Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Verviers), 20 janvier 2021, R.G. 19/387/A
Mis en ligne le vendredi 28 mai 2021
Tribunal du travail de Liège (division Verviers), 20 janvier 2021, R.G. 19/387/A
Terra Laboris
Par jugement du 20 janvier 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Verviers) conclut à sa compétence pour connaître d’une demande de sommes suite à la rupture d’un contrat de travail de chauffeur international pour une société ayant son siège au Grand-Duché de Luxembourg.
Les faits
Une société de transport international de droit luxembourgeois signe un contrat de travail avec un chauffeur domicilié dans la région liégeoise. Il s’agit d’un contrat de travail à durée indéterminée. Le lieu de signature est repris dans le contrat comme étant situé au Luxembourg. Le chauffeur précise de son côté qu’en réalité le contrat a été signé à Battice.
Ce contrat se réfère au droit luxembourgeois pour ce qui est des congés payés, d’une période d’essai et des modalités de rupture.
Le chauffeur allant atteindre l’âge légal de la pension en décembre 2018, une proposition de rupture d’un commun accord (avec reçu pour solde de tout compte) lui est proposée au mois de septembre. L’intéressé refuse de signer.
Après la rupture, le conseil du travailleur sollicite le paiement d’une indemnité de rupture, ainsi que des arriérés de rémunération et le paiement d’heures supplémentaires.
La société va contester la compétence des juridictions belges, soulevant un déclinatoire de juridiction en faveur des juridictions luxembourgeoises, sur la base du Règlement UE n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale (dit « Règlement Bruxelles Ibis »).
La décision du tribunal
Dans le jugement annoté, le tribunal statue uniquement sur sa compétence.
Il rappelle la Convention de Bruxelles du 27 septembre 1968 (convention concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale), qui, au contraire de la Convention de Rome de 1980, ne contenait aucune disposition spécifique aux contrats de travail. Depuis le 1er mars 2002, la matière a été régie par le Règlement n° 44/2001 du 22 décembre 2000 concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale. Il s’agit du Règlement Bruxelles I, lui-même remplacé par le Règlement n° 1215/2012 ci-dessus. C’est dès lors le Règlement de Bruxelles Ibis qu’il convient d’examiner.
Si l’employeur n’est pas domicilié dans un Etat membre mais y possède une succursale, une agence ou tout autre établissement, il est considéré, pour les contestations relatives à leur exploitation, comme ayant son domicile dans cet Etat membre. Il peut être attrait devant les juridictions de l’Etat membre où il a son domicile, ou encore dans un Etat membre. Il s’agit, dans cette seconde hypothèse, du lieu où, ou à partir duquel, le travailleur accomplit habituellement son travail ou le dernier lieu où il a accompli celui-ci. De même, lorsqu’il n’accomplit pas ce travail (ou ne l’a pas accompli) dans un même pays, au lieu où se trouve (ou se trouvait) l’établissement qui a embauché le travailleur. Des dérogations sont possibles, mais à la condition d’être postérieures à la naissance du différend ou de permettre au travailleur de saisir d’autres juridictions que celles-ci-dessus.
Le tribunal en vient ensuite à l’arrêt NOGUEIRA de la Cour de Justice (C.J.U.E., 14 septembre 2017, Aff. n° C-168/16 et C-169/16, NOGUEIRA et e.a c/ CREWLINK IRELAND LTD ET MIGUEL JOSÉ MORENO OSACAR CONTRE RYANAIR DESIGNATED ACTIVITY COMPANY, EU:C:2017:688), dont elle reprend les considérants 49 à 64, ainsi qu’à ses arrêts KOELZSCH (C.J.U.E., 15 mars 2011, Aff. n° C-29/10, KOELZSCH c/ ETAT DU GRAND-DUCHE DE Luxembourg, EU:C:2011:151), partiellement reproduit également, ainsi que VOOGSGEERD (C.J.U.E., 15 décembre 2011, Aff. n° C-384/10, NAVIMER) (considérants 39 à 48, EU:C:2011:842).
Ces trois arrêts phares de la jurisprudence de la Cour de Justice ont permis de préciser la notion de « lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ». Celui-ci doit être interprété de façon large. Si le contrat est exécuté sur le territoire de plusieurs Etats contractants et en l’absence d’un centre effectif d’activités professionnelles du travailleur à partir duquel il se serait acquitté de l’essentiel de ses obligations contractuelles, il faut comprendre le lieu où, ou à partir duquel, le travailleur s’acquitte en fait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de l’employeur. C’est là qu’il peut à moindres frais intenter une action judiciaire contre l’employeur ou se défendre. Le juge de ce lieu est le plus apte à trancher la contestation relative au contrat de travail.
Est prônée une méthode indiciaire afin non seulement de refléter la réalité des relations juridiques, mais également de prévenir qu’une notion telle que celle en cause ne soit instrumentalisée ou ne contribue à la réalisation de stratégies de contournement (la Cour de Justice renvoyant dans cet arrêt à l’affaire D’OULTREMONT – C.J.U.E., 27 octobre 2016, Aff. n° C-290/15, D’OULTREMONT e.a. c/ REGION WALLONNE, EU:C:2016:816).
