Terralaboris asbl

Licenciement discriminatoire : distinction entre le critère du handicap et celui de l’état de santé

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 12 janvier 2021, R.G. 19/302/A

Mis en ligne le vendredi 10 septembre 2021


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 12 janvier 2021, R.G. 19/302/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 12 janvier 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) accueille une demande d’indemnisation pour licenciement discriminatoire fondé sur un des critères protégés par la loi du 10 mai 2007 : si le handicap n’est pas établi, l’état de santé est par contre retenu comme étant à la base du congé.

Les faits

Une infirmière occupée dans le cadre d’un contrat à durée indéterminée pour une association hospitalière de la région liégeoise exerce pour compte de celle-ci depuis le 1er octobre 2011. Souffrant d’un état dépressif majeur, l’intéressée a été régulièrement en incapacité de travail. Un courriel est adressé en juin 2018 au département HR par le coordinateur du département infirmier où elle preste, demandant qu’il soit mis fin au contrat de travail sur le champ moyennant paiement d’une indemnité. La rupture du contrat lui est ainsi notifiée, moyennant paiement d’une indemnité compensatoire de préavis de trois mois et quinze semaines.

L’intéressée demande à connaître les motifs du licenciement. En réponse, il est fait état d’un manque d’investissement personnel dans sa fonction ainsi que d’une perte de confiance de la part des médecins, de sa hiérarchie et de ses collègues. Est particulièrement visé le fait qu’elle ne prévenait, en cas d’incapacité de travail, que quelques heures avant le début de ses prestations, ce qui aurait créé une « irritation importante » dans le chef des personnes qui devaient remédier à ses absences.

L’employée licenciée introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège).

Position des parties

Pour la demanderesse, le licenciement est discriminatoire, et ce au motif de l’existence d’un handicap, et, à titre subsidiaire, vu qu’il est fondé sur son état de santé. Il est également manifestement déraisonnable et, pour ce, elle plaide que le cumul entre les deux indemnités est autorisé. Elle considère également qu’elle aurait dû être entendue avant d’être licenciée, l’hôpital exerçant des missions de service public et l’absence de disposition imposant une telle audition étant discriminatoire.

Quant au défendeur, il invoque la perte de confiance de l’équipe médicale, exposant que le handicap n’est pas visé dans la mesure où il était totalement ignoré de l’employeur. N’est pas davantage visé l’état de santé. L’employeur conteste qu’il y ait eu un licenciement manifestement déraisonnable, le motif étant lié aux compétences ainsi qu’au comportement de l’intéressée. Il conteste que le cumul des deux indemnités soit possible et juge non pertinente la comparaison faite, au niveau de l’obligation d’audition, entre les employeurs privés et les employeurs publics.

La décision du tribunal

Le tribunal entreprend en premier lieu l’examen du chef de demande relatif au licenciement discriminatoire, pour lequel l’intéressée demande l’indemnité visée à l’article 18, § 2, de la loi du 10 mai 2007. Il rappelle que, dans le domaine des relations de travail, existe une possibilité limitée de justification d’une distinction directe fondée sur les critères protégés. Cette distinction doit, selon l’article 8 de la loi, être justifiée par des exigences professionnelles « essentielles et déterminantes ». Il appartient au juge d’examiner dans chaque situation concrète si une caractéristique donnée constitue une telle exigence.

La personne qui s’estime victime d’une discrimination doit invoquer des faits qui permettent de présumer l’existence de celle-ci. Il faut entendre par là (mais non exclusivement) (i) les éléments qui révèlent une certaine récurrence de traitement défavorable à l’égard de personnes partageant un critère protégé et (ii) les éléments qui révèlent que la situation de la victime du traitement plus défavorable est comparable avec la situation de la personne de référence. Il doit s’agir de comportements ou de faits concrets et clairement définis de personnes identifiables, à partir desquels il est possible d’inférer qu’il y a eu une discrimination. Le travailleur doit ainsi prouver son appartenance à un groupe déterminé, la comparabilité de sa situation avec celle d’un travailleur qui n’appartient pas à ce groupe ainsi que la différence de traitement.

Renvoyant à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 13 novembre 2012, R.G. 2011/AB/613 – précédemment commenté), le tribunal rappelle qu’il y a alors renversement de la charge de la preuve. Un autre arrêt de la même cour est cité (C. trav. Bruxelles, 16 juin 2009, Chron. D. S., 2010, p. 19), qui a jugé que le travailleur doit démontrer l’existence d’éléments permettant de présumer un lien étroit entre le critère protégé et le licenciement : pour qu’il y ait discrimination, il faut que le licenciement soit fondé essentiellement sur le critère en cause.

En matière de discrimination sur la base du handicap, le tribunal renvoie aux fondements de la matière, élaborés dans la jurisprudence de la Cour de Justice (arrêts CHACÓN-NAVAS et DAOUIDI). Il rappelle que l’état de santé et son altération sont considérés comme un état, l’altération étant transitoire. Ils sont évolutifs, même s’ils peuvent s’inscrire dans la durée, une maladie dont la fin est prévisible ne constituant pas un handicap au sens de la jurisprudence de la Cour de Justice.

