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Déloyauté procédurale : sanction ?

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 27 mai 2021, R.G. 19/914/A

Mis en ligne le lundi 31 janvier 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 27 mai 2021, R.G. 19/914/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 27 mai 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Liège), mis en présence d’une déloyauté procédurale manifeste, conclut à la faute extracontractuelle et, celle-ci ayant causé un dommage, évalue la réparation en fonction de la théorie de la perte d’une chance d’obtenir gain de cause.

Les faits

Une employée est engagée en 2013 par une société active dans le secteur de la finance. Pendant trois ans, la relation de travail se déroule sans encombre. Un contrôle du SPF Economie intervient alors et ceci va contribuer à la dégradation des relations, celle-ci étant également due à l’entame d’une relation privée avec un des associés de la société.

Deux ans plus tard, l’employée voit son contrat de travail transféré à une autre société. Un avenant est signé. Les deux sociétés ont des liens étroits.

L’associé principal actif au sein de celles-ci convoque l’intéressée aux fins de faire le point sur un dossier délicat. A l’issue de cet entretien (dont elle dira plus tard qu’elle y a été mise sous une forte pression), trois documents sont signés par elle, étant (i) une lettre de démission (celle-ci étant présentée comme due à des raisons personnelles), (ii) une reconnaissance de dette d’un montant de 15.000 euros et (iii) un document par lequel elle reconnaît avoir commis des fautes et s’engage à en assumer les conséquences.

Le jour même, l’employée reprend contact par mail avec l’employeur, demandant à corriger certaines choses et signalant un revirement de position dans son chef.

Aucune suite n’étant réservée à sa demande, l’employée introduit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège).

Objet de la demande

Par requête, la demanderesse conteste sa démission et réclame diverses sommes (indemnité de rupture, indemnité pour licenciement abusif et pour licenciement manifestement déraisonnable, en sus de diverses sommes dues suite à la fin du contrat).

Modification de la demande en cours d’instance

L’instruction du dossier révélant après l’écoulement du délai de prescription, que la requête a été introduite contre la société qui n’est pas l’employeur, une demande nouvelle est formée, postulant l’octroi de dommages et intérêts.

La décision du tribunal

Sur la recevabilité des demandes, le tribunal constate, pour la demande initiale, qu’elle a été dirigée contre une société qui n’est pas l’employeur et qu’elle doit dès lors être déclarée irrecevable.

Par contre, la demande nouvelle est recevable. Elle trouve en effet son fondement dans l’acte initial et doit être considérée comme un accessoire à celui-ci.

S’agissant d’une demande de dommages et intérêts, le tribunal aborde la question de sa compétence. Dans la mesure où il était compétent pour connaître de la demande initiale, il estime l’être également pour la demande de dommages et intérêts, qui est en lien avec le recours introduit. Il renvoie aux principes sur la question. Si la demande porte exclusivement sur un objet qui ne rentre pas dans la compétence d’attribution des juridictions sociales, celles-ci doivent - même d’office - décliner leur compétence. Cependant, en cas de modification de la demande en cours d’instance, le tribunal retient avec la doctrine (citant notamment Ch. PANIER, obs. sous Liège, 11 janvier 1977, J.T., 1977, p. 504) que sa compétence est maintenue dans la mesure où il avait été valablement saisi par la demande initiale. Il peut dès lors statuer sur la demande nouvelle, même si l’objet de celle-ci, fût-elle devenue unique, ne relève pas de sa compétence d’attribution.

Sur le fond, le tribunal souligne que, si la demande a été modifiée, ceci est dû à l’évolution de la procédure. Après un échange de courriers entre le conseil de la demanderesse et la société et l’annonce au conseil de la société (avec communication du projet de requête) de l’introduction d’une action devant le tribunal, la procédure s’est poursuivie apparemment normalement. Après l’introduction de l’affaire, le conseil de la société défenderesse a signalé son intervention. L’affaire a fait l’objet d’un report vu la possibilité du recours à la médiation. Celle-ci a été tentée, en présence des parties et de leurs conseils respectifs. La société n’a cependant pas suivi dans un premier temps la procédure de médiation et n’y a été présente qu’après deux remises. A l’issue de la dernière audience, elle a refusé la médiation et un calendrier de procédure a dû être établi.

Alors que le délai de la société défenderesse pour prendre des conclusions n’était pas expiré, celle-ci a notifié, le lendemain du jour anniversaire du licenciement, que l’action serait irrecevable au motif qu’elle n’était plus l’employeur depuis le transfert du contrat à une autre société. Cette communication a fait l’objet de conclusions communiquées et déposées au greffe.

Le tribunal acte que, pour la partie demanderesse, il y a non-respect du principe de loyauté procédurale et que la responsabilité extracontractuelle de la société peut être mise en cause, puisque la demanderesse a perdu une chance d’obtenir les montants réclamés au bon employeur, et ce dans le délai de prescription légal. Il s’agit dès lors de dommages et intérêts postulés pour déloyauté procédurale.

Le tribunal renvoie à la doctrine sur la question (L. DEAR et G. ELOY, « L’erreur dans l’identification de l’employeur mis à la cause et la déloyauté procédurale », J.T.T., 2019/14, pp. 241-248), selon laquelle lorsqu’il y a, comme en l’espèce, comportement attentiste de l’employeur-défendeur, la question a été réglée de diverses manières dans la jurisprudence.

Le tribunal rappelle l’arrêt de la Cour de cassation du 27 novembre 2014 (Cass., 27 novembre 2014, n° C.13.0466.F), qui a fait application de cette règle, au titre de principe général du droit. L’affaire concernait un changement de domicile en cours de procédure et la Cour a jugé qu’en vertu du principe de loyauté qui s’impose aux parties dans le déroulement d’une procédure civile, une partie qui change de domicile ou de résidence en cours de procédure est tenue d’en informer les autres parties à la cause.

