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Un travailleur en séjour irrégulier doit-il payer les cotisations au statut social pour l’activité exercée par lui via une société ?

Commentaire de C. trav. Bruxelles, 2 mars 2021, R.G. 2019/AB/826

Mis en ligne le jeudi 14 octobre 2021


Cour du travail de Bruxelles, 2 mars 2021, R.G. 2019/AB/826

Terra Laboris

Dans un arrêt du 2 mars 2021, la Cour du travail de Bruxelles rappelle l’absence de lien entre le droit à des prestations sociales découlant de l’absence de droit au séjour et l’obligation pour un travailleur indépendant de cotiser au statut social dès lors que les conditions légales sont réunies pour décider qu’il y a exercice d’une activité au sens de l’arrêté royal n° 38.

Les faits

Un citoyen non européen bénéficiant du statut de résident de longue durée en Espagne a constitué en Belgique en 2012 une S.P.R.L. dont il est l’unique actionnaire et gérant pour une durée illimitée. La société est active dans le commerce d’automobiles. Pendant la période où il a exercé les fonctions de gérant, soit de juillet 2012 à juin 2017, l’intéressé n’avait pas de titre de séjour valable en Belgique (sous réserve d’une très brève période). Il a exercé son activité sans disposer d’une carte professionnelle et n’était pas affilié à une caisse d’assurances sociales pour travailleurs indépendants.

En mai 2016, il a sollicité la délivrance d’une carte professionnelle pour étrangers, demande rejetée, la décision étant confirmée sur recours adressé auprès du ministre compétent. Une demande d’autorisation de séjour a également été rejetée en 2016, au motif que l’intéressé ne disposait pas d’une carte professionnelle. Il a reçu un ordre de quitter le territoire.

En septembre 2017, il a été mis en demeure par l’I.N.A.S.T.I. de s’affilier à une caisse d’assurances sociales, ce qu’il ne fit pas. Il fut donc affilié d’office. Un décompte des cotisations lui fut envoyé ainsi qu’à la S.P.R.L. L’intéressé contesta devoir des cotisations, expliquant que le fait de ne pouvoir prétendre à des prestations devait le dispenser de cotiser. En outre, il invoquait l’article 1er du premier Protocole additionnel de la Convention européenne de sauvegarde. Ceci n’empêcha pas l’I.N.A.S.T.I. de mandater un huissier de justice aux fins de lui faire parvenir une sommation de payer un montant supérieur à 23.000 euros.

La société et la personne physique introduisirent une procédure devant le Tribunal du travail du Brabant wallon, contestant devoir les cotisations en cause. Ils furent déboutés de leur action et interjetèrent appel.

La situation de l’intéressé fut régularisée sur le plan du séjour ultérieurement et il s’inscrivit, par la suite auprès d’une caisse d’assurances sociales pour la poursuite de son activité. La période litigieuse concerne les trimestres 3/2012 à 2/2017.

Le jugement dont appel

Le jugement rendu par le Tribunal du travail du Brabant wallon condamne solidairement la société et son gérant au paiement de la somme réclamée, à majorer des intérêts judiciaires. Le montant concerne les cotisations en principal et les accessoires.

La décision de la cour

La cour reprend le cadre légal du litige, étant les dispositions de l’arrêté royal n° 38. Est indépendante (i) la personne physique (ii) qui exerce une activé (iii) en Belgique, (iv) activité professionnelle (v) exercée hors des liens d’un contrat de travail ou d’un statut.

Sur le plan des cotisations, l’article 14, § 1er, de l’arrêté royal dispose que celles-ci sont dues par quart dans le courant de chaque trimestre civil et qu’elles sont perçues par la caisse d’assurances sociales à laquelle le travailleur est affilié. Elle renvoie à deux précédents arrêts de la même cour (autrement composée) (C. trav. Bruxelles, 10 avril 2015, R.G. 2014/AB/661 et C. trav. Bruxelles, 10 juin 2016, R.G. 2015/AB/894), qui ont rappelé que le régime de sécurité sociale belge est un régime de solidarité et non de capitalisation, les cotisations sociales faisant l’objet d’une répartition immédiate à l’ensemble des bénéficiaires de prestations. Il ne s’agit pas de régime d’assurance individuelle. Les cotisations ne sont pas fonction de la probabilité de survenance d’un risque et ne sont pas versées dans une optique individualiste mais en application de deux réglementations d’ordre public.

Même en l’absence de prestations, les cotisations sont dues. Est organisé un régime de débition solidaire des cotisations, notamment pour les personnes morales en ce qui concerne les cotisations dues par leurs associés ou mandataires (ainsi que l’amende administrative visée à l’article 17bis). La solidarité oblige les personnes morales à la même dette que les associés ou mandataires. C’est la jurisprudence de la Cour de cassation et la cour du travail rappelle notamment l’arrêt du 4 novembre 2013 (n° S.12.0010.N).

La cour rencontre ensuite l’argument principal de l’intéressé, selon lequel il devrait, du fait du paiement des cotisations en cause, assumer une charge spéciale exorbitante, vu qu’il ne peut pas prétendre au paiement des prestations et que ceci serait contraire à l’article 1er du premier Protocole additionnel de la Convention de sauvegarde. Il fait valoir une violation du droit à la propriété ainsi qu’une discrimination dans ce droit.

