Commentaire de C. trav. Bruxelles, 2 septembre 2020, R.G. 2017/AB/1.120
Mis en ligne le jeudi 29 avril 2021
Cour du travail de Bruxelles, 2 septembre 2020, R.G. 2017/AB/1.120
Terra Laboris
Dans un arrêt du 2 septembre 2020, la Cour du travail de Bruxelles retient que constitue une carence dans le chef d’une caisse d’allocations familiales l’absence d’informations données à une allocataire concernant les implications concrètes d’une modification législative en ce qui concerne ses enfants élevés à l’étranger, et ce alors qu’elle avait connaissance de la situation, des dérogations à la règle de territorialité ayant été demandées et obtenues.
Les faits
Une mère de six enfants a bénéficié d’allocations familiales du fait de la profession exercée par son mari (travailleur indépendant) pour cinq de ceux-ci élevés et scolarisés à l’étranger, ainsi que pour le dernier, qui est en Belgique.
Le service social d’un établissement d’enseignement universitaire prend contact avec FAMIFED en 2016, demandant des informations quant à la situation familiale de l’un des enfants. La caisse est informée de la question et une inspection est effectuée au domicile de la famille.
Une décision est ensuite notifiée, réclamant un indu de l’ordre de 12.500 euros, au motif que les enfants avaient résidé hors du territoire depuis 2014 ou 2016. Il est précisé que, pour les allocations pour les enfants résidant à l’étranger après le mois de juillet 2014, aucun paiement ne peut intervenir, la Convention générale sur la sécurité sociale entre la Belgique et l’Etat étranger (Maroc) ne prévoyant pas de paiement pour travailleurs indépendants. Il est encore précisé que le montant versé à tort l’a été suite à des données inexactes ou tardives fournies par des tiers, les parents n’étant « nullement en tort ». En conséquence, est annoncée une retenue de 50% sur les allocations familiales jusqu’à apurement du solde.
Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail francophone de Bruxelles.
Par jugement du 7 décembre 2017, la mère, demanderesse, est déboutée de sa demande, le tribunal faisant droit à la demande de la caisse de condamner la mère au paiement de la somme restant due, à majorer des intérêts au taux légal.
Appel est interjeté.
Position des parties devant la cour
L’appelante demande à titre principal l’application de l’article 17 de la Charte de l’assuré social, l’indu résultant d’une erreur de l’institution de sécurité sociale. A titre subsidiaire, elle sollicite la condamnation de Brussels Family (antérieurement Xerius Caisse d’allocations familiales) à des dommages et intérêts équivalant au montant de la récupération.
Quant à la caisse, elle sollicite la confirmation du jugement.
La décision de la cour
La cour constate que le montant réclamé concerne des allocations pour la période du 1er septembre 2014 au 31 mai 2015, et ce pour deux enfants ayant résidé en-dehors du territoire belge depuis septembre 2014. Le calcul du montant de l’indu n’est pas contesté.
La cour reprend l’évolution de la situation, eu égard à l’entrée en vigueur de la loi du 4 avril 2014 (30 juin 2014). Jusqu’à cette date, les allocations faisaient l’objet de régimes distincts, étant le secteur des travailleurs indépendants et celui des travailleurs salariés. Le principe de territorialité existait dans les deux régimes (article 52, alinéa 1er, des lois coordonnées du 19 décembre 1939). Des dérogations étaient prévues, la cour rappelant, outre la disposition légale, la circulaire ministérielle (CM 599).
Depuis l’entrée en vigueur de la loi du 4 avril 2014, un seul cadre légal existe, le principe de territorialité étant appliqué pour tous. Une disposition transitoire a toutefois été prévue, disposition en vertu de laquelle les dérogations générales et individuelles accordées dans le régime des travailleurs indépendants continuent à produire leurs effets pour l’application de la loi.
En l’espèce, avant le 30 juin 2014, seuls les trois aînés des enfants bénéficiaient d’une dérogation au principe de territorialité. Ils ont ainsi pu continuer à bénéficier des allocations après cette date, contrairement aux deux cadets, dont la cour relève qu’ils n’ont commencé leur scolarité au Maroc qu’en septembre 2014. Pour la cour, l’indu est dès lors légalement justifié.
Elle en vient à l’examen de l’argumentation de l’appelante, qui se fonde sur l’article 17, alinéa 2, de la Charte de l’assuré social, qui fait obstacle à la récupération de l’indu. Celui-ci prévoit qu’en cas d’erreur de l’institution de sécurité sociale, la décision de révision qui conclut à un droit inférieur à celui reconnu précédemment ne produit ses effets que le premier jour qui suit sa notification.
Pour l’appelante, il y a une erreur de la caisse, puisque celle-ci a continué à payer les allocations familiales au-delà de la date d’entrée en vigueur de la loi du 4 avril 2014, alors que les enfants ne bénéficiaient pas d’une dérogation. Elle considère que la caisse aurait dû se renseigner sur la situation des enfants auprès des autorités compétentes en matière de contrôle de l’obligation scolaire.
