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Contrat de travail avec éléments d’extranéité et compétence des juridictions belges

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 26 janvier 2021, R.G. 2017/AB/997

Mis en ligne le mercredi 25 août 2021


Cour du travail de Bruxelles, 26 janvier 2021, R.G. 2017/AB/997
(cassé par Cass., 16 mai 2022, S.21.0038.F)

Contrat de travail avec éléments d’extranéité et compétence des juridictions belges

Dans un arrêt du 26 janvier 2021, la Cour du travail de Bruxelles rappelle les règles de compétence prévues par le Règlement n° 44/2001 (actuellement remplacé par le Règlement n° 1215/2012) et la Directive Détachement transposée en Belgique par la loi du 5 mars 2002.

Les faits

Un employé au service d’une société pharmaceutique de droit anglais est détaché auprès de la filiale belge de celle-ci avec effet au 1er janvier 2007. Un contrat de travail soumis au droit anglais est alors signé avec la société anglaise à partir de la date du détachement, reconnaissant une ancienneté conventionnelle qui remonte au début de l’occupation.

L’intéressé se voit confier diverses missions, ayant été amené initialement à travailler à Bruxelles. Il est renvoyé à Londres à partir du 1er septembre 2012. Il est licencié en juillet 2013. L’employeur applique le droit anglais en ce qui concerne les conditions du préavis.

Le jugement

L’employé a introduit une procédure devant les juridictions belges contre les deux sociétés.

Par jugement du 12 juillet 2017, le Tribunal du travail de Bruxelles a constaté être sans juridiction pour connaître des demandes à l’encontre de la société anglaise sur la base du Règlement n° 44/2001, la contestation sur la compétence eu égard à la Directive n° 96/71 et à la loi du 5 mars 2002 persistant. Une réouverture des débats a dès lors été ordonnée sur cette question.

L’employé a interjeté appel de cette décision.

Position des parties devant la cour

L’appelant conteste que la juridiction se soit déclarée sans compétence sur pied du Règlement n° 44/2001. Il réitère ses demandes quant aux montants postulés à divers titres suite à la rupture. Les deux sociétés (société anglaise et filiale belge) demandent à la cour de considérer qu’elle est sans compétence pour connaître de l’ensemble des demandes (ou à tout le moins que les demandes sont irrecevables à l’égard de la société belge).

La décision de la cour

La cour examine uniquement sa compétence.

Lors de l’introduction de la demande, c’était le Règlement n° 44/2001 du Conseil du 22 décembre 2000 qui s’appliquait. Seules quelques dispositions de celui-ci sont applicables en matière de contrat de travail, à savoir celles figurant à la section 5 du chapitre II. Il s’agit des articles 18 à 21 du Règlement, qui sont repris par la cour.

Après avoir conclu à l’inapplicabilité de l’article 18, la cour examine l’article 19.1, en vertu duquel seules les juridictions du Royaume-Uni seraient compétentes pour connaître du litige. En vertu de celui-ci, en effet, un employeur ayant son domicile sur le territoire d’un Etat membre peut être attrait devant les tribunaux de celui-ci. L’article 19.2 prévoit également la possibilité de l’attraire dans un autre Etat membre dans deux hypothèses, soit devant le tribunal du lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail (ou devant le tribunal du dernier lieu où tel était le cas), soit lorsque le travailleur n’accomplit pas (ou n’a pas accompli) habituellement son travail dans un même pays, devant le tribunal du lieu où se trouve (ou se trouvait) l’établissement qui a embauché le travailleur.

Il faut dès lors examiner à l’interprétation de la notion de « lieu où le travailleur accomplit habituellement son travail ». Renvoyant à la jurisprudence de la Cour de Justice, la cour du travail retient qu’il s’agit du lieu où (ou à partir duquel) le travailleur s’acquitte de fait de l’essentiel de ses obligations à l’égard de son employeur. Le juge national doit, pour la Cour de Justice, se référer à un faisceau d’indices (sont rappelés ici les arrêts « RYANAIR », soit C.J.U.E., 14 septembre 2017, Aff. n° C-168/16 et C-169-16, EU:C:2017:688).

Il s’agit d’un critère quantitatif, puisque la référence est faite à l’endroit où le travailleur a accompli la majeure partie de son temps de travail pour le compte de son employeur.

