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Modification de fonction : conditions de l’acte équipollent à rupture

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 11 juin 2021, R.G. 19/1.350/A

Mis en ligne le lundi 10 janvier 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 11 juin 2021, R.G. 19/1.350/A

Terra Laboris

Par jugement du 11 juin 2021, le Tribunal du travail de Liège a rappelé à propos d’une modification de fonctions que celle-ci ne peut dissimuler une rétrogradation ou entraîner une perte de prestige et que les nouvelles responsabilités que devrait prendre un travailleur doivent être compatibles avec les fonctions convenues et être équivalentes même si les fonctions elles-mêmes peuvent être distinctes.

Les faits

Une société active dans le secteur des infrastructures publiques (routes, voiries, parking, …) engage un employé en 2005 pour des fonctions de direction de l’exécution de travaux d’équipement. Après la reprise de la société par une autre, l’intéressé est désigné en 2014 comme « team manager » du département infrastructure régional, fonction partagée avec un collègue. L’ensemble des responsabilités de ce département lui revient, cependant, en 2017.

L’année suivante, une réunion intervient entre l’intéressé, sa supérieure directe et le CEO de la société, cette supérieure ayant fait valoir des griefs à son égard sur le plan de ses compétences en tant que « manager naturel ».

Il est décidé de lui retirer sa fonction de responsable du département et de le réaffecter à une fonction équivalente. Après une période de réflexion, l’employé accepte. Un glissement intervient dans les fonctions, progressivement, et ce avec retrait petit à petit des tâches caractéristiques de celle-ci. Il se voit en fin de compte remplacé mais la direction ne prend parallèlement aucune mesure en ce qui concerne la fonction dans laquelle il doit être réaffecté. Plusieurs mois s’écoulent, des propositions étant faites mais refusées car non conformes aux conditions contractuelles.

En décembre 2018, l’employé adresse un courrier dans lequel il demande avec insistance que lors d’une réunion prévue début janvier de l’année 2019, des propositions soient enfin faites quant à sa réaffectation, vu l’absence de toute mesure concrète décidée depuis plusieurs mois. Il annonce qu’il devra, en cas de persistance de la situation, dénoncer un acte équipollent à rupture.

Après une réunion infructueuse tenue en janvier, l’intéressé se fait plus ferme, signalant qu’à défaut de proposition d’une fonction équivalente pour le 25 du mois, il devrait constater la rupture du contrat aux torts de la société et réclamer une indemnité compensatoire de préavis.

Cette rupture est constatée le 11 février, la société ayant annoncé qu’elle devrait de son côté constater une résiliation unilatérale du contrat et réclamer des dommages et intérêts à l’employé.

Après la rupture dénoncée par le travailleur en février, la société a fait de même en avril et a réclamé une indemnité compensatoire de préavis de 13 semaines.

L’affaire vient devant le tribunal du travail de Liège (div. Liège), qui vide sa saisine par jugement du 11 juin 2021.

Position des parties devant le tribunal

Pour l’employé il y a acte équipollent à rupture, les fonctions proposées par l’employeur n’étant pas compatibles avec le contrat (rang hiérarchique inférieur à celui qui était le sien, projets limités dans le temps, ….).

Pour la société par contre il n’y a pas de modification unilatérale de la fonction, celle-ci considérant que l’intéressé avait échoué en tant que manager et que la décision de lui retirer son poste avait été prise d’un commun accord. Elle lui fait également grief de ne pas avoir fait preuve de patience et de compréhension de la situation, alors que celle-ci lui était entièrement imputable. La société estime en outre que les propositions faites n’étaient pas en contradiction avec les conditions contractuelles.

La décision du tribunal

Le tribunal procède à un rappel des principes guidant la théorie de l’acte équipollent à rupture, soulignant que lorsque la partie qui se rend coupable d’une faute a l’intention persistante de ne plus exécuter entièrement ou partiellement le contrat et donc, de le rompre, cette exécution fautive est considérée comme un congé tacite, conduisant à la rupture irrégulière du contrat de travail.