La cour constate qu’il n’est pas établi que les renseignements en matière d’inscription scolaire étaient à l’époque disponibles via la banque-carrefour de la sécurité sociale, dans la mesure où les éléments relatifs à la résidence des deux enfants avaient pu être obtenus par consultation du registre national et qu’ils étaient inchangés, le recours à une autre source ne se justifiait pas et la cour souligne qu’il n’était d’ailleurs pas autorisé, renvoyant à l’article 173quater de la loi générale sur les allocations familiales. Il ne peut dès lors y avoir une erreur de droit ou de fait due à l’institution de sécurité sociale. La décision doit, en conséquence, être confirmée.
A titre subsidiaire, l’appelante plaidant une faute de la caisse sur pied de l’article 1382 du Code civil, la cour rappelle que la caisse a, en tant qu’institution de sécurité sociale, un devoir d’information et de conseil à l’égard des assurés sociaux, et ce en application des articles 3 et 4 de la Charte, dont elle reprend le texte.
Renvoyant à l’arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2009 (Cass., 23 novembre 2009, n° S.07.0115.F), la cour rappelle que l’obligation pour l’institution de sécurité sociale de communiquer d’initiative un complément d’informations n’est pas subordonnée à la condition que l’assuré social ait préalablement demandé par écrit une information concernant ses droits et obligations.
La caisse considérant d’une part qu’il y a eu « fraude de domicile » et que l’information en cause n’est pas une information qu’elle aurait dû communiquer d’initiative, la cour rétorque que la fraude doit être exclue, n’étant objectivée par aucun élément du dossier, et qu’avant de reprocher à un assuré social de ne pas avoir signalé un changement de résidence, il incombe d’abord à l’institution de sécurité sociale de respecter ses obligations. Elle renvoie, sur ce point, aux objectifs du législateur, repris dans les travaux préparatoires et commentés en doctrine.
L’obligation d’information de la Charte doit permettre d’éviter que l’assuré social soit privé de certains droits au motif d’un manque d’informations juridiques suffisantes. C’est un tempérament au principe général selon lequel nul n’est censé ignorer la loi. Le rapport de la Commission des affaires sociales (Doc. parl., sess. 1996-1997, n° 907/5, 14 et 17) énonce à ce sujet que les modifications de la réglementation doivent être communiquées d’initiative.
La doctrine a relevé que les institutions de sécurité sociale doivent avoir en conséquence un comportement réactif et proactif, afin d’informer les assurés sociaux sur les démarches à accomplir ou les obligations à respecter en vue de la sauvegarde de leurs droits (renvoyant ici notamment à F. LAMBINET, « Quelques réflexions sur la responsabilité des caisses d’assurances sociales pour travailleurs indépendants », Le statut social des travailleurs indépendants, coord. M. WESTRADE et S. GILSON, Anthémis, Limal, 2013, pp. 403 et ss.). Cette information doit être adaptée et pertinente pour la situation individuelle de l’assuré social.
La cour retient qu’en l’espèce, la carence de la caisse est patente, renvoyant à la visite du contrôleur social, dont il ressort que la mère n’a pas été informée en temps utile de la modification légale intervenue et de ses conséquences pour les enfants à l’étranger, et ce d’autant que la situation de la famille était connue, vu l’existence de dérogations et de l’incidence de la nouvelle loi sur celles-ci. La faute est admise, ainsi que le dommage (qui est la perte du droit aux allocations familiales) et le lien de causalité. Les enfants ayant regagné le territoire belge dès que la décision litigieuse a été prise, la cour conclut que le dommage n’aurait pu se produire tel qu’il s’est produit si la mère avait été correctement informée.
Les dommages et intérêts réclamés sont en conséquence alloués.
Intérêt de la décision
La cour renvoie ici une nouvelle fois à l’obligation de proactivité des institutions de sécurité sociale, la Cour de cassation ayant rendu un arrêt de principe le 23 novembre 2009, dont il est rappelé dans l’arrêt que la notion de « demande écrite d’information visée à l’article 3 de la Charte » doit s’entendre largement et que l’obligation de communiquer un complément d’informations d’initiative n’est pas subordonnée à la condition que l’assuré social ait préalablement fait une demande par écrit en vue d’obtenir une information concernant ses droits et obligations.
Une autre illustration de l’obligation de proactivité d’une caisse d’allocations familiales a été donnée par la Cour du travail de Liège dans un arrêt du 27 mai 2019 (C. trav. Liège, div. Liège, 27 mai 2019, R.G. 2015/AL/277), qui a jugé que constitue une faute dans le chef d’une caisse d’allocations le fait de ne pas informer la mère allocataire de la possibilité pour elle d’introduire une demande de prestations familiales garanties au taux majoré d’orphelin (la cour reprenant les obligations contenues aux articles 3 et 4 de la Charte de l’assuré social et renvoyant également à l’arrêt de la Cour de cassation du 23 novembre 2009). La conséquence de la faute est la privation du droit aux prestations familiales garanties au taux orphelin pendant la période considérée.
En cas d’absence d’informations utiles et d’informations complémentaires à donner d’initiative, l’octroi de dommages et intérêts est consacré depuis longtemps en jurisprudence (l’on peut à cet égard renvoyer à Trib. trav. Liège, 12 janvier 2007, R.G. 353.970).