Commentaire de Trib. trav. Hainaut (div. Tournai), 18 juin 2021, R.G. 19/686/A
Mis en ligne le lundi 31 janvier 2022
Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai), 18 juin 2021, R.G. 19/686/A
Terra Laboris
Dans un jugement du 18 juin 2021, le Tribunal du travail du Hainaut (division Tournai) conclut à son tour, à propos de l’abaissement de l’âge maximal pour bénéficier des allocations d’insertion (de trente à vingt-cinq ans), qu’il s’agit d’un recul sensible de la protection sociale et qu’il n’existe pas de motif d’intérêt général, la mesure étant par ailleurs considérée disproportionnée.
Les faits
Après avoir terminé des études de bachelier en publicité à la fin de l’année scolaire 2017-2018, Madame L. s’inscrit comme demandeur d’emploi et entame son stage d’insertion. Un mois et demi plus tard, elle est victime d’un accident de la circulation entraînant une incapacité de travail. A l’issue du stage, elle sollicite le bénéfice des allocations d’insertion. L’ONEm prend alors une décision négative, étant que, d’une part, le stage d’attente n’était pas complet (vu la suspension due à l’incapacité) et, d’autre part, que celui-ci devait être terminé avant que l’intéressée n’atteigne son vingt-cinquième anniversaire. La décision de l’ONEm conclut qu’elle n’est pas admissible au bénéfice des allocations.
Une procédure est introduite devant le tribunal du travail.
Position de la demanderesse
Celle-ci plaide essentiellement que l’abaissement de l’âge maximal pour introduire une demande d’allocations d’insertion viole l’obligation de standstill imposée par l’article 23 de la Constitution. Elle considère également qu’elle est discriminée en raison de l’accident dont elle a été victime et sans lequel elle aurait été admise plus tôt. Cette discrimination est envisagée par rapport aux jeunes qui ont dû interrompre leurs études pour force majeure et/ou par rapport aux travailleurs qui bénéficient d’allocations (de mutuelle) durant leur incapacité de travail. Le fait de ne pas avoir pu achever son stage avant son vingt-cinquième anniversaire est dû à une circonstance indépendante de sa volonté. Elle soutient qu’elle est pénalisée pour des faits dont elle n’est nullement responsable (la responsabilité d’un tiers étant engagée dans l’accident) et qu’elle a eu des évaluations positives quant à ses recherches d’emploi.
Position du défendeur
De son côté, l’ONEm fait valoir que la jurisprudence relative au respect de l’obligation de standstill n’est pas unanime, et ce même au niveau de la Cour de cassation. Il conviendrait d’attendre que la Cour ait statué sur l’ensemble des pourvois pendants.
La décision du tribunal
Après le rappel des articles 36 et suivants de l’arrêté royal organique relatifs aux allocations d’insertion, le tribunal reprend la modification de la réglementation intervenue par l’arrêté royal du 30 décembre 2014, qui a modifié une série de dispositions de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 et en a abrogé d’autres. Une des mesures est l’obligation de demander le bénéfice des allocations d’insertion avant l’âge de vingt-cinq ans, plafond qui était auparavant fixé à trente ans.
Un rappel est ensuite fait du principe de standstill, dont le jugement souligne qu’en matière de sécurité sociale, il est de nature à faire obstacle à l’application de réformes qui génèrent une régression significative des droits sociaux, avec renvoi à un arrêt de la Cour du travail de Liège (division Liège) du 25 mars 2019 (C. trav. Liège, div. Liège, 25 mars 2019, R.G. 2017/AL/441 – précédemment commenté), qui, sur le plan de la charge et du risque de la preuve, a considéré que ceux-ci reposent sur les épaules de son auteur et non sur celles de ses destinataires.
