Commentaire de C.J.U.E., (Grande Chambre), 15 juillet 2021, Aff. n° C-535/19 (A C/ LATVIJAS REPUBLIKAS VESELĪBAS MINISTRIJA), EU:C:2021:595
Mis en ligne le lundi 29 novembre 2021
Cour de Justice de l’Union européenne (Grande Chambre), 15 juillet 2021, Aff. n° C-535/19 (A C/ LATVIJAS REPUBLIKAS VESELĪBAS MINISTRIJA), EU:C:2021:595
Terra Laboris
Par arrêt du 15 juillet 2021, rendu en Grande Chambre, la Cour de Justice de l’Union européenne reprend l’articulation entre les dispositions de la directive 2004/38 et celles du règlement n° 883/2004 fixant les droits des citoyens d’autres Etats membres économiquement inactifs qui ont exercé leur droit à la libre circulation.
Les faits
Un ressortissant italien quitte l’Italie pour s’installer en Lettonie afin d’y rejoindre son épouse, de nationalité lettonne, ainsi que leurs deux enfants mineurs.
Dès son arrivée, il demande à l’institution de sécurité sociale lettone de l’inscrire au registre des bénéficiaires de soins de santé et de lui délivrer une carte européenne d’assurance maladie. Cette demande est rejetée et le refus est confirmé par le ministère de la Santé de la République de Lettonie, au motif que l’intéressé ne relève d’aucune des catégories de bénéficiaires des soins médicaux financés par l’État , dès lors qu’il n’est ni salarié ni travailleur indépendant en Lettonie, mais qu’il y séjourne sur la base d’une attestation d’enregistrement de citoyen de l’Union. Le bénéfice des prestations de santé peut intervenir mais moyennant paiement, conformément à l’article 17, paragraphe 5, de la loi relative aux soins médicaux.
Un recours est introduit contre cette décision et l’intéressé en est débouté, de même que de son appel.
Ces deux juridictions ont estimé, en substance, qu’une différence de traitement entre, d’une part, le requérant, qui séjourne légalement en Lettonie sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38 et peut se prévaloir de l’article 24, paragraphe 1, de cette directive, et, d’autre part, les ressortissants lettons économiquement inactifs peut être justifiée par un objectif légitime de protection des finances publiques et est proportionnée. Est précisé en outre qu’il a droit à une aide médicale d’urgence, que les primes d’assurance maladie ne sont pas disproportionnées et que dès l’acquisition d’un droit de séjour permanent, il pourra bénéficier des soins médicaux financés par l’État.
La Cour suprême a été saisie et a entrepris de poser à la Cour de Justice non moins de six questions préjudicielles.
Les questions préjudicielles
La première porte sur le point de savoir si les soins de santé publique doivent être considérés comme des “prestations de maladie”, au sens de l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement no 883/2004. De la réponse à cette question, en découlent deux autres, étant, en cas de réponse affirmative, si l’article 4 du règlement no 883/2004 et l’article 24 de la directive 2004/38 autorisent les États membres, pour éviter une prise en charge déraisonnable de prestations sociales au titre des soins de santé dispensés, à refuser de telles prestations à des citoyens de l’Union qui, à un moment donné, sont sans emploi, lesdites prestations étant octroyées à leurs ressortissants nationaux et aux membres de la famille d’un citoyen de l’Union qui disposent d’un emploi et se trouvent dans la même situation que ces ressortissants et, en cas de réponse négative, si les articles 18 et 21 TFUE ainsi que l’article 24 de la directive 2004/38 autorisent les États membres, pour éviter une prise en charge déraisonnable de prestations sociales au titre des soins de santé dispensés, à refuser de telles prestations à ces mêmes citoyens.
La Cour suprême s’interroge ensuite sur la conformité à l’article 11, paragraphe 3, sous e), du règlement no 883/2004 du refus du bénéfice des soins médicaux financés par l’État à un citoyen de l’Union exerçant le droit de circuler librement et de la conformité de celui-ci à l’article 18, l’article 20, paragraphe 1, et l’article 21 TFUE.
Enfin, la dernière question porte sur la légalité du séjour au sens de l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38, la Cour demandant si celle-ci doit être comprise en ce sens qu’elle confère à une personne le droit d’accès au système de sécurité sociale, mais aussi en ce sens qu’elle peut être un motif de refus du droit à la sécurité sociale. En d’autres termes, dans une situation telle que celle de l’espèce où le requérant dispose d’une assurance maladie complète, qui constitue l’une des conditions de légalité du séjour prévues par la directive 2004/38, peut-il être justifié de refuser d’inscrire le requérant dans le système de santé financé par l’État ? »
La réponse de la Cour de Justice
La Cour répond d’abord à la première question, rappelant sa jurisprudence constante. Une prestation peut être considérée comme une prestation de sécurité sociale dans la mesure où, d’une part, elle est octroyée en dehors de toute appréciation individuelle et discrétionnaire des besoins personnels sur la base d’une situation légalement définie et où, d’autre part, elle se rapporte à l’un des risques énumérés expressément à l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 883/2004. Ces deux conditions sont cumulatives (avec renvoi à son arrêt du 25 juillet 2018, A., C 679/16, EU:C:2018:601).