En l’espèce, la cour du travail va rechercher si la Belgique était effectivement le lieu où l’intéressé accomplissait habituellement son travail. Il s’agit d’une question de fait et, pour la cour, il ne faut pas se cantonner aux seuls éléments figurant dans les écrits émanant d’une partie ou même échangés entre elles. Ainsi, le fait d’un détachement intervenu de 2007 à 2012 et l’affectation ultérieurement à Londres ne suffisent pas à déterminer où le travailleur a accompli habituellement son travail pendant la période concernée. Par ailleurs, le fait qu’il ait été domicilié en Belgique est un élément relevant de sa vie privée et qui n’a aucune incidence quant à la proportion des prestations de travail en Belgique.

L’existence d’un bureau ainsi que des « accessoires » matériels liés à celui-ci ne donne pas davantage d’indication intéressante. Par contre, la déclaration fiscale reprend un nombre de jours inférieur de travail à Bruxelles, d’autres lieux étant mentionnés (Danemark, France, Singapour, etc.). Les notes de frais également sont révélatrices des journées au cours desquelles il a effectivement travaillé en-dehors du territoire belge. En outre, des déclarations A1 ont été remplies à l’attention de l’O.N.S.S. (l’assujettissement à la sécurité sociale belge étant possible dès qu’il y a au moins 25% du temps de travail effectué en Belgique). Ceci ne permet cependant pas, pour la cour, de déduire que c’est là que la partie la plus importante du travail ait été accomplie). Dans le même registre, un questionnaire de l’O.N.S.S. donne des indications utiles (« questionnaire occupation simultanée »). Pour la cour, il s’en déduit que l’intéressé n’a pas accompli habituellement son travail en Belgique et que les juridictions du Royaume-Uni sont compétentes et non les juridictions belges.

La cour en vient ensuite à l’application de la loi du 5 mars 2002 et à la Directive n° 96/71/CE. Il s’agit de la législation en matière de détachement. L’article 8bis de la loi permet au travailleur détaché en Belgique d’y intenter une action en justice, sans préjudice, le cas échéant, de la faculté de l’intenter dans un autre Etat.

La cour procède ici à un rappel des principes de droit communautaire, étant qu’il faut éviter, dans la mesure du possible, une multiplication des juridictions compétentes par rapport à un même contrat. La Directive Détachement contient un noyau dur, qui impose des règles à suivre, aux fins d’éviter le « dumping social ». Ce noyau dur porte sur une série de règles de protection de base en droit du travail, qui doivent être respectées. Cette liste est de stricte interprétation, les matières visées couvrant celles des dispositions obligatoires à l’égard desquelles il ne peut être dérogé et qui, par leur nature et leur objectif, répondent aux exigences impératives de l’intérêt public.

La cour note ensuite que la loi du 5 mars 2002 n’a pas suivi l’énumération du noyau dur de la directive, étendant l’obligation dans le chef de l’employeur à d’autres dispositions, puisque son article prévoit que l’employeur qui occupe en Belgique un travailleur détaché est tenu de respecter les conditions de travail, de rémunération et d’emploi qui sont prévues par des dispositions légales, réglementaires ou conventionnelles, sanctionnées pénalement. C’est donc le critère de la sanction pénale qui est retenu, même si les obligations en cause ne concernent pas le noyau dur repris dans le texte de la directive. Certains chefs de demande entrant dans la définition, la cour retient que, s’il était fait droit à la demande, le litige se trouverait scindé. Or, le principe de « concentration du litige » a été régulièrement rappelé par la Cour de Justice. L’intéressé pointant les chefs de demande qui, selon lui, relèvent de la loi du 5 mars 2002, la cour retient que certains postes, dont un plan « bonus », ne font pas l’objet de sanction pénale et, de même, ne rentrent pas dans le noyau dur de la directive, non plus que dans une disposition d’ordre public au sens du droit européen.

La cour examine l’un après l’autre les autres chefs de demande. Elle rejette les demandes de « dommages et intérêts », d’arriérés de rémunération variable (qui, selon elle, semblent fondés sur le contrat de travail), ainsi que des arriérés d’intérêt de retard. Figurent en outre des arriérés de pécules de vacances et, à cet égard, s’agissant d’un poste sanctionné pénalement, la cour retient que l’on pourrait faire application de la loi du 5 mars 2002, mais à la condition que l’intéressé établisse qu’il ne bénéficiait pas, en vertu du droit anglais, d’une protection équivalente.

