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Mise à disposition illicite : conséquences

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 4 août 2020, R.G. 2017/AB/485

Mis en ligne le vendredi 16 avril 2021


Cour du travail de Bruxelles, 4 août 2020, R.G. 2017/AB/485

Terra Laboris

Dans un arrêt du 4 août 2020, la Cour du travail de Bruxelles reprend les indices d’autorité susceptibles de rendre illicite une mise à disposition ainsi que les conditions légales de la régularité de celle-ci.

Les faits

Dans le cadre d’une convention signée entre une société nationale de radiotélévision et une A.S.B.L. qui chapeaute en son sein des activités à but philanthropique, une employée de cette société est affectée à cette association en 2004.

Des avenants sont signés, ultérieurement, afin de modifier le contrat de travail initial, sur le plan de la fonction ou de l’échelle de rémunération.

En 2014, la situation change ; à la demande de l’association, une nouvelle fonction lui est désignée, dans le cadre d’un projet temporaire auprès de la direction de la société. Il s’agit d’une affectation de trois mois, à l’issue de laquelle il lui est demandé de reprendre ses fonctions auprès de l’association. Cette mutation fait l’objet de plusieurs prolongations, pour de courtes périodes.

Il lui est ultérieurement notifié que, son poste au sein de l’association ayant fait l’objet de réaffectation, l’association ne pouvait plus l’occuper et qu’elle devait être « rendue » définitivement à la société employeur.

Celle-ci estimant qu’elle n’avait plus de poste vacant, elle annonça la rupture du contrat de travail avec paiement d’une indemnité compensatoire de préavis. Le licenciement est confirmé comme étant motivé par l’absence de possibilité de réaffectation à l’issue de son détachement.

Par l’intermédiaire de son conseil, l’intéressée contacte l’employeur, contestant la légalité de la mise à disposition (ou détachement). Les revendications de l’employée sont contestées et celle-ci introduit une procédure devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles contre les deux entités.

Sont réclamés une indemnité compensatoire de préavis, des arriérés de rémunération ainsi qu’une indemnité pour licenciement abusif. Par jugement du 30 mars 2017, le tribunal a condamné les deux parties défenderesses solidairement à 1 euro au titre de dommage moral, ainsi qu’aux dépens, déboutant la demanderesse du surplus.

Appel est interjeté, l’appelante demandant à la cour de dire pour droit que la mise à disposition était interdite. Elle sollicite de la cour qu’elle dise pour droit qu’elle était engagée dans les liens d’un contrat à durée indéterminée avec l’association et que ce contrat doit faire l’objet d’une résolution judiciaire aux torts et griefs de celle-ci, ce qui entraînerait la condamnation solidaire des deux parties intimées aux sommes figurant dans l’acte introductif d’instance. Elle demande que le jugement soit confirmé en ce qu’il a retenu le principe d’un dédommagement pour préjudice moral suite au comportement fautif de son employeur, mais que le montant en soit majoré conformément à sa demande initiale.

La décision de la cour

La cour aborde la question centrale du litige, étant l’existence d’une mise à disposition illicite ainsi que ses conséquences. La question est visée aux articles 31 et suivants de la loi du 24 juillet 1987 sur le travail temporaire, le travail intérimaire et la mise à disposition d’utilisateurs. La cour du travail rappelle que cet article 31 est d’ordre public, ainsi qu’il ressort d’un arrêt de la Cour de cassation du 15 février 2016 (Cass., 15 février 2016, n° C.14.0448.F).

La cour en reprend le § 1er, qui interdit l’exercice par un tiers de l’autorité appartenant normalement à l’employeur. Son alinéa 2, modifié par une loi du 27 décembre 2012, précise que ne constitue pas l’exercice d’une part quelconque de l’autorité de l’employeur le respect par le tiers des obligations en matière de bien-être au travail. Il en va de même des instructions données par ce tiers au travailleur en vertu d’un contrat écrit conclu entre lui et l’employeur (instructions dont le texte légal définit les contours).

Dans un arrêt du 25 septembre 2018 (Cass., 25 septembre 2018, n° P.18.0150.N), la Cour de cassation a indiqué l’interprétation à donner à ce texte : en l’absence de contrat écrit entre l’employeur et le tiers ou de précision dans un tel contrat des instructions pouvant être données au travailleur ou si le droit du tiers porte atteinte d’une manière ou d’une autre à l’autorité de l’employeur, ou encore si l’exécution effective du contrat entre le tiers et l’employeur ne correspond pas entièrement aux dispositions expresses du contrat écrit, toute instruction autre que celles en matière de bien-être au travail constitue l’exercice d’une part quelconque de l’autorité de l’employeur dans le chef de ce tiers.

La cour poursuit par le rappel des articles 31, §§ 2 à 4, et 32. Si un contrat de travail est constaté entre le travailleur et l’utilisateur (contrat qui est à durée indéterminée), il y a solidarité pour le paiement des cotisations et des diverses sommes dues en vertu de ce contrat.

La Cour de cassation a rappelé dans plusieurs arrêts (Cass., 6 mai 2019, n° S.17.0085.F et Cass., 8 octobre 2018, n° S.14.0006.N) que ces conclusions (existence d’un contrat de travail à durée indéterminée et solidarité pour les cotisations et sommes diverses dues en vertu du contrat de travail) existent dès que l’utilisateur fait exécuter des travaux par un travailleur qui est mis à sa disposition en violation du § 1er, et ce que le travailleur ait ou non été engagé par l’employeur initial en vue de la mise à disposition.

