Terralaboris asbl

Recrutement de travailleurs par des sociétés intérimaires en vue de prester dans un autre Etat membre : l’arrêt attendu de la Cour de Justice

Commentaire de C.J.U.E. (Grande chambre), 3 juin 2021, Aff. n° C-784/19 (« TEAM POWER EUROPE » EOOD c/ DIREKTOR NA TERITORIALNA DIREKTSIA NA NATSIONALNA AGENTSIA ZA PRIHODITE – VARNA), EU:C:2021:427

Mis en ligne le vendredi 24 septembre 2021


Cour de Justice de l’Union européenne (Grande chambre), 3 juin 2021, Aff. n° C-784/19 (« TEAM POWER EUROPE » EOOD c/ DIREKTOR NA TERITORIALNA DIREKTSIA NA NATSIONALNA AGENTSIA ZA PRIHODITE – VARNA), EU:C:2021:427

Terra Laboris

La Cour de Justice a rendu le 3 juin 2021 en Grande chambre un arrêt de principe, exigeant qu’une entreprise de travail intérimaire qui sollicite pour les travailleurs qu’elle recrute en vue de la mise à disposition de sociétés utilisatrices situées dans un autre Etat membre qu’elles effectuent sur le territoire où elles sont établies une partie significative de leurs activités au profit d’entreprises utilisatrices établies et exerçant elles-mêmes leurs activités sur le territoire de cet Etat.

Les faits

Une société bulgare de travail intérimaire conclut un contrat de travail avec un ressortissant bulgare en vue de sa mise à disposition d’un utilisateur établi en Allemagne, pour une durée d’environ deux mois. Elle demande la délivrance d’un certificat A1, confirmant que la législation bulgare lui est applicable pendant la période en cause.

La demande est rejetée, au motif qu’elle n’entre pas dans le champ d’application de l’article 12, § 1er, du Règlement n° 883/2004, la relation directe entre l’entreprise de travail intérimaire et le travailleur n’ayant pas été maintenue et celle-ci n’exerçant en outre pas une activité substantielle sur le territoire bulgare. L’administration s’est basée sur plusieurs éléments, étant que (i) le contrat entre l’entreprise de travail intérimaire et l’entreprise utilisatrice répond au droit allemand, (ii) l’entreprise de travail intérimaire y est reprise non eu égard à son enregistrement auprès de l’agence de l’emploi bulgare mais de l’agrément de mise à disposition délivrée par l’Allemagne, (iii) elle n’occupe pas de travailleurs sur le territoire bulgare, outre le personnel administratif et de direction, (iv) la totalité de son chiffre d’affaires résulte d’activités exercées par des travailleurs intérimaires mis à disposition en Allemagne, (v) sur le plan TVA, les prestations déclarées concernent le territoire d’un Etat membre autre que celui sur lequel elle est établie et (vi) aucune activité n’est exercée sur le territoire bulgare.

Le Tribunal administratif de Varna (Bulgarie) est saisi en vue d’obtenir l’annulation de cette décision. Cette juridiction constate un désaccord des parties, notamment sur la question de l’exercice sur le territoire bulgare d’une activité substantielle. Cette condition est déterminante pour l’application de l’article 12, § 1er, du Règlement n° 883/2004, qui dispose que la personne qui exerce une activité salariée dans un Etat membre pour le compte d’un employeur y exerçant normalement ses activités et que cet employeur détache pour effectuer un travail pour son compte dans un autre Etat membre demeure soumise à la législation du premier Etat membre à la condition que la durée prévisible de ce travail n’excède pas vingt-quatre mois et que cette personne ne soit pas envoyée en remplacement d’une personne détachée.

Des divergences d’interprétation de cette condition existent, eu égard à l’article 14, § 2, du Règlement n° 987/2009, qui précise que les termes « y exerçant normalement ses activités » désignent un employeur qui exerce généralement des activités substantielles autres que des activités de pure administration interne sur le territoire de l’Etat membre dans lequel il est établi. Il y a lieu de tenir compte de tous les facteurs caractérisant les activités de l’entreprise en question, les facteurs pertinents devant être adaptés aux caractéristiques propres de chaque employeur et à la nature réelle des activités exercées.

Le juge bulgare reprend les deux courants jurisprudentiels existants et renvoie à la jurisprudence de la Cour de Justice (C.J.U.E., 17 décembre 1970, Aff. n° C-35/70, S.A.R.L. MANPOWER c/ CAISSE PRIMAIRE D’ASSURANCE MALADIE DE STRASBOURG, EU:C:1970:120 et C.J.U.E., 10 février 2000, Aff. n° C-202/97, FITZWILLIAM EXECUTIVE SEARCH Ltd c/ BESTUUR VAN HET LANDELIJK INSTITUUT SOCIALE VERZEKERINGEN, EU:C:2000:75), qui ne permet pas d’opter pour l’une et l’autre des orientations jurisprudentielles existantes. Le tribunal pose dès lors à la Cour de Justice la question de savoir s’il convient d’interpréter l’article 14, § 2, du Règlement n° 987/2009 en ce sens que, pour considérer qu’une entreprise de travail intérimaire exerce normalement ses activités dans l’Etat membre dans lequel elle est établie, il faut qu’une partie significative des activités de mise à disposition de personnel soit réalisée au service d’entreprises utilisatrices établies dans le même Etat membre.

