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Pension de retraite : récupération auprès de l’héritier

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 7 janvier 2021, R.G. 2015/AB/1.060

Mis en ligne le mardi 14 septembre 2021


Cour du travail de Bruxelles, 7 janvier 2021, R.G. 2015/AB/1.060

Terra Laboris

Dans un arrêt du 7 janvier 2021, concluant une longue procédure judiciaire, la Cour du travail de Bruxelles a statué, après l’arrêt de la Cour constitutionnelle du 23 mai 2019, sur la justification suffisante, au regard des articles 10 et 11 de la Constitution, de la possibilité de récupérer, à charge de l’héritier, des prestations de pension de retraite indûment versées au de cujus, qui avait en son temps omis de signaler le décès préalable de son épouse, la pension au taux « ménage » ayant continué à être ainsi versée.

Les faits

Un travailleur salarié bénéficiait d’une pension de retraite au taux « ménage » depuis 1989. Lors du décès de son épouse en 2003, il n’a pas signalé la chose à l’O.N.P. Il s’est remarié l’année suivante, sa seconde épouse n’étant cependant pas domiciliée en Belgique. Lors du décès de l’intéressé (2008), l’O.N.P. a appris à ce moment celui de la première épouse, cinq ans auparavant. Il en est résulté un indu, qui a été notifié à l’héritier du défunt. Celui-ci ayant contesté, l’affaire est venue devant le Tribunal du travail du Hainaut (division Charleroi) d’abord et devant la Cour du travail de Mons ensuite. Deux arrêts ont été rendus par celle-ci et le second, en date du 24 février 2013, a fait l’objet d’un pourvoi en cassation.

La Cour de cassation a cassé cette décision par arrêt du 15 décembre 2014 (Cass., 15 décembre 2014, n° S.13.0050.F). Elle a fait grief à la cour du travail d’avoir considéré que l’O.N.P. devait, en vertu de l’article 22, § 3, de la Charte de l’assuré social, renoncer d’office à la récupération des prestations litigieuses au décès du défendeur, alors que la récupération de pareilles prestations indues est régie par des dispositions propres contenues à l’article 21, §§ 3, alinéa 3, et 5, de la loi du 13 juin 1966.

La Cour a renvoyé l’affaire devant la Cour du travail de Bruxelles.

Les arrêts de la cour du travail

La Cour du travail de Bruxelles a également rendu deux arrêts.

L’arrêt du 21 février 2018

La cour a rendu un premier arrêt le 21 février 2018. Elle y a repris, suite à l’arrêt de la Cour de cassation, que l’article 21 de la loi du 13 juin 1966 est une disposition spécifique, qui déroge à l’article 22 de la Charte. Il s’agit de viser deux hypothèses, étant d’une part l’indu résultant de manœuvres frauduleuses ou de déclarations fausses ou sciemment incomplètes et d’autre part l’indu provenant de l’abstention de produire une déclaration prescrite par une disposition légale ou réglementaire ou résultant d’un engagement souscrit antérieurement. Cette abstention ne doit pas nécessairement être frauduleuse ou être intervenue sciemment, vu l’existence de deux hypothèses distinctes visées par le législateur.

La Cour constitutionnelle avait été saisie précédemment à deux reprises (C. const., 19 novembre 2003, n° 149/2003 et C. const., 13 juillet 2017, n° 94/2017) sur la portée de l’article 21, § 5, de la loi du 13 juin 1966. Son enseignement est que traiter les deux types d’assurés sociaux de la même manière constitue une mesure qui n’est pas dépourvue de justification raisonnable.

La cour du travail a cependant relevé que, si l’indu n’est pas frauduleux ou volontaire, se pose la question de savoir s’il est justifié de le mettre à charge des héritiers, alors que, lorsque l’indu a pour origine d’autres négligences du défunt, ceux-ci en sont automatiquement déchargés.

Après avoir constaté que la Cour constitutionnelle n’avait pas répondu à cette question, la cour du travail l’avait interrogée, lui posant trois questions touchant toutes l’article 21, § 5, de la loi. Celles-ci portaient essentiellement sur la différence intervenue entre, par exemple, la récupération des prestations à charge des héritiers d’un invalide et d’un pensionné, la cour du travail demandant également pourquoi, dans un cas, la dette est éteinte et non dans l’autre. Elle avait plus précisément interrogé la Cour sur une violation possible des articles 10 et 11 de la Constitution en ce que l’article 21, § 5, exclut l’extinction de la dette en cas d’abstention non frauduleuse de produire une déclaration prescrite par une disposition légale ou réglementaire ou résultant d’un engagement souscrit antérieurement, et ce alors qu’en vertu de l’article 22, § 3, de la Charte de l’assuré social, la renonciation intervient d’office et n’est exclue qu’en cas de dol ou de fraude, ce qui a pour effet de traiter de manière différente des personnes qui se trouvent dans des situations comparables.