Cette solution est la conséquence logique du fait que le congé est un acte par lequel une partie fait connaître à l’autre sa volonté de résilier le contrat de travail. Si le manquement n’est pas en soi révélateur de la volonté de rompre, le tribunal rappelle que la jurisprudence exige que le salarié mette son employeur en demeure d’exécuter ses obligations avant de pouvoir dénoncer l’acte équipollent à rupture. La charge de la preuve de la volonté de rompre incombe au travailleur, le tribunal rappelant la doctrine à cet égard (H. DECKERS, et A.MORTIER, « Les conséquences du non-paiement de la rémunération par l’employeur », Ors., 2018, page 2-17).

Le manquement peut néanmoins être révélateur de la volonté de la partie de modifier unilatéralement le contrat s’il s’agit d’une modification importante d’un élément essentiel. Le tribunal souligne encore que l’origine de la rupture ne se situe pas dans le manquement en tant que tel mais dans la modification qu’il fait apparaître.

Enfin, il rappelle que le travailleur doit prendre position dans un délai raisonnable, délai qui est laissé à l’appréciation souveraine du juge du fond.

Après ce rappel des principes, le tribunal se penche sur l’ensemble des éléments de la cause.

Sur la question du caractère unilatéral de la modification intervenue, il relève que si l’employé a marqué accord de se voir retirer ses fonctions de responsable du département, ce n’est qu’à la condition qu’un poste équivalent lui soit confié. Tel n’a pas été le cas et l’on ne peut conclure qu’il aurait acquiescé - même tacitement - à la modification intervenue.

S’agissant par ailleurs de la fonction, le tribunal rappelle que celle-ci devait être accompagnée d’une proposition de poste équivalent et que ceci a fait l’objet de discussions entre parties. Ceci démontre le caractère essentiel de cet élément en l’espèce.

Il en vient ensuite à l’examen de la fonction exercée, étant que le demandeur était responsable d’une unité de l’entreprise (unité Infrastructures). Un examen fouillé de l’importance de cette fonction est effectué. Le tribunal examine la position de l’intéressé dans l’entreprise, position qui était élevée et il retient également que l’intéressé a poursuivi l’exercice de celle-ci jusqu’à l’entrée en service de ses successeurs, en octobre 2018.

Il en vient ensuite à l’examen des propositions qui ont été faites, aux fins de vérifier qu’il s’agissait de postes équivalents et il conclut par la négative, de telle sorte qu’il ne peut être reproché à l’employé d’avoir refusé.

Il renvoie aux principes, à propos de ces propositions, rappelant que la modification de fonction ne peut dissimuler une rétrogradation ou entraîner une perte de prestige et que les nouvelles responsabilités doivent être compatibles avec les fonctions convenues et doivent être équivalentes même si ces fonctions peuvent être distinctes.

Enfin, sur le délai raisonnable, le tribunal retient que cette condition est rencontrée en l’espèce. Si le travailleur avait dénoncé plus tôt, soit en avril 2018 (selon la thèse de la société) la modification n’aurait pas été effective. Les discussions et négociations se sont poursuivies jusqu’à ce que l’employé constate qu’aucune proposition acceptable n’avait été faite dans le laps de temps écoulé. C’est dès lors à bon droit que la rupture a été dénoncée. L’indemnité compensatoire de préavis est due.

Intérêt de la décision

Dans cette affaire, dont le schéma peut être considéré comme « classique », trois points importants doivent être relevés, à propos de la théorie de l’acte équipollent à rupture.

Le premier point est l’origine, c’est-à-dire la cause de la modification contractuelle. En l’occurrence, cet élément est indifférent dans la mesure où aucune faute n’a été reprochée à l’employé et où aucune voie disciplinaire n’a été enclenchée (avertissement, …). Le point de départ de la modification contractuelle est dès lors la question de l’existence (ou non) d’un accord des parties sur celle-ci.

