Commentaire de C. trav. Bruxelles, 5 mars 2020, R.G. 2018/AB/1.047
Mis en ligne le vendredi 15 janvier 2021
Cour du travail de Bruxelles, 5 mars 2020, R.G. 2018/AB/1.047
Terra Laboris
Dans un arrêt du 5 mars 2020, la Cour du travail de Bruxelles reprend les obligations en matière d’occupation de main-d’œuvre étrangère, s’agissant en l’espèce de travailleurs roumains et bulgares occupés à l’époque de l’accession de ces pays à l’Union européenne et rappelle que les montants à rembourser en cas d’infraction ne peuvent être modulés par le juge.
Les faits
Une société active dans le secteur des titres-services et créée en 2010 occupe des travailleurs étrangers, bulgares et roumains notamment. Une inspection de l’ONEm a lieu en 2014 afin de vérifier le respect de la réglementation relative aux titres-services et des infractions ont été constatées. La première est le non-respect de la règle dite « des 60% » (les sociétés de titres-services ayant l’obligation d’engager au moins 60% de demandeurs d’emploi ou de bénéficiaires du revenu d’intégration sociale). La seconde concerne des travailleurs de nationalité étrangère n’ayant pas disposé pour certaines périodes d’un permis de travail valable. Pour ce qui est de cette deuxième infraction, l’ONEm a notifié une décision le 24 octobre 2014, demandant le remboursement d’un montant de l’ordre de 255.000 euros, s’agissant de l’intervention publique dans les titres ainsi que de la quote-part des utilisateurs, concernant onze travailleurs. Le montant correspond au remboursement de 11.800 titres environ.
La société a introduit un recours devant le Tribunal du travail de Bruxelles. En cours d’instance, la Région flamande a réduit le montant réclamé, le ramenant à 217.000 euros environ.
Le tribunal a confirmé la décision administrative. Il a constaté que neuf travailleurs n’avaient pas de permis de travail valable et a rejeté la position de la société selon laquelle la réglementation européenne prévoyait, à l’époque (entrée de la Roumanie et de la Bulgarie dans l’Union européenne) qu’il n’y avait pas d’obligation pour les travailleurs de cette nationalité d’être en possession d’un permis de travail.
Position des parties devant la cour
La société appelante reprend son argumentation en ce qui concerne l’absence d’obligation à l’époque des faits pour les travailleurs de nationalité roumaine et bulgare d’être en possession d’un permis de travail valable, considérant que la réglementation en vigueur ne pouvait avoir pour conséquence d’être plus stricte pour ces travailleurs que pour les membres de la famille de ressortissants de pays tiers.
Elle fait également valoir que les intéressés remplissaient toutes les conditions pour bénéficier automatiquement d’un permis de travail C, celui-ci étant uniquement lié à une autorisation de séjour et non à l’octroi à l’employeur d’une autorisation d’occupation.
La société fait ensuite valoir la situation de chaque travailleur individuellement et demande, à titre subsidiaire, vu la nature et le nombre limité des infractions, que le remboursement ne soit pas fixé au montant réclamé par la Région flamande mais qu’il soit limité à un pourcentage à déterminer par la cour. Elle demande encore à titre plus subsidiaire que la partie à charge des utilisateurs ne soit à rembourser que pour la période postérieure au 31 décembre 2012, ce qui allège considérablement le montant.
Pour ce qui est de la Région flamande, le jugement doit être confirmé. La cour renvoie à un arrêt de la Cour constitutionnelle du 19 juillet 2018 (n° 93/2018), rendu sur question préjudicielle posée par le Conseil d’Etat. La Cour y a considéré que l’obligation pour l’employeur d’obtenir une autorisation d’occuper un travailleur étranger et, pour celui-ci, d’obtenir un permis de travail est une mesure pertinente pour atteindre l’objectif du législateur, à savoir de ne permettre l’arrivée de nouveaux travailleurs sur le marché du travail belge que lorsque ce marché peut les accueillir. Il ne saurait être reproché au législateur de ne pas avoir excepté de cette exigence les étrangers ayant été antérieurement autorisés au séjour lorsque cette autorisation a été octroyée de manière limitée.
La Région flamande conteste par ailleurs l’interprétation du premier juge en ce qui concerne le montant à rembourser, considérant que le juge ne peut décider de limiter celui-ci à un pourcentage déterminé en fonction de la gravité des infractions.
La décision de la cour
La cour reprend les textes applicables à la matière, étant la loi du 20 juillet 2001 (loi visant à favoriser le développement de services et d’emplois de proximité) et son arrêté royal d’exécution du 12 décembre 2001. Celui-ci prévoit que l’entreprise de titres-services s’engage à respecter toutes les dispositions de la loi du 15 décembre 1980 relative à l’accès au territoire, au séjour, à l’établissement et à l’éloignement des étrangers, ainsi que celle du 30 avril 1999 concernant les conditions d’occupation de travailleurs étrangers et son arrêté royal d’exécution du 9 juin 1999. La cour reprend le texte des dispositions pertinentes, notamment pour ce qui est du permis de travail et de l’autorisation de séjour.