La première condition est satisfaite lorsque l’octroi d’une prestation s’effectue au regard de critères objectifs qui, dès lors qu’ils sont remplis, ouvrent le droit à la prestation sans que l’autorité compétente puisse tenir compte d’autres circonstances personnelles (même arrêt du 25 juillet 2018, A., C 679/16, EU:C:2018:601, point 34 et jurisprudence citée). Quant à la seconde condition, selon laquelle la prestation en cause doit se rapporter à l’un des risques énumérés expressément à l’article 3, paragraphe 1, du règlement n° 883/2004, elle rappelle que le point a) de cette disposition mentionne explicitement les « prestations de maladie ».
En l’espèce, les deux conditions sont satisfaites : d’une part, les soins médicaux sont garantis à toute personne résidant en Lettonie qui relève de l’une des catégories de bénéficiaires des soins médicaux définies, de manière objective, par la loi relative aux soins médicaux, étant précisé que l’autorité nationale compétente ne saurait prendre en considération d’autres circonstances personnelles et, de l’autre, les prestations de soins médicaux visées sont des prestations en nature consistant en l’octroi de soins destinés à guérir des personnes malades. De telles prestations se rapportent donc au risque découlant d’une maladie, expressément mentionné à l’article 3, paragraphe 1, sous a), du règlement n° 883/2004.
Elle en vient ensuite aux autres points, répondant en les groupant les réponses aux deuxième, quatrième, cinquième et sixième questions.
Aussi reformule t’elle celles-ci comme suit : l’article 4 et l’article 11, paragraphe 3, sous e), du règlement n° 883/2004 ainsi que l’article 7, paragraphe 1, sous b), et l’article 24 de la directive 2004/38 doivent-ils être interprétés en ce sens qu’ils s’opposent à une législation nationale excluant du droit d’être affilié au système public d’assurance maladie de l’État membre d’accueil, afin de bénéficier de prestations de soins médicaux financés par cet État, les citoyens de l’Union économiquement inactifs, ressortissants d’un autre État membre, relevant, en vertu de l’article 11, paragraphe 3, sous e), de ce règlement, de la législation de l’État membre d’accueil et exerçant leur droit de séjour sur le territoire de celui-ci conformément à l’article 7, paragraphe 1, sous b), de cette directive. (considérant 44)
L’article 11, paragraphe 3, sous e), du règlement nº 883/2004 énonce une « règle de conflit ». Il vise non seulement à éviter l’application simultanée de plusieurs législations nationales à une situation déterminée et les complications qui peuvent en résulter, mais également à empêcher que les personnes entrant dans son champ d’application soient privées de protection en matière de sécurité sociale, faute de législation qui leur serait applicable. Il appartient à chaque État membre de déterminer les conditions de fond mises à l’existence du droit à la protection sociale, dans le respect du droit de l’Union.
Par conséquent, les conditions de l’existence du droit d’être affilié à un régime de sécurité sociale ne peuvent avoir pour effet d’exclure du champ d’application de la législation en cause les personnes auxquelles, en vertu du règlement n° 883/2004, cette législation est applicable (avec renvoi, aux arrêts du 25 octobre 2018, WALLTOPIA, C 451/17, EU:C:2018:861, point 49 et du 5 mars 2020, PENSIONSVERSICHERUNGSANSTALT, C 135/19, EU:C:2020:177, point 44).
Il s’ensuit qu’un État membre ne saurait, en vertu de sa législation nationale, refuser d’affilier à son système public d’assurance maladie un citoyen de l’Union qui, en vertu de l’article 11, paragraphe 3, sous e), du règlement n° 883/2004, relève de la législation de cet État membre.
S’agissant d’un citoyen de l’Union économiquement inactif (qui ne peut plus en l’espèce bénéficier, en Italie, d’une affiliation au système de santé public) qui séjourne dans un État membre autre que celui dont il est ressortissant pour une durée supérieure à trois mois, mais inférieure à cinq ans, et qui ne bénéficie dès lors pas encore d’un droit de séjour permanent en vertu de l’article 16, paragraphe 1, de la directive 2004/38, la Cour rappelle que les États membres peuvent exiger des citoyens de l’Union, ressortissants d’un autre État membre, qui veulent bénéficier du droit de séjour sur leur territoire pour une durée de plus de trois mois sans exercer une activité économique, qu’ils disposent, pour eux-mêmes et pour les membres de leur famille, d’une assurance maladie complète dans l’État membre d’accueil et de ressources suffisantes afin de ne pas devenir une charge pour le système d’assistance sociale de cet État membre au cours de leur séjour (arrêt du 19 septembre 2013, BREY, C 140/12, EU:C:2013:565, point 47 et jurisprudence citée).
