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Directive n° 79/7/CEE et prestations aux survivants

Commentaire de C.J.U.E., 14 octobre 2021, Aff. n° C-244/20 (F.C.I. c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL), EU:C:2021:854

Mis en ligne le vendredi 25 février 2022


Cour de Justice de l’Union européenne, 14 octobre 2021, Aff. n° C-244/20 (F.C.I. c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL), EU:C:2021:854

Terra Laboris

Dans un arrêt du 14 octobre 2021, la Cour de Justice de l’Union européenne, saisie de plusieurs questions préjudicielles relatives à la « pension de veuvage » (législation espagnole), conclut à l’irrecevabilité de celles-ci, s’agissant d’une prestation de survivants exclue de son champ d’application.

Les faits

Une ressortissante espagnole a eu deux enfants et a cohabité avec leur père jusqu’au décès de celui-ci. En 2017, le couple a demandé son inscription en tant que concubins dans le registre des « union stables » de Catalogne. Après le décès de son compagnon, l’intéressée a demandé une pension de veuvage à l’I.N.S.S., et ce sur la base d’une relation de concubinage. La demande a été rejetée au motif que cette relation n’avait pas été formalisée deux ans avant le décès.

Un recours a été interjeté devant le Juzgado de lo Social no 1 de Reus (Tribunal du travail no 1 de Reus, Espagne), qui l’a rejeté au motif que la condition relative à la formalisation de la relation de concubinage n’était pas remplie.

Appel a été interjeté devant le Tribunal Superior de Justicia de Cataluña (Cour supérieure de justice de Catalogne, Espagne), qui va interroger la Cour de Justice.

La décision du juge de renvoi

La juridiction de renvoi rappelle la modification de la loi espagnole intervenue afin d’ouvrir aux concubins le droit à la pension de veuvage, droit subordonné à deux conditions, étant (i) que les mêmes conditions d’affiliation et de cotisations au régime de sécurité sociale que celles prévues pour les conjoints doivent être remplies et (ii) que le concubin survivant ait dépendu financièrement du défunt.

La relation doit être formalisée, soit par un certificat d’inscription sur l’un des registres spécifiques des communautés autonomes ou des communes de résidence, soit par un document public constatant son existence. Dans les deux cas, cette formalisation doit être intervenue au moins deux ans avant le décès. Cependant, dans les communautés autonomes dotées d’un droit civil propre (ainsi la Communauté autonome de Catalogne), la prise en compte du concubinage et la preuve de son existence doivent intervenir selon leur législation spécifique.

En Catalogne, il ne serait pas nécessaire, selon le juge de renvoi, que la relation soit formalisée par un acte authentique. L’existence d’un enfant né de la relation ou la démonstration de la réalité d’une communauté de vie d’une durée de plus de deux ans sans interruption seraient suffisantes, et ce sans par ailleurs que la dissolution d’un éventuel lien conjugal antérieur soit nécessaire.

Cette disposition de la loi générale sur la sécurité sociale a cependant été déclarée inconstitutionnelle par le Tribunal Constitucional (Cour constitutionnelle, Espagne) dans une décision du 11 mars 2014. Ce constat d’inconstitutionnalité est intervenu ex nunc, au motif qu’il introduisait un facteur de différenciation sur la base de la résidence, générant une inégalité de traitement dans le régime juridique de la pension en cause. La disposition a été remplacée par un texte formulé en des termes identiques à la disposition antérieure, à l’exception de l’alinéa déclaré inconstitutionnel.

Pour le juge de renvoi, la décision aurait substantiellement modifié le cadre normatif, soumettant l’octroi de la pension à une condition relative à la formalisation de la relation, jusque-là non applicable. Est également soulignée la difficulté d’application de la norme nouvelle pour les procédures administratives ou judiciaires en cours et la difficulté d’accès à la pension, une fois la période de deux ans écoulée.