La Cour a répondu par son arrêt du 23 mai 2019, concluant à l’absence de violation (C. const., 23 mai 2019, n° 73/2019). Elle a rappelé la position de la Cour de cassation, étant que l’article 22, § 3, de la loi du 11 avril 1995 ne pouvait s’appliquer, l’article 21, § 5, de la loi du 13 juin 1966 étant une disposition spécifique dérogatoire. Elle y a conclu qu’en traitant de la même manière, en ce qui concerne le délai de prescription, l’héritier de celui qui a fait une déclaration fausse ou sciemment incomplète et l’héritier de celui qui s’est abstenu de faire une déclaration dont il pouvait s’attendre à ce qu’elle fût obligatoire, le législateur a pris une mesure qui n’est pas dépourvue de justification raisonnable.

Pour la Cour, l’interdiction de principe de bénéficier d’une pension au taux « ménage » qui justifiait ce calcul jusqu’au décès du conjoint était suffisamment connue pour que le législateur ait pu assimiler cette omission à une déclaration fausse ou sciemment incomplète. Il s’agit d’un critère objectif de la différence de traitement. Elle a également rappelé le Rapport au Roi précédant l’arrêté royal qui a introduit l’article 21, § 3, dans la loi du 13 juin 1966, étant que les notions de « dol » ou de « fraude » sont d’interprétation restrictive et qu’il arrive souvent qu’il ne soit pas possible d’y avoir recours quand il s’agit de de poursuivre une action en répétition de l’indu alors que la récupération de sommes payées indûment s’impose.

L’arrêt du 7 janvier 2021

Dans son arrêt du 7 janvier 2021, la cour du travail a repris le dispositif de l’arrêt de la Cour constitutionnelle et a poursuivi la discussion quant au bien-fondé de la récupération. La cour rappelle qu’en cas de décès du bénéficiaire de la pension, l’action en répétition des prestations indues s’éteint au décès si la réclamation n’a pas encore été notifiée, sauf en cas de sommes obtenues suite à l’abstention du débiteur de produire une déclaration prescrite par une disposition légale ou réglementaire ou résultant d’un engagement souscrit antérieurement. La disposition litigieuse ne concerne pas, pour la cour, uniquement une question de prescription, mais porte également – et surtout – sur l’incidence du décès sur la récupération à charge des héritiers si l’indu n’est apparu qu’après le décès. Il s’agirait de voir s’il y a ou non extinction de la dette.

Les deux décisions des hautes cours ci-dessus amènent à la conclusion que l’action en répétition d’indu ne doit pas être considérée comme éteinte en raison du décès.

Le délai de prescription est de trois ans, délai qui a été appliqué en l’espèce.

Enfin, sur le plan successoral, il y a lieu d’appliquer le droit belge et la succession a été acceptée purement et simplement par l’héritier. L’indu doit dès lors être remboursé.

Intérêt de la décision

Cet arrêt de la Cour du travail de Bruxelles aura mis un terme à cette saga, qui a, dans le cours de la procédure, donné lieu à deux décisions importantes, l’une rendue par la Cour de cassation le 15 décembre 2014 et l’autre par la Cour constitutionnelle le 23 mai 2019 (outre les quatre arrêts des deux cours du travail).

Sur les dispositions de la Charte et la compatibilité avec celle-ci de règles sectorielles distinctes, la cour du travail a rappelé, dans cet arrêt du 7 janvier 2021, que le législateur peut adopter des dispositions sectorielles qui dérogent à la Charte de l’assuré social, en ce compris dans un sens défavorable à l’assuré social, pour autant que la dérogation puisse recevoir une justification spécifique pertinente.

La question de savoir si une telle dérogation était admissible en l’espèce a été réglée par la Cour constitutionnelle dans son arrêt du 23 mai 2019 ci-dessus. La mise sur le même pied de l’héritier de celui qui a fait une déclaration fausse ou sciemment incomplète et de l’héritier de celui qui s’est abstenu de faire une déclaration, dont il pouvait s’attendre à ce qu’elle soit obligatoire, n’est pas, pour la Cour constitutionnelle, dépourvue de justification raisonnable, eu égard à l’interprétation restrictive à donner à la notion de « dol » ou de « fraude » (que la Cour a retenue comme se produisant notamment dans le cas de cumul d’une pension avec une activité professionnelle) et à la nécessité en conséquence d’étendre les cas dans lesquels il pouvait être fait appel au délai de prescription de cinq ans. Le Rapport au Roi précédant l’arrêté royal n° 205 du 29 août 1983 précise encore sur ce point que « l’occasion est saisie pour procéder à l’alignement de la règle prévue en régime salariés sur celle qui est prévue dans les autres régimes ».

Quant à la Cour de cassation, elle avait posé le premier jalon, dans son arrêt du 15 décembre 2014, puisqu’elle avait rejeté qu’il puisse être fait application des dispositions de la Charte alors qu’existait sur le plan sectoriel une disposition spécifique, dérogatoire, étant précisément l’article 21 en ses §§ 3, alinéa 3, et 5.


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