Dans le secteur du transport, les indices sont les suivants : l’Etat membre où se situe le lieu à partir duquel le travailleur effectue ses missions de transport, celui où il rentre après ses missions, où il reçoit les instructions sur celles-ci et organise son travail, ainsi que le lieu où se trouvent les outils de travail.
La Cour rappelle à propos de cette affaire, qui concernait du personnel naviguant d’une compagnie aérienne, également l’arrêt de la Cour du travail de Mons du 14 juin 2019 (C. trav. Mons, 14 juin 2019, R.G. 2013/AM/440 et 2013/AM/441), qui a écarté, suite à cet arrêt de la Cour de Justice, des indices factuels jugés dépourvus de tout fondement).
L’arrêt KOELZSCH du 15 mars 2011 a précisé que la nature du travail dans le secteur du transport international est spécifique et qu’il faut tenir compte de l’ensemble des éléments qui caractérisent l’activité du travailleur. Ainsi, l’Etat où est situé le lieu à partir duquel il effectue ses missions de transport, ainsi que les critères ci-dessus relatifs aux instructions et missions ainsi qu’à l’organisation du travail et les outils de travail. Il faut en outre vérifier les lieux où le transport est principalement effectué, les lieux de déchargement de la marchandise ainsi que le lieu où le travailleur rentre après ses missions.
Enfin, l’arrêt VOOGSGEERD a considéré que, si le lieu à partir duquel le travailleur effectue ses missions de transport et reçoit également les instructions pour celles-ci est toujours le même, ce lieu doit être considéré comme celui où il accomplit habituellement son travail.
La Cour reprend ensuite la doctrine (Q. CORDIER, « L’application des règles de droit international privé aux relations de travail nouées dans le secteur aérien – for compétent et conflit de loi », J.L.M.B., 2019/34, pp. 1168 et s.), qui retient, lorsque les prestations sont accomplies sur le territoire de plusieurs Etats membres, le lieu où, ou à partir duquel, elles sont accomplies. Si le juge ne peut déterminer le lieu habituel d’exécution des prestations, alors intervient le critère du lieu de l’établissement qui a embauché le travailleur, qui a un caractère subsidiaire.
Analysant les éléments de fait, le tribunal conclut que la Belgique, à savoir le site de Battice, est le lieu où, ou à partir duquel, le demandeur accomplissait habituellement son travail. En effet, il effectuait ses transports à partir du site de Battice, où étaient stationnés les camions et où il rentrait après ses missions. Il y chargeait et déchargeait ses marchandises.
Le Tribunal du travail de Liège est dès lors compétent pour connaître du litige.
Il ne se prononce pas (encore) sur le fondement de la demande, ni d’ailleurs sur deux autres points relatifs à la recevabilité, étant d’une part une « clause d’attribution de for » figurant dans le contrat de travail et d’autre part la loi applicable aux litiges.
Intérêt de la décision
Dans le jugement commenté, c’est la notion de lieu où, ou à partir duquel, le travailleur accomplit habituellement son travail qui est au cœur du débat.
Rappelons à cet égard, avec la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 25 février 2015, R.G. 2013/AB/354 – précédemment commenté), qu’en vertu de l’article 19 du Règlement, le travailleur peut choisir devant quel tribunal il entend citer l’employeur, à savoir celui de l’Etat membre où celui-ci est établi ou dans un autre Etat, étant soit celui où le travailleur accomplit habituellement son travail, soit, en cas de lieux d’exécution dans plusieurs pays, là où se trouve l’établissement qui l’avait embauché. Une demande de détachement introduite pour la sécurité sociale n’est pas de nature à modifier la règle. Il ne faut pas confondre détachement en droit du travail (Directive n° 96/71) et en droit de la sécurité sociale (Règlement n° 1408/71). Par « lieu d’accomplissement habituel du travail », il faut entendre celui où le travailleur a accompli la plus grande partie de son temps de travail sauf liens de rattachement plus étroits avec un autre lieu de travail.
La cour y a précisé que ne sont pas davantage pertinentes les références au statut fiscal, de telle sorte que le paiement de l’impôt des non-résidents, par exemple, serait sans conséquence.
Dans son jugement du 20 janvier 2021, le tribunal fait une stricte application des principes en matière de compétence. Viendra ensuite l’examen du droit applicable, et ce eu égard aux dispositions de la Convention de Rome. Celle-ci n’a pas défini la notion de « loi de police », mais la Cour de Justice a considéré qu’ont ce caractère les dispositions nationales dont l’observation a été jugée cruciale pour la sauvegarde de l’organisation politique, sociale ou économique de l’Etat membre concerné, et ce au point d’en imposer le respect à toute personne se trouvant sur le territoire de cet Etat ainsi qu’à tout rapport juridique localisé dans celui-ci. C’est la jurisprudence ARBLADE de la Cour de Justice en son arrêt du 23 novembre 1999 (C.J.U.E., 23 novembre 1999, Aff. n° C-369/96, EU:C:1999:575).
Affaire à suivre donc…