Dans son commentaire de doctrine, Th. MALENGREAU (Th. MALENGREAU, « Loyauté procédurale : la consécration ? », J.T., 2015, pp. 755 et s.) souligne que les expressions concrètes de la règle – qui apparaît comme un principe directeur du procès civil – n’ont cessé de se multiplier et de donner comme exemple de domaine de prédilection où elle trouverait à se loger la question de la mise en état des causes. L’auteur rappelle également que, dans un arrêt du 14 mars 2002 (Cass., 14 mars 2002, n° C.00.0198.N), la Cour de cassation a invité explicitement le juge à sanctionner toute manœuvre de procédure déloyale et qu’elle l’a encore fait dans deux arrêts plus récents (Cass., 11 juin 2015, n° C.14.0433.F et Cass., 16 septembre 2013, n° C.12.0032.F).

Le fondement de la règle est l’article 1382 du Code civil et la théorie de l’abus de droit en droit civil. L’abus de droit a inspiré la reconnaissance de l’abus de procédure, à savoir les manœuvres procédurales en cours de procédure qui n’ont d’autre objet que de retarder celle-ci ou de nuire à la partie adverse.

En l’espèce, le tribunal constate une confusion importante et persistante entre les deux sociétés (confusion qui a rejailli sur le contrat de travail lui-même). Il est ainsi notamment fait régulièrement référence à un « groupe » et non à l’une ou l’autre société. Il constate également que la société appelée à la cause n’a rien fait pour tenter d’éclaircir les choses.

Il y a en l’espèce une faute, étant que la société a agi ouvertement afin de faire traîner les choses et de faire en sorte que l’affaire soit prescrite.

En outre, l’examen des liens entre les sociétés fait apparaître que la société appelée à la cause détient de nombreuses parts sociales de l’autre. Il est par ailleurs évident que l’argument de l’irrecevabilité a été gardé en réserve aux fins d’être invoqué une fois la prescription acquise.

Pour le tribunal, le fait d’avoir déposé des conclusions deux semaines et demi avant l’expiration du délai, le jour du dépôt coïncidant avec celui où la prescription était acquise, confirme que ce point était bien tenu en réserve pour être produit une fois qu’il était trop tard pour que la partie demanderesse réoriente son action. Il y a dès lors faute.

Sur le plan du dommage, le tribunal renvoie à la doctrine de L. DEAR et G. ELOY (citée), qui estiment que la perte de chance peut (ceci étant donné comme exemple) être évaluée à 70% du montant réclamé, dans la mesure où il n’est pas certain que le travailleur aurait eu gain de cause.

Le tribunal conclut que, la demanderesse ayant été privée du bénéfice des indemnités dont elle réclamait le paiement, ce n’est pas cette privation qui constitue son préjudice mais la perte d’une chance de pouvoir les obtenir. Il rejoint l’évaluation des 70%, prenant également en considération la perte des cotisations de sécurité sociale pour le secteur de la pension.

Intérêt de la décision

Si les exigences de la loyauté procédurale ne vont pas jusqu’à imposer, à une personne assignée erronément en justice, de déroger au cours normal de la procédure en prenant l’initiative d’attirer l’attention du demandeur sur son erreur, ce qui l’aurait mis en mesure d’en réparer les conséquences avant l’échéance du délai de prescription (C. trav. Bruxelles, 13 septembre 2017, R.G. 2015/AB/281 et 2016/AB/801), la situation peut être jugée différemment dès lors que sont avérées des manœuvres constitutives d’un abus, étant des manœuvres dans la gestion de la procédure judiciaire, comme en l’espèce.

Le tribunal a renvoyé à divers arrêts de la Cour de cassation. L’on peut ajouter celui rendu le 16 novembre 2015 (Cass., 16 novembre 2015, n° S.14.0097.F), où la Cour a jugé que le principe général de droit Fraus omnia corrumpit prohibe toute tromperie ou déloyauté dans le but de nuire ou de réaliser un gain. Pour être constitutif de fraude, l’acte déloyal doit être accompli dans l’intention de causer un dommage ou d’obtenir un gain. Le fait pour une partie de taire sciemment un élément important (existence d’une convention collective non encore publiée), trompant ainsi la partie adverse et le juge, est une malhonnêteté intellectuelle et un manquement grave au devoir de loyauté dans la procédure.

De même, la jurisprudence récente a eu à connaître d’un cas de loyauté procédurale dans une affaire chômage. Ainsi, dans un arrêt du 9 juillet 2020 (C. trav. Bruxelles, 9 juillet 2020, R.G. 2018/AB/1.028), la Cour du travail de Bruxelles a conclu que le principe de loyauté procédurale est violé lorsque, près de cinq ans après les faits, l’ONEm remet en cause, dans ses dernières conclusions, le statut d’isolé du demandeur qu’il n’avait, précédemment, jamais contesté et, ce faisant, laisse à l’intéressé un trop bref délai (celui du dernier délai pour conclure) afin de réunir des éléments probatoires qui, même dans une situation classique, ne sont pas aisés à produire. La sanction appropriée à ce manquement est l’écartement du moyen.

La sanction peut dès lors être de divers types, étant des dommages et intérêts dans l’affaire commentée ou l’écartement d’un moyen dans l’hypothèse où celui-ci est soulevé de très nombreuses années après les faits et ne permet plus de rapporter la preuve contraire et, ainsi, d’exercer normalement son droit de défense.


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