Commentaire de C. trav. Liège (div. Namur), 10 septembre 2020, R.G. 2019/AN/153
Mis en ligne le vendredi 30 avril 2021
Cour du travail de Liège (division Namur), 10 septembre 2020, R.G. 2019/AN/153
Terra Laboris
Dans un arrêt du 10 septembre 2020, la Cour du travail de Liège (division Namur) interpelle la Cour constitutionnelle en matière de modification des régimes de pension, s’agissant en l’espèce de la modification introduite par la loi du 28 décembre 2011, eu égard à l’effet de standstill garanti par l’article 23 de la Constitution.
Les faits
Un travailleur, né en 1973, a travaillé comme mineur de fond dans une carrière de marbre noir.
A la fin de l’année 2011, il était âgé de 38 ans et justifiait d’une occupation habituelle et à titre principal de 20 ans comme ouvrier mineur.
Il est tombé en incapacité en septembre 2017 et a perçu une pension d’invalidité pour ouvrier mineur à partir du 1er mars 2018.
Le 31 mai 2017, à l’âge de 44 ans, il a introduit une demande de pension de retraite de travailleur salarié, en qualité de mineur de fond. La demande a été considérée irrecevable, au motif qu’elle était introduite avant le premier jour du mois précédant d’une année celui au cours duquel il aurait atteint l’âge de 55 ans.
Un recours fut introduit devant le Tribunal du travail de Liège (division Namur) contre la décision du SPF. Celui-ci le déclara partiellement fondé par jugement du 19 septembre 2019, le tribunal écartant en application de l’article 159 de la Constitution l’article 5 de l’arrêté royal du 26 avril 2012 (arrêté royal portant exécution en matière de pension des travailleurs salariés de la loi du 28 décembre 2011), le tribunal estimant que la procédure formelle de demande d’avis en urgence au Conseil d’Etat n’avait été respectée. En outre, il considérait qu’il y avait contrariété avec l’article 23 de la Constitution et l’effet de standstill garanti par celui-ci.
La décision du SPF fut annulée.
Celui-ci interjette appel, demandant à la cour la confirmation de la décision administrative prise.
Position des parties devant la cour
Pour le SPF, les dispositions critiquées par le jugement sont celles de la loi du 28 décembre 2011 et non celles de l’arrêté royal du 26 avril 2012. Seule la Cour constitutionnelle pouvait dès lors en contrôler la constitutionnalité.
Il justifie également l’urgence invoquée pour la consultation du Conseil d’Etat au motif que les mesures transitoires devaient être portées le plus rapidement possible à la connaissance des personnes concernées. Pour le SPF, le tribunal ne peut que vérifier si l’urgence est suffisamment invoquée, ce qui est le cas en l’espèce.
Il conteste également la violation du principe de standstill, estimant que l’ancien régime de pension de retraite des ouvriers mineurs était justifié par la lourdeur de la profession, alors que les conditions actuelles ne sont plus les mêmes et qu’il est dès lors normal que le législateur s’adapte à l’évolution des pratiques. Il fait valoir que les droits acquis avant l’entrée en vigueur de la loi ne sont pas réduits. Il développe également des motifs d’intérêt général, étant une égalité de traitement de tous les travailleurs salariés en vue d’uniformiser le régime.
L’intéressé demande l’écartement de la modification législative, et ce sur la base de (i) la violation des lois coordonnées sur le Conseil d’Etat (question de l’urgence), (ii) la violation de l’effet de standstill (la loi nouvelle opérant un recul significatif dans le niveau de protection offert par la sécurité sociale, le recul manifesté l’étant de deux manières, étant que la pension ne pourrait être perçue que beaucoup plus tard et que son montant serait revu à la baisse) et (iii) la violation des articles 10 et 11 de la Constitution (vu l’existence d’une discrimination sur la base de l’âge acquis au 31 décembre 2011).
L’avis du Ministère public
L’Avocat général expose qu’avant la loi du 28 décembre 2011, l’intéressé aurait pu prendre sa pension au 1er juillet 2017 alors qu’il était âgé de 44 ans. L’allongement de carrière de 11 ans constitue un recul important de ses droits. L’Avocat général considère que ce recul interpelle quant au principe de non-discrimination. Il suggère de poser une question préjudicielle à la Cour constitutionnelle.
La décision de la cour
La cour reprend les dispositions applicables en matière de pension d’ouvrier mineur de fond.
Avant la loi du 28 décembre 2011, l’âge de la pension pour les ouvriers mineurs était fixé à 55 ou 60 ans selon qu’il s’agissait d’une pension de retraite en raison d’une occupation respectivement comme ouvrier mineur de fond ou comme ouvrier mineur de surface, cet âge étant cependant considéré comme atteint lorsque l’intéressé justifiait avoir été occupé habituellement et en ordre principal comme ouvrier mineur au fond des mines ou des carrières avec exploitation souterraine pendant 25 années (article 2, § 2, de l’arrêté royal du 23 décembre 1996).
L’article 111 de la loi du 28 décembre 2011 portant des dispositions diverses a abrogé cette règle, qui reste néanmoins d’application aux travailleurs qui avaient atteint l’âge de 55 ans au 31 décembre 2011. La loi prévoit également que le Roi devait intervenir par arrêté délibéré en Conseil des Ministres aux fins d’arrêter des mesures transitoires pour les travailleurs visés mais qui n’avaient pas atteint l’âge de 55 ans au 31 décembre 2011.