Par ailleurs, en vertu de l’article 14, paragraphe 2, de la directive 2004/38, le droit des citoyens de l’Union et des membres de leur famille de séjourner sur le territoire de l’État membre d’accueil, sur le fondement de l’article 7 de cette directive, n’est maintenu que pour autant que ces citoyens et les membres de leur famille répondent aux conditions énoncées à cette dernière disposition (avec renvoi à l’arrêt du 2 octobre 2019, BAJRATARI, C 93/18, EU:C:2019:809).
Il découle ainsi de l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38, lu en combinaison avec l’article 14, paragraphe 2, de celle-ci, que, le citoyen de l’Union économiquement inactif doit, notamment, pendant toute la durée du séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil supérieure à trois mois et inférieure à cinq ans, disposer pour lui-même et pour les membres de sa famille d’une assurance maladie complète afin de ne pas devenir une charge déraisonnable pour les finances publiques de cet État membre. La condition d’un séjour conforme à la directive 2004/38 serait privée de tout effet utile si l’État membre d’accueil était tenu d’accorder, à un citoyen de l’Union économiquement inactif séjournant sur son territoire sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38, une affiliation à titre gratuit à son système public d’assurance maladie.
La Cour en vient ainsi à l’articulation des exigences établies à l’article 11, paragraphe 3, sous e), du règlement n° 883/2004 et à l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38. Les Etats membres sont tenus d’affilier les citoyens économiquement inactifs à leur système public d’assurance-maladie dès lors que ceux-ci relèvent de leur législation nationale. Mais ils peuvent prévoir que ceci ne sera pas gratuit.
Reprenant les conclusions de l’Avocat Général, la Cour précise qu’il peut s’agir de la conclusion ou du maintien d’une assurance maladie complète privée, permettant le remboursement audit État membre des dépenses de santé encourues par ce dernier en faveur de ce citoyen, ou du paiement, par ledit citoyen, d’une contribution au système public d’assurance maladie de cet État membre.
Dans ce contexte, il incombe néanmoins à l’État membre d’accueil de veiller au respect du principe de proportionnalité et donc à ce qu’il ne soit pas ‘excessivement difficile’ pour le même citoyen de respecter de telles conditions.
Et la Cour de préciser qu’aucune conclusion différente ne saurait être valablement tirée de l’article 24 de la directive 2004/38 et de l’article 4 du règlement n° 883/2004.
L’éventuelle inégalité de traitement qui pourrait résulter, au détriment d’un tel citoyen de l’Union, d’un accès non gratuit à ce système serait la conséquence inévitable de l’exigence, prévue à l’article 7, paragraphe 1, sous b), de ladite directive, selon laquelle ce citoyen doit disposer d’une assurance maladie complète. (considérant 62).
La conclusion est dès lors que
Intérêt de la décision
La Cour de Justice a rappelé les conditions qu’une prestation sociale doit remplir pour entrer dans le champ d’application des règlements de coordination. Si la réponse de la Cour est que le droit de l’Union s’oppose à ce qu’un Etat exclue les citoyens économiquement inactifs ressortissants d’un autre Etat membre du droit d’être affiliés au système public d’assurance maladie de l’État membre d’accueil, afin de bénéficier de prestations de soins médicaux financés par cet État, elle rappelle que les citoyens de l’Union économiquement inactifs doivent, notamment, pendant toute la durée du séjour sur le territoire de l’État membre d’accueil supérieure à trois mois et inférieure à cinq ans, disposer pour eux-mêmes et pour les membres de leur famille d’une assurance maladie complète afin de ne pas devenir une charge déraisonnable pour les finances publiques de cet État membre.
Cette exigence est tirée de la condition d’un séjour conforme à la directive 2004/38, condition qui serait privée de tout effet utile si l’État membre d’accueil était tenu d’accorder, à un citoyen de l’Union économiquement inactif séjournant sur son territoire sur le fondement de l’article 7, paragraphe 1, sous b), de la directive 2004/38, une affiliation à titre gratuit à son système public d’assurance maladie.
Cette solution s’inscrit dans la ligne de la jurisprudence de la Cour depuis ses arrêts DANO (C.J.U.E. 11 novembre 2014 (DANO c/ JOBCENTER LEIPZIG, C-33/13, EU:C:2014 : 358), ALIMANOVIC (C.J.U.E., 15 septembre 2015, Aff. n° C-67/14 (JOBCENTER BERLIN NEUKÖLLN c/ NAZIFA ALIMANOVIC ET AUTRES)) et GARCIA NIETO notamment (C.J.U.E., 25 février 2016, Aff. n° C-299/14 (VESTISCHE ARBEIT JOBCENTER KREIS RECKLINGHAUSEN C/ GARCIA-NIETO ET ALII).
Vu leur importance pour la situation des citoyens européens ressortissants d’un autre Etat membre que celui de résidence, l’ensemble de ces arrêts a été précédemment commenté et nous renvoyons aux développements faits dans ces commentaires.