Commentaire de C.J.U.E., 4 septembre 2019, Aff. n° C-473/18 (GP c/ BUNDESAGENTUR FÜR ARBEIT – FAMILIENKASSE BADEN-WÜRTTEMBERG WEST)
Mis en ligne le vendredi 12 juin 2020
Cour de Justice de l’Union européenne, 4 septembre 2019, Aff. n° C-473/18 (GP c/ BUNDESAGENTUR FÜR ARBEIT – FAMILIENKASSE BADEN-WÜRTTEMBERG WEST)
Terra Laboris
En date du 4 septembre 2019, la Cour de Justice de l’Union européenne a rendu un arrêt relatif à la détermination de la date de référence du taux de change du complément différentiel des allocations familiales dû à un travailleur résidant dans un Etat membre et travaillant en Suisse. Il s’agit du premier arrêt rendu dans le cadre des Règlements de coordination n° 883/2004 et 987/2009.
Les faits
Un couple résidant en Allemagne et exerçant tous deux une activité salariée en Suisse bénéficie, pour leurs deux enfants, de prestations familiales à charge de la Suisse à partir de février 2012. En août 2015, la mère fait une demande auprès de la caisse d’allocations familiales allemande aux fins d’obtenir un complément différentiel. La caisse rejette celle-ci pour la période passée, renvoyant à l’article 90 du Règlement n° 987/2009 ainsi qu’à la Décision H3. Elle considère qu’afin de déterminer l’existence du droit à un complément différentiel ainsi que le montant de celui-ci, il faut retenir le taux de change publié le premier jour du mois précédant celui au cours duquel le calcul est effectué. En 2015, la caisse estime que le montant perçu en Suisse (200 CHF) est supérieur à celui octroyé pour la période passée (2012 à 2014) par l’Allemagne (184 EUR). Aucun complément n’est dès lors dû.
Un recours est introduit devant le Finanzgericht Baden-Württemberg (Tribunal des finances du Land de Baden-Württemberg), l’intéressée soutenant que, par les termes « le mois au cours duquel la disposition doit s’appliquer » repris à la Décision H3, il faut entendre le mois à partir duquel les Règlements européens sont devenus applicables, à savoir avril 2012. Le taux de change doit dès lors être celui publié le 1er mars 2012. Celui-ci entraîne le droit à un supplément pour la période concernée de 36,10 EUR par mois (pour les deux enfants).
Pour le juge de renvoi, il y a une question d’interprétation de la Décision H3. La question est de savoir si la règle relative à la conversion d’un montant (qui vise la conversion par l’institution d’un Etat membre dans la monnaie d’un autre Etat membre lorsque celle-ci doit tenir compte d’un montant en application de la législation nationale) s’applique s’il s’agit de convertir en euros une somme libellée en francs suisses, s’agissant d’une conversion dans la monnaie de son propre Etat membre. Des questions préjudicielles sont en conséquence posées à la Cour de Justice, le juge national s’interrogeant également sur la portée d’autres dispositions de la Décision H3.
La décision de la Cour
La Cour, saisie de trois questions, répond en premier lieu à la première, considérant que celle-ci a la priorité sur les deux autres, vu qu’elle a trait à l’incidence éventuelle de la conversion dans la monnaie d’un Etat membre de prestations versées en francs suisses par une institution suisse sur l’application et l’interprétation du droit de l’Union.
Elle rappelle d’abord que les dispositions des Règlements couvrent également la Confédération suisse (renvoyant à son arrêt DREYER du 14 mars 2019, Aff. n° C-372/18). La Décision H3 est également applicable.
La demanderesse relève donc du champ d’application des Règlements. Les prestations en cause ainsi que les règles de conversion doivent être dès lors être examinées de la même manière que des prestations perçues dans un autre Etat membre. Il en découle que le fait que les prestations sont versées en francs suisses par une institution suisse ne modifie en rien les règles applicables.
La Cour en vient ensuite à la réponse à la première question, la juridiction allemande souhaitant savoir quelle disposition de la Décision H3 est applicable, et ce afin d’évaluer le complément différentiel. La Cour rappelle que cette décision est un acte d’exécution des Règlements et qu’elle doit faire l’objet si possible d’une interprétation conforme à l’acte de base. Eu égard aux principes généraux en la matière, la disposition de la Décision H3 applicable doit être déterminée en tenant compte de la nature et de l’objectif de la prestation elle-même. Il s’agit d’un complément différentiel versé au titre de prestations familiales mensuelles. Pour les prestations familiales, les droits ouverts au titre d’une activité salariée (ou non) sont dus en priorité par rapport à ceux ouverts au titre de la résidence.
