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Requalification d’un contrat d’entreprise en contrat de travail : cotisations de sécurité sociale et outplacement.

C. trav. Bruxelles, 27 novembre 2019, R.G. 2016/AB/888

Mis en ligne le mardi 11 août 2020


Dans un arrêt rendu le 27 novembre 2019, la Cour du travail de Bruxelles admet que, vu la requalification d’une convention de collaboration indépendante en contrat de travail, le travailleur peut être indemnisé du fait de la non régularisation par l’employeur des cotisations de sécurité sociale, et ce à concurrence du préjudice qu’il subira à l’âge de la pension du fait de la perte de la pension de retraite dans le secteur des salariés pour sa période d’occupation.

Brefs rétroactes

Une action avait été introduite devant le Tribunal du travail en vue d’obtenir la requalification d’une convention de collaboration indépendante. Cette action était dirigée contre deux sociétés, pour lesquelles les prestations avaient été fournies.

Le tribunal fit droit à la demande en ce qui concerne l’une des deux et condamna celle-ci au paiement d’une indemnité de préavis, d’un pécule de vacances de départ et d’une prime de fin d’année prorata temporis. Celle-ci fut également condamnée à délivrer les documents sociaux légaux.

Appel fut interjeté par la travailleuse, qui demandait la condamnation des deux sociétés, considérant qu’elles avaient toutes deux la qualité d’employeur.

Les décisions de la cour du travail

La cour a rendu deux arrêts.

L’arrêt du 19 décembre 2018

Cet arrêt retient l’existence d’un lien de subordination par rapport à la société qui avait été mise hors cause en première instance et condamne les deux sociétés solidairement à payer les montants consécutifs à la rupture de la relation de travail.

Cet arrêt contient également une autre condamnation solidaire, relative à la régularisation des cotisations de sécurité sociale.

Il ordonne la réouverture des débats en ce qui concerne deux postes, l’un relatif à l’indemnisation du préjudice suite au non-paiement des dites cotisations, l’autre portant sur des dommages et intérêts liés à l’absence d’outplacement.

L’arrêt du 27 novembre 2019

La cour constate que l’appelante maintient les deux chefs de demande subsistants.

Pour la question des cotisations de sécurité sociale pour la durée de l’occupation, elle demande, à défaut de régularisation de celles-ci, la condamnation solidaire (ou de l’une à défaut de l’autre) des sociétés au paiement de 25.500€ environ de dommages et intérêts.

Pour ce qui est l’outplacement, elle sollicite le paiement de 2.500€ de dommages et intérêts vu le non-respect de la CCT n° 82 relative au reclassement professionnel.

La cour examine dès lors ces deux postes successivement.

Elle constate que les sociétés n’ont toujours pas fourni la preuve du paiement des cotisations de sécurité sociale. Un pourvoi en cassation a été introduit contre l’arrêt du 19 décembre 2018 mais la cour relève qu’en vertu de l’article 1118 du Code judiciaire, elles étaient tenues de l’exécuter.

En conséquence, vu l’absence de preuve de la régularisation, la cour examine la question des dommages et intérêts réclamés. Le fondement de ceux-ci réside à l’article 26, alinéa 2 de la loi du 27 juillet 1969 révisant l’arrêté-loi du 28 décembre 1944 sur la sécurité sociale des travailleurs.

Le montant est justifié par les répercussions de l’absence de paiement des cotisations sur le montant de la pension de retraite que la travailleuse peut escompter. L’intéressée fixe l’âge légal de celle-ci (67 ans) et part d’une espérance de vie de 83,7 ans. Elle estime ainsi qu’elle pourra toucher sa pension pendant 16,7 ans.

Elle fixe dès lors son calcul à sa rémunération annuelle (de l’ordre de 47.300€) / par 45 x 60% / par 12 * 29 (ce chiffre étant le nombre de mois pour lesquels il n’y a pas eu de versement des cotisations de sécurité sociale).

La cour fait droit à ce chef de demande.

Pour ce qui est du second poste, qui trouve son fondement dans la loi du 5 septembre 2001 visant à améliorer le taux d’emploi des travailleurs (article 13) et dans la convention collective de travail n° 82 (article 7), le cour reprend les obligations patronales, étant qu’une offre valable de reclassement doit être offerte au travailleur dans les quinze jours de la fin du contrat de travail, l’offre pouvant être différée pendant le délai de préavis s’il y a rupture moyennant prestation de celui-ci.

L’intéressée remplissant les conditions d’octroi, dont celle d’ancienneté, la cour constate que l’employeur a laissé sans réponse une mise en demeure adressée par les conseils de la travailleuse. Le défaut de suite constitue une faute. Pour la cour, celle-ci étant établie, encore faut-il que soit prouvé un préjudice.

L’appelante expose que l’absence d’octroi de l’outplacement lui a fait perdre une chance de retrouver un emploi à temps plein rapidement. Elle expose n’avoir pu être réengagée qu’à temps partiel auprès de son employeur précédent (auprès de qui son contrat de travail était suspendu).

