavorisée, pour la période comprise entre l’annonce et l’adoption de cette mesure, même si celle-ci est autorisée par le droit national et par l’acte constitutif du régime de pension.

Intérêt de la décision

La Cour rappelle ici sa jurisprudence constante, à partir de l’arrêt BARBER, qui a posé le principe de l’interdiction de discrimination en matière de fixation différente d’un âge normal de départ à la pension de retraite selon le sexe.

L’intérêt de la décision est, pour la Cour, de rappeler qu’elle a été saisie de questions relatives à trois périodes : celle précédant l’arrêt BARBER, celle consécutive à celui-ci et antérieure à la mise en œuvre de dispositions aux fins de conformer les droits des citoyens à la jurisprudence de la Cour, ainsi que la période ultérieure.

Dans l’arrêt commenté, la Cour revient également sur une décision très récente, étant l’arrêt CRESCO INVESTIGATION GmbH / ACHATZI du 22 janvier 2019 (C-193/17), sur les règles d’interprétation du droit de l’Union.

L’on notera également le renvoi au célèbre arrêt DEFRENNE du 8 avril 1976 (C.J.U.E., 8 avril 1976, Aff. n° 43/75, DEFRENNE c/ SOCIÉTÉ ANONYME BELGE DE NAVIGATION AÉRIENNE SABENA) sur l’effet direct de l’article 119 du Traité C.E. et l’obligation pour les juridictions nationales de sauvegarder les droits issus de celui-ci.


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