En cas de cumul, les prestations familiales sont servies par la législation désignée comme étant prioritaire, les autres étant suspendues jusqu’à concurrence de ce montant et servies, le cas échéant, sous forme d’un complément différentiel. Il s’agit d’une règle anti-cumul, qui vise à garantir aux bénéficiaires de prestations versées par plusieurs Etats un montant total identique à la prestation la plus favorable due en vertu de la législation d’un seul de ceux-ci (la Cour citant son arrêt WAGENER du 30 avril 2014, Aff. n° C-250/13). S’agissant de garantir le versement d’un montant total identique à la prestation la plus favorable, en cas de versements effectués dans différentes monnaies, il faut utiliser le taux de change de référence publié par la BCE à une date aussi proche que possible de celle du versement. Les prestations étant versées mensuellement, sur une longue période de temps, un taux de change différent sera appliqué pour chaque versement. Il s’agit, pour la Cour, d’éviter que le bénéficiaire ne perçoive pas le montant de la prestation la plus favorable ou, au contraire, qu’il se voie octroyer un montant excédant celui-ci. La circonstance que ceci entraîne une charge administrative supplémentaire pour l’institution de sécurité sociale est indifférente.
La Cour invoque cependant le caractère résiduel de la Décision H3. Examinant les diverses hypothèses visées par cette dernière, elle conclut à l’application du point 2, qui dispose que, sauf disposition contraire dans la décision elle-même, le taux de change est le taux publié le jour où l’institution exécute l’opération en question.
Enfin, sur la deuxième question, relative précisément à l’interprétation du point 2, qui vise le « jour où l’institution exécute l’opération en question », il s’agit de comprendre, pour la Cour, que cette notion vise le jour auquel l’institution compétente de l’Etat d’emploi, qui est responsable prioritairement du paiement de la prestation familiale, effectue celui-ci. Ce n’est en effet qu’à la suite du paiement de la prestation que l’intéressée peut bénéficier du complément dans l’Etat de résidence. Cette interprétation est d’ailleurs conforme à l’objectif de la règle anti-cumul.
La Cour conclut dès lors (i) que les règles applicables à la conversion monétaire de la prestation pour enfant à charge ne sont pas affectées par le fait que la prestation est versée en francs suisses par une institution suisse, (ii) qu’il faut interpréter la Décision H3 comme étant applicable lors de la conversion des monnaies aux fins de déterminer le montant du complément différentiel éventuel et (iii) que la notion de « jour où l’institution exécute l’opération en question » doit être interprétée comme visant le jour auquel l’institution compétente de l’Etat d’emploi effectue le paiement de la prestation familiale en question.
Intérêt de la décision
Cet arrêt de la Cour de Justice était attendu, s’agissant de la première intervention de celle-ci sur la question de la conversion monétaire d’une part et du moment où il y a lieu de se placer pour le calcul de celle-ci de l’autre.
La Cour rappelle dans cet arrêt plusieurs étapes importantes de sa jurisprudence. Dans son arrêt DREYER du 14 mars 2019 (C.J.U.E., 14 mars 2019, Aff. n° C-372/18, MINISTRE DE L’ACTION ET DES COMPTES PUBLICS c/ DREYER), elle a repris une nouvelle fois la définition des prestations de sécurité sociale au sens du Règlement de coordination, rappelant le principe selon lequel ce sont les éléments constitutifs de la prestation, et notamment les finalités et ses conditions d’octroi, qui doivent être retenus, et non la qualification de la prestation en droit interne. La Cour renvoie, tout au long de cet arrêt, à diverses décisions sur la question (C.J.U.E., 5 mars 1998, Aff. n° C-160/96, MOLENAAR ; CJ.U.E., 16 septembre 2015, Aff. n° C-433/13, COMMISSION c/ SLOVAQUIE – précédemment commenté – et C.J.U.E., 25 juillet 2018, Aff. n° C-679/16, A.).
Dans son arrêt WAGENER du 30 avril 2014, plus spécifiquement consacré à la question de la conversion des monnaies et du complément différentiel, elle avait jugé, dans le cadre du Règlement CEE n° 574/72 du Conseil du 21 mars 1972 fixant les modalités d’application du Règlement n° 1408/71, que les dispositions de celui-ci étaient applicables à la conversion monétaire d’allocations familiales et que le calcul du complément différentiel devait s’effectuer au cours de change officiel du jour du paiement de ces allocations par l’Etat membre sur le territoire duquel le travailleur exerçait une activité salariée.