Le deuxième point concerne la nature de la condition contractuelle modifiée, s’agissant en l’espèce de la fonction exercée. S’il est généralement admis que celle-ci constitue un élément essentiel, tel n’est cependant pas toujours le cas. Il a ainsi été jugé que la nature de la fonction exercée par le travailleur constitue en principe un élément essentiel du contrat de travail, à moins que le contraire puisse être déduit de la convention ou de l’exécution que les parties lui ont donnée. La fonction convenue n’impose en effet pas nécessairement une liste intangible de tâches qui devraient être réalisées selon un modus operandi figé. L’employeur est responsable de l’organisation de son entreprise et a le droit, dans le respect de la fonction du travailleur, de déterminer les tâches à effectuer et leurs modalités d’exécution. La nature de la fonction et le niveau de responsabilité doivent cependant être maintenus. (C. trav. Bruxelles, 26 février 2020, R.G. 2019/AB/164 – précédemment commenté).

Sur la question de la réaffectation, l’on peut renvoyer à un arrêt de la Cour du travail de Mons (C. trav. Mons, 20 novembre 2018, R.G. 2017/AM/209) qui a conclu que modifie unilatéralement un élément essentiel du contrat de travail convenu l’employeur qui, sans avoir recueilli au préalable l’accord exprès du travailleur ainsi que l’y obligeait le règlement de travail, lui retire ses fonctions et responsabilités, et ce sans accompagner sa décision d’aucune proposition de réaffectation vers une fonction équivalente en termes de contenu et de niveau de responsabilité, mais en faisant, au contraire, dépendre de négociations bilatérales ultérieures, la possibilité, pour l’intéressé, de poursuivre sa carrière au sein de la société.
Enfin, la question du délai de réaction est également examinée par le tribunal, ce délai étant en l’espèce de plusieurs mois. Le tribunal rappelle qu’il dispose d’un pouvoir souverain d’appréciation quant aux faits, ceux-ci portant également sur la durée du délai mis pour contester la modification contractuelle. En l’espèce, deux points ont été relevés, étant que dénoncer l’acte équipollent à rupture avant que la modification ne soit effective aurait été prématuré et que dans la mesure où des discussions et négociations se poursuivaient, la prolongation du délai se justifiait. La règle a été dégagée par la Cour de cassation (Cass., 9 novembre 2015, n° S.13.0042.N) : si le travailleur poursuit l’exécution du contrat de travail après avoir constaté la rupture sur le champ de celui-ci du fait d’une modification unilatérale d’une condition essentielle, ceci peut signifier que ce faisant il a renoncé à se prévaloir de la rupture irrégulière à charge de l’employeur et qu’il y a accord tacite sur les nouvelles conditions de travail. La renonciation tacite ne peut cependant se présumer et ne peut être déduite que de faits qui ne peuvent faire l’objet d’une autre interprétation.

En application de cette jurisprudence, la Cour du travail de Bruxelles a jugé récemment que lorsque la décision de l’employeur est définitive, le travailleur est tenu de réagir immédiatement ou après un bref temps de réflexion, de mettre un terme au contrat pour motif grave ou encore d’arrêter les prestations de travail. S’il continue à prester pendant quelques mois encore, ceci peut être considéré comme une acceptation tacite de la modification des conditions de travail. Lorsque l’employeur modifie unilatéralement les conditions essentielles du contrat, la poursuite des prestations par le travailleur pendant une période plus longue que ce qui est nécessaire pour prendre attitude peut en effet impliquer qu’il renonce à se prévaloir de la modification unilatérale intervenue, et ce même si la poursuite des prestations de travail s’accompagne de la formulation de réserves (C. trav. Bruxelles, 9 février 2021, R.G. 2020/AB/143).


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