En l’espèce, le recul significatif est constaté et le tribunal se penche sur la situation des jeunes aux études, soulignant le dilemme dans lequel se trouvent ceux qui n’ont pas achevé celles-ci avant l’âge de vingt-quatre ans : faut-il poursuivre le cursus pour augmenter les chances d’insertion sur le marché du travail mais perdre le droit aux allocations ou faut-il interrompre les études avant d’entamer le stage d’insertion en temps et heure et conserver la possibilité de revendiquer le cas échéant celles-ci ?
Le tribunal examine les motifs liés à l’intérêt général et leur caractère approprié et nécessaire. Il constate que les explications de l’ONEm sont essentiellement relatives à une autre problématique, qui est celle de la limitation des allocations d’insertion à trois ans et que rien n’est exposé par rapport à la situation soumise au tribunal.
Aucun moyen n’est davantage développé en ce qui concerne la proportionnalité entre le recul de la protection sociale et ces motifs d’intérêt général.
Le tribunal constate dès lors que cette réglementation ne peut être opposée à la demanderesse et cette conclusion rend superflu l’examen de la différence de traitement invoquée. Cependant, l’assimilation demandée avec les bénéficiaires d’une intervention de l’assurance maladie-invalidité est rejetée, le tribunal rappelant qu’il n’y a pas lieu d’assimiler la période d’incapacité de travail à une période active de stage. Si la suspension du stage d’insertion a, le cas échéant, eu des conséquences préjudiciables, il appartient à la demanderesse de se retourner contre le responsable de l’accident.
L’ONEm est en conclusion condamné à ouvrir le droit aux allocations d’insertion, mais à une date ultérieure (lorsque le stage de trois-cent-dix jours aura été accompli, la période d’incapacité étant tenue en-dehors de ce calcul) et la condition des vingt-cinq ans est écartée.
Intérêt de la décision
Outre le point spécifique de la suspension du stage pour incapacité de travail (qui ne peut pas être écartée eu égard à la réglementation chômage), le jugement aborde une question essentielle concernant les allocations d’insertion. La jurisprudence est très abondante eu égard aux deux modifications réglementaires intervenues, l’une concernant la limitation des allocations d’insertion à trois ans et l’autre relative à l’obligation de ne pas avoir dépassé l’âge de vingt-cinq ans au moment de la demande d’allocations.
Si la première question a donné lieu à davantage de développements jurisprudentiels, l’on peut encore retenir, en ce qui concerne l’âge de vingt-cinq ans, un arrêt de la Cour du travail de Liège (division Namur) du 6 novembre 2018 (C. trav. Liège, div. Namur, 6 novembre 2018, R.G. 2017/AN/172 – précédemment commenté), qui a conclu à la violation de l’article 23 de la Constitution. Les développements faits par la cour dans son arrêt sont d’abord d’ordre théorique concernant le principe du standstill lui-même et ensuite plus spécifiques à la question envisagée, étant la modification du texte à partir du 1er janvier 2015, l’article 36, § 1er, 5°, de l’arrêté royal du 25 novembre 1991 fixant, auparavant, comme âge maximal au moment de la demande d’allocations celui de trente ans.
La cour a constaté l’absence de mesures de transition, ainsi que de mesures compensatoires ou de substitution. Le recul de la protection sociale est évident et, dans cet arrêt déjà, la cour du travail a abordé la question de l’intervention du C.P.A.S. Elle a conclu que la possibilité de se retourner vers celui-ci ne suffit pas à modifier le constat fait, s’agissant d’un recul dont le caractère est sensible. Par ailleurs, vu la question des ressources et de l’état de besoin, elle a souligné que cette intervention n’était pas garantie à tous.
De même, la cour a rejeté les motifs d’intérêt général et la proportionnalité de la mesure. L’accent est encore mis sur le fait que, vu l’absence de mesures transitoires, les jeunes âgés de plus de vingt-cinq ans et qui avaient, avant l’adoption de la mesure en cause, entamé le stage d’insertion destiné à leur donner accès aux allocations, avaient vu entrer en vigueur, sans mesures d’étalement dans le temps, une disposition qui les avait privés du droit d’obtenir le bénéfice des allocations et avait rendu le stage d’insertion sans utilité aucune.