En l’espèce, même si l’employeur n’était pas au courant de la situation exacte de l’intéressée, le tribunal considère que cet employeur, qui appartient au monde médical, n’aurait pas dû ignorer qu’il s’agissait d’une travailleuse en situation de handicap, même s’il n’en décelait pas tous les contours. Cependant, ce serait « très exigeant » dans la gestion des ressources humaines que d’imposer à un employeur de détecter à partir d’un absentéisme important l’existence d’un handicap qui ne lui a pas été déclaré. Aucun élément du dossier ne permet de considérer que le licenciement est dû de manière directe ou indirecte au handicap de l’infirmière. Imputer une discrimination, fût-elle indirecte, à un handicap dont l’employeur peut raisonnablement affirmer qu’il ignorait tout serait excessif, même s’il avait constaté des problèmes.

Le tribunal en vient ainsi à l’examen de l’état de santé. Il y a eu en l’espèce un absentéisme important et la question est de savoir si celui-ci, même justifié et légitime, peut justifier la rupture.

Le tribunal renvoie à un arrêt du 10 janvier 2017 de la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 10 janvier 2017, R.G. 2015/AM/306), qui s’est référé au facteur Bradford, outil permettant de quantifier l’absentéisme de courte durée et son impact sur l’organisation de l’entreprise. La cour s’est appuyée sur celui-ci dans l’hypothèse d’une restructuration d’entreprise. Considérant qu’il fallait opérer une sélection, sur la base d’un critère d’efficacité des travailleurs, elle a conclu que l’employeur n’avait pas commis d’abus de droit en prenant comme critère les absences répétées, celles-ci fussent-elles dûment justifiées.

Pour le tribunal, tel n’est pas le cas en l’espèce (répétition de petites incapacités récurrentes), des périodes d’incapacité ayant au contraire été longues (et des congés de maternité s’y étant ajoutés).

La question est dès lors de savoir si l’employeur, qui pouvait craindre que le schéma existant (longues périodes d’incapacité + autres périodes plus courtes) allait se répéter, pouvait procéder à un licenciement. Renvoyant à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles (C. trav. Bruxelles, 8 février 2017, R.G. 2014/AB/1.021), il conclut que la défiance à l’égard de l’état de santé actuel ou futur est une discrimination directe.

Les éléments du dossier permettent dès lors de conclure que la demanderesse rapporte la preuve de faits laissant présumer d’un licenciement discriminatoire.

Sur le plan de l’indemnisation, le tribunal fait application de l’article 18, 2°, in fine, de la loi, qui ramène à trois mois l’indemnité due lorsque le traitement défavorable serait intervenu quoi qu’il en soit. Il estime en effet que des pièces au dossier permettent de dire qu’à côté de l’état de santé, l’intéressée présentait « un certain nombre d’inadéquations » à la fonction exercée.

Pour le deuxième poste, étant le licenciement manifestement déraisonnable, il rappelle le mécanisme mis sur pied par la C.C.T. n° 109 et conclut, sur le cumul des indemnités, qu’une tendance se dégage pour considérer que certaines indemnités peuvent être cumulées lorsqu’elles ont des objectifs réellement distincts, mais qu’une autre considère que le texte exclut tout cumul. C’est la position du tribunal, au motif que les deux indemnités ont le même objet, étant de sanctionner le comportement d’un employeur qui n’aurait pas agi conformément à ce que l’on peut attendre d’un employeur normalement prudent et diligent.

Enfin, le tribunal réserve à statuer sur les dommages et intérêts réclamés eu égard à l’adage « audi alteram partem », question pour laquelle la demanderesse considère que, si elle travaille pour un employeur privé, celui-ci accomplit des missions de service public d’intérêt général, étant d’ailleurs soumis à des règles similaires à celles qui régissent les hôpitaux publics.

Intérêt de la décision

L’examen de la distinction entre les deux critères protégés (handicap et état de santé) est effectué de manière très nuancée dans ce jugement. Il passe en effet, pour chacun des deux critères, par la distinction entre la discrimination directe et indirecte.

Etant acquis que l’employeur n’était pas informé de l’origine des incapacités de travail de l’intéressée (qui relevait de la vie privée), le tribunal retient que le handicap n’était pas décelable à la vue ou à la fréquentation de celle-ci. Il estime qu’il ne peut être exigé de l’employeur, qui a détecté un absentéisme important, de retenir qu’il y a un handicap, alors que ce qui était apparent était un état de santé défaillant. L’on mettra cette appréciation en regard de celle de la Cour du travail de Mons dans un arrêt du 2 avril 2021 (R.G. 2020/AM/89), où l’employeur avait été contacté par des personnes responsables de l’intégration professionnelle. La cour a dès lors considéré qu’il ne pouvait ignorer le but des démarches entreprises.

Pour l’état de santé, le tribunal a opéré la distinction entre la question de l’absentéisme important et de courte durée, davantage susceptible de désorganiser une entreprise ou un service, et la crainte de l’employeur que l’état de santé précaire ne se répète, motif qui – s’il est avéré – constitue une discrimination directe.

Il est à cet égard renvoyé à un arrêt de la Cour du travail de Bruxelles du 8 février 2017 (C. trav. Bruxelles, 8 février 2017, R.G. 2014/AB/1.021), qui a jugé qu’il y a discrimination fondée sur l’état de santé actuel ou futur du travailleur lorsqu’il appert que la décision de mettre fin à son contrat résulte d’une défiance a priori à l’égard dudit état, défiance sans laquelle la société se serait montrée plus ouverte à la demande de l’intéressé d’une activité à temps partiel, inscrite dans le contexte d’une incapacité de longue durée.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be