L’arrêté royal du 26 avril 2012 vint préciser ces mesures transitoires, le système actuel ne permettant le maintien de l’ancienne disposition qu’aux ouvriers mineurs de fond qui avaient atteint 55 ans au 31 décembre 2011 et à ceux qui, à cette date, justifiaient avoir été occupés habituellement et en ordre principal pendant au moins 20 ans (et à certaines conditions). Tous les autres mineurs de fond relèvent, comme le précise la cour, désormais du régime général de pension, sans qu’une progressivité de l’âge de la pension ne soit prévue.
La cour examine ensuite les arguments de l’assuré social. Pour ce qui est de la violation de la notion d’urgence dans le cadre de la demande d’avis au Conseil d’Etat, elle considère que l’écartement de l’arrêté royal conduirait l’intéressé dans une situation plus inconfortable encore, dans la mesure où il ne pourrait se prévaloir de la disposition transitoire de la loi.
Elle passe ensuite au contrôle de constitutionnalité, soulignant qu’il faut vérifier en quoi la norme potentiellement inconstitutionnelle ou son interprétation violeraient la Constitution en portant atteinte à la règle de référence de la Cour constitutionnelle et déterminer les catégories de personnes à comparer.
Elle reprend ensuite les principes régissant l’effet de standstill attaché à l’article 23 de la Constitution, renvoyant non seulement à la doctrine, mais également aux principales décisions du Conseil d’Etat, de la Cour de cassation et de la Cour constitutionnelle.
La suppression du régime spécial de pension pour les ouvriers mineurs de fond par l’article 111 de la loi du 28 décembre 2011 pose à son estime la question de la violation de l’effet de standstill. Elle rappelle que la Cour constitutionnelle s’est déjà prononcée en matière de pension dans un arrêt du 30 novembre 2017 (C. const., 30 novembre 2017, n° 135/2017), dans lequel elle a conclu qu’en reculant l’âge légal pour l’octroi d’une pension de survie à 55 ans à partir du 1er janvier 2030, les dispositions attaquées réduisaient significativement le niveau de protection en cette matière pour les personnes concernées. Elle y précise que, même si la mesure est justifiée par des intérêts légitimes, il y a une atteinte disproportionnée aux droits des personnes qui, compte tenu de leur âge, se trouvaient dans une situation particulièrement vulnérable pour trouver un emploi ou encore pour les personnes reconnues inaptes au travail.
Le recul significatif en l’espèce est également retenu, puisque le nouveau régime implique l’obligation pour l’intéressé de travailler plus de 11 années supplémentaires, alors qu’auparavant, il aurait pu prétendre à sa pension après une carrière de 25 ans comme mineur de fond. La cour souligne que les effets peuvent paraître d’autant plus disproportionnés que la réforme ne vise qu’un nombre extrêmement limité d’ouvriers travaillant encore actuellement dans des conditions pénibles et dangereuses pour leur santé et que l’augmentation de l’âge de la pension ne s’est pas faite de façon progressive. Elle conclut qu’il y a lieu de réinterpeller la Cour constitutionnelle.
La question posée vise l’article 111 de la loi du 28 décembre 2011, étant de savoir s’il viole l’article 23 de la Constitution (interprété à la lumière des articles 2 et 9 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels et de l’article 12 de la Charte sociale européenne), pris isolément ou combiné avec les articles 10 et 11 de la Constitution, vu l’abrogation du régime spécial de pension des mineurs de fond qui, au 31 décembre 2011, n’avaient pas atteint l’âge de 55 ans. La cour pose la question d’une différence de traitement basée sur l’âge, selon que celui-ci a été atteint ou non au 31 décembre 2011, empêchant ceux qui ne l’avaient pas atteint notamment de prendre leur pension bien qu’ils justifieraient, à la date de prise de cours de celle-ci, d’une carrière de 25 ans comme mineur de fond.
Intérêt de la décision
La question est ainsi renvoyée à a Cour constitutionnelle. Comme le rappelle la cour du travail, la catégorie professionnelle visée ne concerne qu’un nombre limité d’ouvriers. Cette considération est développée dans le cadre de l’examen de la proportionnalité de la mesure.
Une catégorie plus large a déjà été soumise à la Cour constitutionnelle, qui a conclu à un constat d’inconstitutionnalité dans un arrêt du 30 novembre 2017 cité dans l’arrêt. Il s’agit des bénéficiaires d’une pension de survie. La Cour avait annulé dans cette décision les articles 9, 10 et 21 de la loi du 10 août 2015 visant à relever l’âge légal de la pension de retraite et portant modification des conditions d’accès à la pension de retraite anticipée et de l’âge minimum de la pension de survie, ces dispositions relevant à 55 ans l’âge requis pour l’octroi d’une pension de survie. La mesure contestée était ainsi jugée comme particulièrement préjudiciable aux personnes non actives sur le marché de l’emploi ou actives de manière partielle seulement et qui ne bénéficieraient plus que d’une allocation transitoire pendant une période de 1 à 2 ans en fonction de leur situation familiale. Etaient également visées les personnes inaptes au travail.
Ces dispositions ont donné lieu à diverses décisions des juges du fond (à propos desquelles on peut notamment renvoyer à Trib. trav. Liège, div. Namur, 19 septembre 2019, R.G. 17/1.305/A – précédemment commenté – et à Trib. trav. Liège, div. Liège, 17 janvier 2017, R.G. 16/3.611/A – précédemment commenté).