Les autres chefs de demande (dix-sept au total) font l’objet du même examen, le fondement de ceux-ci n’étant pas une disposition sanctionnée pénalement. Le juge ne peut dès lors en connaître sur la base de la loi du 5 mars 2002.

La cour examine encore et plus brièvement une demande formée à titre subsidiaire contre la société belge, sur la base de l’article 31 de la loi du 23 juillet 1987 relative à la mise à disposition de personnel. Elle en rappelle les conditions pour qu’un recours puisse être introduit contre une autre société que l’employeur initial, et ce au titre de « co-employeur ». Les éléments avancés sont pour la cour insuffisants à établir que cette société a exercé une part quelconque de l’autorité patronale ou qu’elle a eu la possibilité de l’exercer.

Elle déboute dès lors l’intéressé de son appel, le condamnant aux dépens (36.000 euros).

Intérêt de la décision

A l’époque de la rupture, il convenait d’appliquer le Règlement n° 44/2001 pour déterminer la compétence du juge saisi. Ce règlement ne définissait ni la notion de « contrat individuel de travail » ni celle de « travailleur ».

Il a donné lieu à un important arrêt de la Cour de Justice (C.J.U.E., 10 septembre 2015, Aff. n° C-47/14, HOLTERMAN FERHO EXPLOITATIE BV e.a. c/ SPIES VON BÜLLESHEIM, EU:C:2015:574), qui a considéré que la question de la qualification du lien contractuel ne saurait être résolue sur le fondement du droit national. Pour assurer la pleine efficacité du Règlement n° 44/2001 et notamment de son article 18, les notions juridiques que celui-ci contient doivent être interprétées d’une manière autonome qui soit commune à l’ensemble des États membres.

Ce règlement a fait place au Règlement n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012. L’interprétation de la Cour de Justice en ce qui concerne les dispositions du Règlement n° 44/2001 du Conseil vaut également pour le Règlement n° 1215/2012 lorsque les dispositions peuvent être qualifiées d’équivalentes dans les deux. L’on peut renvoyer à cet égard à un arrêt de la Cour de Justice du 28 février 2019 (C.J.U.E., 28 février 2019, Aff. n° C-579/17, BUAK BAUARBEITER-URLAUBS- U. ABFERTIGUNGSKASSE c/ GRADBENIŠTVO KORANA d.o.o., EU:C:2019:162).

Rappelons que, très récemment, la Cour a précisé (C.J.U.E., 25 février 2021, Aff. n° C-804/19, BU c/ MARKT24 GMBH, EU:C:2021:134) que les dispositions figurant à la section 5 du chapitre II du Règlement (UE) n° 1215/2012 du Parlement européen et du Conseil du 12 décembre 2012, concernant la compétence judiciaire, la reconnaissance et l’exécution des décisions en matière civile et commerciale, intitulée « Compétence en matière de contrats individuels de travail », doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’appliquent à un recours juridictionnel d’un employé ayant son domicile dans un État membre contre l’employeur ayant son domicile dans un autre État membre dans le cas où le contrat de travail a été négocié et conclu dans l’État membre du domicile de l’employé et prévoyait que le lieu d’exécution du travail se situait dans l’État membre de l’employeur, alors même que ce travail n’a pas été accompli pour une raison imputable à cet employeur.

A côté de ce texte, existe la réglementation en matière de détachement, qui prévoit également des règles de compétence. La cour du travail a rappelé ici que le « noyau dur » de la directive n’a pas été transposé tel quel dans la loi du 5 mars 2002, les critères repris dans celle-ci étant plus larges.

La Cour de Justice est également régulièrement saisie à propos de la Directive n° 96/71/CE. L’on peut à cet égard rappeler l’important arrêt du 1er décembre 2020 (C.J.U.E., 1er décembre 2020, Aff. n° C-815/18, (FEDERATIE NEDERLANDSE VAKBEWEGING C/ VAN DEN BOSCH TRANSPORTEN BV, VAN DEN BOSCH TRANSPORTE GMBH, SILO-TANK KFT.), EU:C:2020:976) rendu en matière de transport routier, lequel a précisé que la Directive n° 96/71/CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996, concernant le détachement de travailleurs effectué dans le cadre d’une prestation de services, doit être interprétée en ce sens qu’elle est applicable aux prestations de services transnationales dans ce secteur.


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