L’entreprise de travail intérimaire expose en effet, dans le cas soumis au tribunal administratif, qu’elle exerce en Bulgarie des activités de sélection, de recrutement et de mise à disposition de travailleurs intérimaires, qui constituent les activités principales d’une entreprise de travail intérimaire. En outre, elle y conclut les contrats de travail ainsi que les contrats avec les entreprises utilisatrices. Enfin, elle perçoit la totalité de ses recettes sur le territoire bulgare bien que le chiffre d’affaires résulte de transactions réalisées avec des entreprises utilisatrices établies dans d’autres Etats membres. Enfin, elle fait valoir son enregistrement en tant que société commerciale et immatriculée à la TVA conformément à la législation bulgare. Elle devrait, ainsi, pouvoir bénéficier des dispositions du Règlement de coordination. Lui est opposé (ce qui est repris dans le second courant jurisprudentiel existant) que, même si elle a son siège et sa direction sur le territoire bulgare, celui-ci n’occupe que du personnel administratif et de direction, ce qui suffirait à exclure la législation européenne en matière de détachement. Tous les travailleurs intérimaires concernés ont en outre été engagés pour être mis au travail en Allemagne, la société n’ayant pas fourni de services dans le cadre de la législation sur le travail intérimaire sur le territoire bulgare. L’intégralité des revenus provient dès lors des activités en Allemagne. En outre, les contrats répondent au droit allemand.

La décision de la Cour

La Cour reprend les règles de la coordination, renvoyant à l’article 11, § 3, sous a), du Règlement n° 883/2004, qui pose le principe que la personne qui exerce une activité salariée sur le territoire d’un Etat membre est soumise à la législation de cet Etat. Elle renvoie à son arrêt AFMB (C.J.U.E., 16 juillet 2020, Aff. n° C-610/18, AFMB Ltd e.a. c/ RAAD VAN BESTUUR VAN DE SOCIALE VERZEKERINGSBANK, EU:C:2020:565).

Ceci sous réserve des dispositions relatives à des situations particulières où l’application pure et simple de cette règle risquerait de créer des complications pour le travailleur et l’employeur ainsi que pour les organismes de sécurité sociale, complications dont l’effet pourrait entraver l’exercice de la libre circulation des personnes couvertes par le règlement. Figure parmi celles-ci l’hypothèse de la personne qui exerce une activité salariée dans un Etat membre pour le compte d’un employeur « y exerçant normalement ses activités » et que cet employeur détache pour effectuer un travail pour son compte dans un autre Etat membre. Celle-ci demeure soumise à la législation du premier Etat membre à la condition de ne pas dépasser la durée maximum de vingt-quatre mois et de ne pas être envoyée en remplacement d’une autre personne détachée. La question de savoir si l’employeur exerce normalement ses activités dans cet Etat membre doit être déterminée en tenant compte de tous les facteurs caractérisant les activités de l’entreprise en question, la Cour rappelant l’article 14, § 2, du Règlement n° 987/2009, étant que ces facteurs doivent être adaptés aux caractéristiques propres de chaque employeur et à la nature réelle des activités exercées.

L’arrêt FTS a été rendu en matière de travail intérimaire. La Cour y a précisé qu’au nombre de ces critères, figurent notamment le lieu du siège de l’entreprise et de son administration, l’effectif du personnel administratif travaillant respectivement dans l’Etat membre d’établissement et dans l’autre Etat membre, le lieu où les travailleurs détachés sont recrutés et celui où sont conclus la plupart des contrats avec les clients, la loi applicable aux contrats de travail conclus par l’entreprise avec ses travailleurs d’une part et avec ses clients d’autre part, ainsi que les chiffres d’affaires réalisés pendant une période suffisamment caractéristique dans chaque Etat membre concerné. Cette liste n’est pas exhaustive, le choix des critères devant être adapté à chaque cas spécifique (considérant 39 de l’arrêt).

Ces critères ne sont cependant pas susceptibles de répondre précisément à la question posée. En effet, ils ont été fournis, comme le rappelle la Cour, dans un contexte différent de celui tranché, l’entreprise de travail intérimaire exerçant dans l’affaire FTS des activités de mise à disposition de travailleurs intérimaires tant dans l’Etat membre dans lequel elle était établie que dans un autre. D’où la nécessité de déterminer la législation applicable en matière de sécurité sociale, en recherchant l’Etat membre avec lequel l’entreprise entretenait les liens les plus étroits.

L’entreprise ayant fait valoir qu’elle procède à la sélection et au recrutement de travailleurs intérimaires sur le territoire bulgare, la Cour relève que, si la sélection et le recrutement contribuent à générer le chiffre d’affaires de l’entreprise, dès lors qu’il s’agit d’un préalable indispensable à la mise à disposition ultérieure, seule cette mise à disposition génère effectivement un chiffre d’affaires. Les revenus de l’entreprise dépendent en effet de la rémunération qui sera versée aux travailleurs intérimaires. Les activités de sélection et de recrutement ne peuvent dès lors être considérées comme des activités substantielles au sens de l’article 14, § 2, du Règlement d’application, lu avec l’article 12, § 1er, du règlement de base, que si l’entreprise accomplit également de manière significative des activités de mise à disposition de ses travailleurs auprès des utilisateurs.

