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Choc émotionnel et accident du travail

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Verviers), 8 octobre 2020, R.G. 19/295/A

Mis en ligne le jeudi 29 avril 2021


Tribunal du travail de Liège (division Verviers), 8 octobre 2020, R.G. 19/295/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 8 octobre 2020, le Tribunal du travail de Liège (division Verviers) rappelle que peut constituer un événement soudain l’état de stress dans lequel un travailleur est placé du fait de l’exécution de son travail, ainsi, pour un employé du service des appels d’urgence de la police, le fait d’avoir vécu en direct la mort d’un collègue suite à la prise d’un appel.

Les faits

Un préposé d’un service d’urgence de la Police (région liégeoise) demande la reconnaissance d’un accident du travail pour les faits suivants.

Occupé en qualité de « calltalker » au service des appels d’urgence, il a reçu, aux environs de deux heures du matin, un appel téléphonique d’un cafetier de la région, qui aurait été importuné par trois individus, dont l’un était porteur d’une arme à feu. Les informations recueillies sont transmises à une patrouille sur place, qui se rend sur les lieux. La situation dégénère et un policier de la ZP Fagnes est tué, ce qu’entend l’intéressé dans son casque.

L’accident n’est pas déclaré immédiatement mais plus de trois mois plus tard. L’événement soudain est décrit comme étant un « choc lié à un appel de fusillade avec mort d’un policier », l’intéressé ayant subi un choc émotionnel et psychologique.

Entre-temps, il a été en incapacité de travail et le restera encore pendant trois mois. Lors de sa reprise de fonction, celle-ci interviendra dans le cadre de prestations réduites, le temps plein ne pouvant redémarrer que trois mois plus tard encore.

L’accident est refusé par l’Etat belge, qui estime que la prise d’appels d’urgence est inhérente à la fonction et au quotidien d’un calltalker. Pour l’employeur public, la gestion du stress et le contrôle des émotions fait partie des compétences essentielles requises pour exercer la fonction.

Une procédure est introduite devant le Tribunal du travail de Liège (division Verviers), qui rend le jugement commenté.

Position des parties devant le tribunal

La partie demanderesse identifie l’événement soudain comme étant le fait d’avoir vécu en direct le décès d’un collègue suite à la prise d’un appel d’urgence en date du 26 août 2018. Les faits sont réexposés, ainsi que le suivi médical depuis l’accident. Sur la tardiveté de la déclaration, le demandeur fait état de sa méconnaissance de la législation et notamment de la possibilité de voir qualifier les faits en accident du travail.

Pour le défendeur, il n’y a pas d’événement soudain. Au niveau des faits, la preuve de celui-ci n’est pas rapportée. L’Etat belge considère que, si l’intéressé s’est senti responsable des faits survenus alors qu’il exerçait sa fonction, ceci ne peut être constitutif d’un événement soudain. Il s’agit d’un sentiment ressenti et non d’un fait matériel extérieur à l’organisme susceptible d’enclencher le mécanisme de la réparation légale. Pour l’Etat belge, il ne peut y avoir indemnisation « lorsque le travailleur ne contrôle plus ses émotions ». Il insiste encore sur le fait que la prise d’appels d’urgence est inhérente à la fonction et que la gestion du stress et le contrôle des émotions font partie des compétences requises. Tout en soulignant la tardiveté de la déclaration, il n’en tire cependant pas de conclusion.

La décision du tribunal

Le tribunal procède, dans un premier temps, à un long rappel des principes, dûment documenté. Celui-ci concerne les règles habituelles relatives à l’événement soudain, dont il met en exergue qu’il n’est pas requis que l’élément soudain qui a pu causer la lésion soit étranger à l’exercice de la tâche journalière et qu’il ne doit pas non plus se distinguer de l’exécution du contrat de travail.

Renvoyant à un arrêt de la Cour du travail de Liège (C. trav. Liège, div. Liège, 23 janvier 2015, R.G. 2014/AL/176), le tribunal rappelle que, pour que la lésion soit reconnue imputable, il faut qu’il soit établi que, sur le travail habituel, s’est greffé à tout le moins un geste, un mouvement, un effort particulier, notamment présentant une certaine intensité, de nature à engendrer la lésion et dont la preuve doit être rapportée d’une manière rigoureuse.