La cour reprend les attendus centraux des deux arrêts de la Cour de cassation à cet égard.

Elle applique, ensuite, ces règles à l’espèce soumise, renvoyant aux indices de subordination généralement admis : droit de déterminer le contenu du travail, droit de licencier, droit de prendre des décisions concernant le salaire et les avantages extracontractuels, octroi de promotions et droit de sanction dans le chef de l’employeur. La cour souligne notamment que, si un travailleur engagé au service d’un employeur est mis à disposition d’un utilisateur pendant une certaine période, cela n’a « pas de sens » que ce soit l’utilisateur qui décide de muter ou de détacher temporairement ce travailleur dans un service de l’employeur et de soumettre ce détachement à un accord de l’administrateur-délégué de cette utilisateur, non plus que de convenir que cette personne retournera travailler pour cet utilisateur à la fin de la période de la mutation ou du détachement (17e feuillet).

La cour voit ici un indice du pouvoir d’autorité de l’association sur l’intéressée. C’est en effet ce qui s’est produit (et confirmé par un échange de courriels), étant que le détachement de l’intéressée par l’association vers son employeur dans un projet temporaire a été décidé par l’A.S.B.L. elle-même. La cour souligne également qu’existent des dérogations à l’interdiction de principe d’une mise à disposition mais que les parties intimées n’établissent pas que les conditions d’application de celles-ci sont remplies.

De l’ensemble des éléments examinés, la cour conclut qu’il y a eu une mise à disposition illicite de l’intéressée. En conséquence, un contrat de travail à durée indéterminée est né entre celle-ci et l’association. Les deux entités sont solidairement responsables du paiement des cotisations sociales, des rémunérations, indemnités et avantages découlant du contrat.

La cour déboute, cependant, l’appelante de sa demande d’indemnité compensatoire de préavis et de condamnation solidaire des deux parties intimées à celle-ci (ainsi qu’à des arriérés de rémunération), au motif que la mise à disposition avait pris fin lors de la réaffectation de l’intéressée à un projet « temporaire » au sein de son employeur. En conséquence, la résolution judiciaire ne se justifie plus.

Pour ce qui est de la demande de licenciement abusif, statuant dans le cadre de la théorie générale, la cour rappelle que les circonstances du licenciement peuvent révéler le caractère abusif de celui-ci.

En l’espèce, la cour conclut que le droit de licencier a été exercé d’une manière qui dépasse manifestement l’exercice normal de celui-ci par un employeur normalement prudent et diligent. L’intéressée ne pouvait s’attendre à être licenciée si elle ne trouvait pas un autre poste de travail à l’issue de la réaffectation « temporaire ». Elle a en conséquence subi un préjudice moral non couvert par l’indemnité compensatoire de préavis. Celui-ci est évalué de manière forfaitaire à 5.000 euros.

Enfin, la capitalisation des intérêts étant demandée, la cour rappelle que celle-ci peut être accordée sur une indemnité de rupture, et ce conformément aux dispositions de l’article 1155 du Code civil (renvoyant à l’arrêt du 16 décembre 2002 de la Cour de cassation, n° S.02.0042.N). Elle est ainsi accordée à partir de la date du dépôt des conclusions devant le premier juge, sur les intérêts dus sur les dommages et intérêts alloués au titre de réparation totale du dommage.

Enfin, la cour prend en compte, dans la taxation des dépens, l’article 1017, alinéa 4, du Code judiciaire, qui autorise la juge à compenser ceux-ci si les parties succombent respectivement sur quelque chef de demande. La cour tient compte dans son appréciation non seulement des demandes chiffrées pour lesquelles l’intéressée obtient partiellement gain de cause, mais également de la décision rendue sur le principe même de l’existence d’une mise à disposition illicite et des conséquences qui y sont attachées par la loi. Les parties intimées sont dès lors condamnées à supporter leurs propres dépens. Sont en outre mis à leur charge les trois quarts de l’indemnité de procédure de la partie appelante (ainsi que la contribution au Fonds d’aide juridique de seconde ligne).

Intérêt de la décision

Cette affaire permet de rappeler que la Cour de cassation est intervenue dans deux arrêts récents sur les conséquences du non-respect des articles 31 et 32 de la loi, celles-ci étant prévues à l’article 31, §§ 2, 3 et 4. L’arrêt du 8 octobre 2018 a précisé que ces conséquences s’appliquent chaque fois qu’un utilisateur fait exécuter des travaux par un travailleur mis à sa disposition en violation du § 1er, que ce travailleur ait ou non été engagé par son employeur initial aux fins de sa mise à disposition. La règle vaut dès lors non seulement pour les travailleurs en service chez l’employeur qui met à disposition, mais aussi pour ceux engagés en vue de celle-ci.

L’arrêt du 6 mai 2019 a précisé que ces dispositions sont d’application dans l’hypothèse où un travailleur a été engagé par une société qui l’a mis à disposition d’une autre tout en restant liée avec lui par le contrat de travail initial alors que cela ne faisait pas partie de ses activités normales.

Relevons enfin qu’en l’espèce n’était par ailleurs pas respectée l’obligation d’obtenir l’autorisation du fonctionnaire compétent et que la convention légale exigée était inexistante.


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