Pour la Cour, cette interprétation est conforme au contexte dans lequel s’inscrit l’article 14, § 2, du Règlement n° 987/2009, qui est une dérogation à la règle générale de l’article 11, § 3, sous a), du Règlement n° 883/2004. L’application de cette règle dérogatoire aurait en effet pour conséquence de soumettre à son champ d’application les travailleurs sélectionnés et recrutés par une entreprise qui exerce ses activités, même exclusivement, dans un Etat membre autre que celui dans lequel elle est établie, et ce alors que la règle a vocation à s’appliquer uniquement aux situations dans lesquelles un travailleur exerce, pour une période limitée, ses activités dans un Etat membre autre que celui dans lequel son employeur exerce normalement celles-ci.

La Cour renvoie également à la Directive n° 2008/104 concernant le travail intérimaire, qui définit l’entreprise de travail intérimaire comme toute personne physique ou morale qui, conformément au droit national, conclut des contrats de travail ou noue des relations de travail avec des travailleurs intérimaires « en vue de » les mettre à la disposition d’entreprises utilisatrices pour y travailler de manière temporaire, sous le contrôle et la direction desdites entreprises. Le travailleur intérimaire est celui qui a un contrat de travail « dans le but » d’être mis à la disposition d’une entreprise utilisatrice en vue d’y travailler de manière temporaire sous le contrôle et la direction de celle-ci. Cette définition étaie, pour la Cour, l’interprétation selon laquelle une telle entreprise ne peut être considérée comme exerçant dans l’Etat membre dans lequel elle est établie des activités substantielles au sens de l’article 14 que si elle y accomplit de manière significative des activités de mise à disposition de ses travailleurs au profit d’entreprises utilisatrices établies et exerçant leurs activités dans le même Etat membre.

Elle développe encore des éléments confortant cette interprétation de la disposition, étant l’objectif poursuivi par l’article 14, § 2, du Règlement n° 987/2009 et par la réglementation de l’Union sur la question, étant que l’exercice effectif de la libre circulation des personnes doit permettre de contribuer à l’amélioration du niveau de vie et des conditions d’emploi des personnes qui se déplacent au sein de l’Union. Le fait de permettre aux entreprises de travail intérimaire recourant à la libre prestation de services de bénéficier de la dérogation lorsqu’elles orientent leurs activités de mise à disposition de travailleurs intérimaires exclusivement ou principalement vers d’autres Etats membres que celui où elles sont établies risquerait pour la Cour d’inciter ces entreprises à choisir l’Etat membre dans lequel elles souhaitent s’établir, en fonction de la législation de sécurité sociale de ce dernier, dans le seul but de bénéficier de la législation qui leur est la plus favorable et de permettre ainsi le « forum shopping ».

La Cour reprend encore l’objectif des règlements de coordination et rappelle que favoriser la possibilité pour les entreprises d’utiliser la réglementation de l’Union dans le seul but de tirer avantage des différences existant entre les régimes nationaux de sécurité sociale risquerait d’exercer une pression vers le bas sur les systèmes de sécurité sociale des Etats membres, voire d’aboutir à une réduction du niveau de protection offert aux travailleurs par celui-ci.

La réponse à la question posée est que l’article 14, § 2, du Règlement n° 987/2009 doit être interprété dans le sens qu’une entreprise de travail intérimaire établie dans un Etat membre sera considérée comme y exerçant normalement ses activités au sens de l’article 12, § 1er, du Règlement n° 883/2004 si elle effectue une partie significative de ses activités de mise à disposition de travailleurs intérimaires au profit d’entreprises utilisatrices établies et exerçant leurs activités sur le territoire dudit Etat membre.

Intérêt de la décision

La question posée par le Tribunal administratif de Varna permet en effet à la Cour de Justice de rappeler les principes de base de la coordination en matière de législation applicable en sécurité sociale. La question de l’envoi de travailleurs intérimaires vers un Etat membre à système « fort » à partir d’Etats qui offrent une protection sociale moins élevée est en effet cause de dumping social et est bien connue, étant fréquente dans les secteurs de la construction, du transport routier, etc.

La Cour de Justice a répondu par cette décision du 3 juin 2021 rendue par la Grande chambre, en interprétant, conformément à la finalité du droit de l’Union et aux principes qu’elle défend, étant en l’espèce la libre circulation des personnes et des services, en condamnant la réduction de la protection sociale qu’entraînerait la possibilité pour des entreprises de travail intérimaire de déployer une activité essentiellement basée sur l’envoi de travailleurs dans d’autres Etats membres, tout en maintenant une protection sociale réduite, même si la loi du contrat de travail est celle de l’Etat où le travail est effectué.


Accueil du site  |  Contact  |  © 2007-2010 Terra Laboris asbl  |  Webdesign : michelthome.com | isi.be