Pour la cour du travail, elle ne doit pas apporter – comme le plaident les sociétés – la preuve certaine qu’elle aurait pu retrouver un emploi à temps plein plus rapidement, s’agissant en l’espèce de recourir à la théorie de la perte d’une chance. La cour renvoie à l’arrêt de la Cour de cassation du 23 octobre 2015 (Cass., 23 octobre 2015, C.14.0589.F) pour les critères d’appréciation. Lorsque le dommage subi est en relation causale avec la faute, que la chance d’obtenir un avantage espéré est perdue, sa réparation ne peut consister en l’octroi de l’avantage qu’aurait procuré cette chance si elle s’était réalisée mais doit être mesurée à la chance perdue.

Dans d’autres arrêts (dont Cass., 22 septembre 2013, C.12.0559.N), elle a précisé que seule la valeur économique de la chance perdue est réparable. Cette valeur ne saurait constituer le montant total du préjudice finalement subi ou de l’avantage finalement perdu.

C’est dès lors le degré de probabilité d’obtenir l’avantage espéré ou d’éviter le préjudice subi qui doit être évalué. Il faut calculer ce pourcentage de chance. La cour renvoie ici à un arrêt de la Cour d’appel de Mons (Mons, 28 novembre 2017, R.G.A.R., 2018, n° 15481) où la cour d’appel a procédé à l’évaluation du pourcentage de chance pour un travailleur d’obtenir des indemnités si son affaire n’avait pas été prescrite.

Enfin, l’enseignement de la Cour de cassation sur cette question permet également de procéder à une évaluation ex aequo et bono (Cass., 2 mars 2016, P.15.0929.F). Cette évaluation ex aequo et bono peut intervenir lorsque le juge ne peut pas cerner scientifiquement la probabilité de réalisation de la chance ou encore lorsque l’enjeu lui-même ne peut être approché que forfaitairement.

Avec ce rappel des principes, la cour rappelle encore que si le travailleur ne peut pas bénéficier des services et conseils de guidance prévus à la Convention collective n° 82, il perd effectivement une chance de retrouver un emploi.

Constatant que l’évaluation du degré de probabilité de retrouver un emploi plus rapidement est en l’espèce impossible à réaliser, la cour recourt à l’évaluation ex aequo et bono.

Elle procède dès lors à un examen des circonstances dans lesquelles le nouvel emploi a été retrouvé. Elle écarte, au niveau du montant de l’indemnisation, le coût de l’outplacement pour l’employeur (coût moyen de 2.500€), ce critère n’étant pas pertinent pur déterminer la perte d’une chance de retrouver un emploi.

La cour rejette également le montant de la sanction financière à charge de l’employeur, sanction prévue à l’article 2 de l’arrêté royal du 23 janvier 2003 pris en exécution des articles 15 et 17 de la loi du 5 septembre 2001.

Constatant que l’emploi a pu être retrouvé assez facilement et que, si l’outplacement avait été octroyé, il aurait encore fallu le mettre en place, la cour estime que la perte d’une chance de retrouver un emploi est limitée. Ex aequo et bono, elle fixe les dommages et intérêts à 500€.

Intérêt de la décision

Cet arrêt règle deux questions revêtant un intérêt certain.

Dans le cadre de la requalification du contrat de travail, d’abord, s’il est aisé de déterminer les montants liés au statut de salarié (rémunération, indemnité de préavis, pécule de vacances et prime de fin d’année éventuelle), la question des cotisations de sécurité sociale pose régulièrement des difficultés. Celles-ci ne reviennent en effet pas au travailleur, qui ne peut en réclamer le bénéfice à son avantage.

L’on aura constaté que dans l’arrêt rendu le 19 décembre 2018, la cour du travail a condamné les deux sociétés employeurs solidairement à régulariser les cotisations de sécurité sociale. Vu la non-exécution de cette condamnation (au motif manifeste – mais tout à fait contestable - de l’introduction d’un pourvoi en cassation), la cour du travail a fait droit à la demande introduite par la travailleuse de paiement à elle-même de dommages et intérêts consécutifs à cette absence de régularisation.

En l’espèce, elle a pointé uniquement un préjudice en matière de pension. S’appuyant sur des tables de mortalité, elle a réclamé, pour une période correspondant à son espérance de vie moyenne, le montant de la pension qu’elle ne percevrait pas au titre de pension de retraite dans le secteur des travailleurs salariés. Ceci sans prise en compte d’autres facteurs qui seraient susceptibles d’affecter le montant de cette pension lorsqu’elle pourra être perçue.

L’on notera qu’aucun préjudice n’est vanté au niveau des allocations de chômage (et ce vraisemblablement vu la situation particulière de l’intéressée, dont le contrat de travail précédent était toujours suspendu).

Enfin, sur la question de l’outplacement, la cour admet qu’il y a lieu à indemnisation, non sur la base du coût de l’outplacement pour l’employeur ou de la sanction financière en cas de non-respect de la réglementation à cet égard, mais en fonction des circonstances de la cause, la travailleuse étant tenue d’établir la perte d’une chance d’avoir retrouvé plus facilement un emploi vu la carence de l’employeur. L’arrêt reprend sur cette question l’essentiel de la jurisprudence de la Cour de cassation.


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