Rencontrant cette position, la cour du travail rappelle que les normes issues du droit international conventionnel prévalent sur la norme de droit interne. Ainsi en est-il de l’article 14 de la C.E.D.H. et de l’article 1er de son premier Protocole additionnel. L’article 14 ne pouvant être invoqué qu’en combinaison avec l’un des autres droits matériels prévus par la Convention, la cour précise que, il s’agit ici de l’article 1er du premier Protocole additionnel. Celui-ci ne crée par un droit à acquérir des biens.

Dans son arrêt STEK (Cr.E.D.H., 6 juillet 2005, Req. n° 65.731/01 et 65.900/01, STEK et autres c/ ROYAUME-UNI), la Cour européenne a jugé qu’il n’impose aucune restriction à la liberté pour les Etats contractants de décider d’instaurer ou non un régime de protection sociale ou de choisir le type ou le niveau de prestations censées être accordées au titre de pareil régime. Cependant, dès qu’un Etat a mis en place une législation prévoyant le versement automatique d’une prestation sociale – que l’octroi de celle-ci dépende ou non du versement préalable –, cette législation doit être considérée comme engendrant un intérêt patrimonial relevant de l’article 1er ci-dessus. En d’autres termes, lorsqu’un Etat décide de créer un régime de prestations, il doit le faire de manière compatible avec l’article 14 de la Convention, selon lequel la jouissance des droits et libertés reconnue dans la Convention elle-même doit être assurée, sans distinction aucune, fondée notamment sur le sexe, la race, la couleur, la langue, la religion, les opinions politiques ou toutes autres opinions, l’origine nationale ou sociale, l’appartenance à une minorité nationale, la fortune, la naissance ou toute autre situation.

Dès lors que l’intéressé répond aux conditions de l’arrêté royal n° 38 pour se voir conférer la qualité d’indépendant, les cotisations étaient dès lors dues et le fait qu’il ne pouvait percevoir les prestations est indifférent. La cour du travail rappelle encore que, dans son arrêt BUFFALO (Cr.E.D.H., 3 juillet 2003, Req. n° 38.746/97, BUFFALO S.R.L. c/ ITALIE), la Cour européenne des droits de l’homme a jugé que l’imposition fiscale, de même que le prélèvement de cotisations sociales, sont une ingérence dans le droit garanti par l’alinéa 1er de cet article 1er, ingérence qui est justifiée par le même texte (en son 2e alinéa). La cour ne retient dès lors pas l’argumentation des appelants selon laquelle l’existence d’une dette sociale sans contrepartie romprait l’équilibre du système et constituerait une violation du droit de propriété et une discrimination dans l’exercice de celui-ci. La cour les déboute dès lors de leur appel, confirmant le caractère solidaire de la dette.

Enfin, sur les dépens, les appelants faisant valoir « le caractère manifestement déraisonnable de l’indemnité de procédure », la cour rappelle qu’il peut être débattu du montant de l’indemnité de procédure et qu’en vertu de l’article 1022, alinéa 3, du Code judiciaire, celle-ci peut être ramenée pour chacune des deux instances au montant minimum, dans une telle situation. Celle-ci n’est cependant nullement étayée, de telle sorte que le caractère manifestement déraisonnable n’apparaît pas. Le jugement se trouve ainsi confirmé.

Intérêt de la décision

L’intérêt de cette affaire est de présenter les obligations du travailleur indépendant vis-à-vis du statut social à partir d’une situation particulière, étant celle où l’exercice d’une activité d’indépendant a été menée pendant plusieurs années via une société régulièrement constituée, et ce à l’initiative d’une seule personne physique, qui est sans droit de séjour en Belgique. Elle est également sans droit à exercer elle-même une activité professionnelle, n’ayant pas de carte professionnelle permettant d’avoir la qualité de travailleur indépendant.

La cour du travail rappelle très justement l’absence d’influence du droit aux prestations sur l’obligation de cotiser. Que l’intéressé ne puisse dès lors faire valoir aucun droit en matière de sécurité sociale ne le dispense pas de l’obligation de cotiser dès qu’il a la qualité d’indépendant au sens de l’arrêté royal n° 38.

Toute considération faite à partir d’un examen coût-bénéfice sur le plan personnel est exclue en sécurité sociale, le principe à la base ayant été régulièrement rappelé, dont dans les arrêts de la Cour du travail de Bruxelles cités. La sécurité sociale, tant dans le régime des travailleurs salariés que dans celui des travailleurs indépendants, est fondée sur le principe de solidarité et non sur celui de la capitalisation, ou encore de l’assurance individuelle.

La solidarité emporte répartition immédiate à destination des bénéficiaires actuels de prestations sociales et le « retour » vers le travailleur qui a dû cotiser est une question indifférente sur le plan de l’obligation du paiement.

Un intérêt complémentaire est l’utilisation que les parties appelantes ont cru pouvoir faire de la Convention européenne des droits de l’homme, depuis que celle-ci a admis dans divers arrêts son applicabilité aux prestations de sécurité sociale. Au sens de l’article 1er du Premier Protocole additionnel de la Convention, elles constituent une propriété des bénéficiaires et les garanties relatives au droit de propriété peuvent être évoquées en cas d’atteinte à ces prestations.


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