Elle rappelle que les étrangers en cause ne reçoivent pas en Belgique immédiatement un droit de séjour définitif, non plus qu’une autorisation de séjour. Leur droit de séjour est au début limité à une période qui ne peut excéder trois mois et c’est ensuite que viendra le droit de séjour définitif et que sera également délivré un permis de travail A.
La cour écarte par ailleurs la demande de la société de question préjudicielle à adresser à la Cour de Justice de l’Union européenne relative à la conformité de la réglementation belge à l’article 23 de la Directive n° 2004/38/CEE du 29 avril 2004, au motif d’une mauvaise interprétation des dispositions de l’arrêté royal du 9 juin 1999 en son article 17 (6° et 7°).
Elle conclut, reprenant d’ailleurs les déclarations du gérant, qu’il s’est agi en l’espèce essentiellement d’erreurs ou de négligences, certains documents n’ayant pas été demandés. La cour constate encore que les documents déposés concernent des périodes qui ne sont pas visées par la régularisation.
Elle en vient ensuite au pouvoir du juge de moduler la sanction. L’article 10, § 5, de l’arrêté royal du 12 décembre 2001 (arrêté royal concernant les titres-services) prévoit que l’ONEm « peut » réclamer le remboursement des titres-services si ceux-ci ont été octroyés à tort. La cour souligne qu’une discussion est intervenue en jurisprudence à propos de l’utilisation du terme « peut », discussion alimentée très vraisemblablement par la position de l’ONEm, qui, par le passé, avait limité la demande de remboursement à un pourcentage déterminé des titres octroyés à tort.
Pour la cour, l’utilisation du terme « peut » ne signifie cependant pas qu’il y a une compétence discrétionnaire dans le chef de l’ONEm, et actuellement de la Région flamande, pour apprécier l’étendue du remboursement, le limitant en fonction de l’importance de l’infraction. La cour déclare souscrire sur la question à l’interprétation figurant dans un arrêt du Conseil d’Etat du 13 mars 2012 (C.E., 13 mars 2012, n° 218.545) ainsi que dans l’arrêt de la Cour de cassation du 26 juin 2017 (Cass., 26 juin 2017, n° S.15.0125.N). Les deux décisions ont conclu que l’utilisation du terme « peut » n’est pas déterminante et qu’en l’absence d’autres éléments permettant avec certitude de conclure à l’existence d’une compétence discrétionnaire, il faut retourner au droit commun, étant en l’occurrence l’arrêté royal du 17 juillet 1991 relatif à la comptabilité de l’Etat, en ses articles 55 et 57. Il découle de ces dispositions, selon la jurisprudence des deux hautes juridictions, que l’administration (ONEm et actuellement Région flamande) est tenue de récupérer les prestations versées indûment. La cour renvoie également à d’autres décisions, rendues par diverses cours du travail (C. trav. Gand, 9 avril 2018, J.T.T., 2018, p. 394 ; C. trav. Anvers, 12 mai 2016, Chron. D. S., 2017, p. 67 ; C. trav. Bruxelles, 18 avril 2016, J.T.T., 2016, p. 285).
Elle confirme dès lors le jugement, concluant à la recevabilité de l’appel mais, cependant, à son non-fondement.
Intérêt de la décision
Cet arrêt contient un rappel circonstancié de la question de l’occupation de main-d’œuvre étrangère, qu’il analyse au regard des dispositions européennes relatives à la libre circulation des travailleurs. L’arrêt de la Cour de cassation du 26 juin 2017 auquel il est fait référence portait sur les diverses obligations des sociétés de titres-services et, particulièrement, sur l’obligation de mettre en place un système d’enregistrement afin de constater quel travailleur individuel avait effectué les prestations payées par un utilisateur. Est également visée dans cet arrêt de la Cour de cassation l’obligation de transmettre les titres-services à la société émettrice, et ce d’une manière déterminée, étant de les grouper par mois de prestation. La Cour de cassation y a rappelé que cette obligation tend à faciliter le contrôle du respect de la condition y afférente.
Le pourvoi contenait une seconde branche reposant notamment sur l’article 57, alinéa 2, des lois sur la comptabilité de l’Etat, selon lequel l’allocataire qui reste en défaut de fournir les justifications visées à l’article 55 (selon lequel tout allocataire d’une subvention doit justifier de l’utilisation des sommes reçues à moins que la loi ne l’en dispense) est tenu au remboursement jusqu’à concurrence de la partie non justifiée.