Le tribunal s’attache ensuite à la place du stress dans la notion d’événement soudain, renvoyant à la doctrine (M. JOURDAN et S. REMOUCHAMPS, « La notion d’accident (sur le chemin) du travail : état des lieux », E.P.D.S., Kluwer, 2011, p. 81), qui énonce que le stress professionnel dû aux conditions de travail inhérentes à la fonction peut constituer l’événement soudain, les circonstances particulièrement énervantes ou éreintantes dans lesquelles a été placée la victime pouvant constituer celui-ci. Le renvoi est également fait à l’arrêt du 13 octobre 2003 de la Cour de cassation (Cass., 13 octobre 2003, n° S.02.0048.F), qui a admis qu’une situation de stress pouvait constituer un événement au sens de l’article 2 de la loi du 3 juillet 1967. Pour satisfaire à cette condition légale, le tribunal rappelle que l’état de stress n’implique pas nécessairement une agression verbale, ni même des violences. Dans un arrêt du 16 novembre 2016 (C. trav. Bruxelles, 16 novembre 2016, R.G. 2014/AB/1.107), la Cour du travail de Bruxelles a considéré à cet égard que l’événement peut être une circonstance liée à la personne du travailleur et à l’exercice de l’activité professionnelle. Tel peut être le cas d’un choc psychologique ou émotionnel, ou encore d’un stress aigu au travail ou lorsqu’est rapportée la preuve d’un fait précis qui a pu déclencher la lésion.

En l’espèce, ces conditions se retrouvent dans les faits soumis à l’examen du tribunal. Celui-ci constate en effet qu’au vu de la description du lieu de travail (photos déposées) et à la lecture d’une attestation rédigée par la première inspectrice, l’intéressé a entendu tous les échanges radios entre le dispatching et l’équipe sur le terrain. Pour le tribunal, que les faits fassent partie de l’exercice de la tâche normale journalière n’est pas un élément à prendre en compte, puisqu’il n’est pas requis que l’événement soudain se distingue de l’exécution de la fonction. La question posée est de déterminer si le fait de vivre « en direct » une fusillade ayant entraîné le décès d’un policier constitue un élément identifié dans le temps et dans l’espace susceptible d’avoir pu causer la lésion revendiquée, question à laquelle le tribunal répond par l’affirmative.

Il y a événement soudain.

Il y a également une lésion, dont l’employeur public n’établit pas qu’elle ne trouve pas son origine dans l’accident.

Sur la déclaration d’accident tardive, le tribunal rappelle que le fait que la déclaration a été rentrée tardivement n’est pas sanctionné comme tel par la loi et qu’il appartient au juge d’apprécier la valeur de la preuve présentée par la victime. C’est dans ce cadre qu’un retard inexpliqué peut être apprécié à l’encontre de celle-ci. Si la déclaration a été faite beaucoup plus tard, l’intéressé a consulté son médecin-traitant dès le lendemain et il a, bien avant de rentrer la déclaration de l’accident, consulté la « stress team » de la Police fédérale et d’autres professionnels de la santé mentale.

Aucune conséquence négative ne peut être tirée du délai mis à déclarer l’accident.

En conclusion, l’accident étant reconnu, le tribunal examine l’objet de la demande d’indemnisation. Dans la mesure où l’intéressé a repris le travail et qu’il ne réclame pas d’indemnisation pour une incapacité permanente, l’Etat belge est condamné au paiement des indemnités concernant l’incapacité temporaire totale subie ainsi que les incapacités temporaires partielles. Sur la base des éléments produits, il détermine les périodes indemnisables ainsi que les taux.

Intérêt de la décision

Ce jugement du Tribunal du travail de Liège (division Verviers) fait une stricte application des principes, la thèse de l’Etat belge étant particulièrement ténue et étant par ailleurs contraire à l’enseignement constant de la Cour de cassation. Ainsi, il ne peut être contesté que l’exécution de la tâche normale journalière peut donner lieu à un accident du travail, l’exercice de celle-ci pouvant constituer l’événement soudain si un événement qui a pu causer la lésion est mis en exergue. La jurisprudence de la Cour de cassation à cet égard ne varie pas, celle-ci réaffirmant avec force dans tous ses arrêts qu’il n’est pas requis que l’élément que la victime doit pointer comme événement soudain se distingue de l’exécution du contrat de travail (le tribunal renvoyant à non moins de six arrêts de la Cour de cassation rendus entre 1998 et 2006, le dernier étant daté du 2 janvier 2006, n° S.040159.F).

Il est dès lors étonnant de constater que la victime (qui au demeurant a repris progressivement le travail après avoir passé le cap des lésions consécutives à l’accident) et qui ne sollicitait que son dû, étant le traitement à 100% pour la période d’incapacité temporaire, ait dû introduire une procédure devant les juridictions du travail aux fins d’entendre confirmer que les conditions de l’accident du travail étaient remplies. Les faits semblaient, en l’espèce, très clairs et, d’après les termes du jugement, ne faisaient d’ailleurs pas l’objet d’une contestation sérieuse.

Enfin, la notion de « tardiveté de la déclaration » n’est pas de nature à pénaliser la victime de l’accident, aucune disposition légale ne permettant ceci. Le tribunal a relevé, avec un arrêt de la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 27 novembre 2008, R.G. 20.710), que, tout au plus, le délai mis pour déclarer l’accident peut intervenir dans l’appréciation du tribunal sur le plan de la valeur de la preuve présentée par la victime, un retard inexpliqué pouvant être pris en compte comme élément de nature à fragiliser ses déclarations.


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