La cour supérieure expose qu’il y aurait eu ainsi une réduction de moitié du nombre de nouvelles pensions. Elle pose dès lors la question de l’interprétation de la loi par la Cour constitutionnelle, considérant celle-ci constitutive d’une restriction à l’accès à la pension. Se pose dès lors la question de la compatibilité de cette décision avec d’une part l’article 17, § 1er, de la Charte et d’autre part son article 21, § 1er. Ces dispositions consacrent en effet le droit de propriété et le principe de non-discrimination en raison notamment du sexe ainsi que de la naissance et de l’appartenance à une minorité nationale.

La cour supérieure renvoie notamment à l’arrêt FLORESCU (C.J.U.E., 13 juin 2017, Aff. n° C-258/14, FLORESCU e.a. c/ CASA JUDEŢEANĂ DE PENSII SIBIU e.a., EU:C:2017:448) et considère que les droits découlant du versement d’une prestation sociale (telle que la pension en cause) constituent des droits patrimoniaux au sens de l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la C.E.D.H. et qu’ils sont dès lors inclus dans le champ d’application du droit de propriété consacré à l’article 17, § 1er, de la Charte. Il est également souligné que la pension de veuvage a un caractère « féminisé » en ce que les bénéficiaires de celle-ci sont à plus de 90% des femmes.

Quatre questions préjudicielles sont dès lors posées à la Cour de Justice.

Les questions préjudicielles

La première question porte sur l’article 3, § 2, de la Directive n° 79/7, qui exclut de son champ d’application les prestations des survivants (et les prestations familiales). Doit-il être déclaré invalide, étant contraire au principe de l’égalité entre les hommes et les femmes ?

La deuxième question concerne les articles 6 T.U.E. et 17, § 1er, de la Charte, lus à la lumière de l’article 1er du Premier Protocole additionnel à la C.E.D.H., en tant qu’ils s’opposeraient à la disposition nationale en cause et à l’interprétation de la Cour constitutionnelle, l’accès à la pension de veuvage ayant été rendu impossible et, ensuite, excessivement difficile dans le cas d’une relation de concubinage.

La troisième question porte sur la compatibilité du principe de l’égalité entre les hommes et les femmes et de l’interdiction de discrimination fondée sur le sexe avec la législation nationale, qui a rendu l’accès à la pension de veuvage impossible et, ensuite, excessivement difficile, et ce au détriment d’un pourcentage beaucoup plus élevé de femmes que d’hommes.

Enfin, la quatrième question porte sur l’interdiction de toute discrimination fondée sur la « naissance » ou, alternativement, sur l’« appartenance à une minorité nationale » en tant que discrimination prohibée.

La réponse de la Cour

La Cour répond d’abord à la première question, groupant ensuite les réponses aux trois autres.

Se pose essentiellement une question de recevabilité.

La Cour constate que la pension en cause au principal constitue une prestation de survivants au sens de l’article 3, § 2, de la Directive n° 79/7, exclue, en tant que telle, du champ d’application de celle-ci. Pour relever du champ d’application de la Directive, une prestation doit constituer tout ou partie d’un régime légal de protection contre l’un des risques énumérés par celle-ci en son article 3, § 1er, ou une forme d’aide sociale ayant le même but, ainsi qu’être directement et effectivement liée à la protection contre l’un de ces risques (renvoyant notamment à C.J.U.E., 12 décembre 2019, Aff. n° C-450/18, WA c/ INSTITUTO NACIONAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL, EU:C:2019:1075).

Les deux critères cumulatifs exigés ne sont en l’espèce pas réunis. La pension en cause ne constitue pas un régime légal de protection contre l’un des risques énumérés à la disposition. La pension vise en effet à garantir les bénéficiaires contre le risque du décès du concubin. Or, ce risque ne relève d’aucun des risques énumérés à la disposition, à savoir les risques de maladie, d’invalidité, de vieillesse, d’accident du travail et de maladie professionnelle, ainsi que de chômage. La Cour souligne que cette interprétation est corroborée par les travaux préparatoires de la Directive, qui renvoient à la Convention n° 102 de l’Organisation internationale du travail du 28 juin 1952 concernant la sécurité sociale et au Code européen de la sécurité sociale du 16 avril 1964, à l’exception, notamment, du risque de veuvage.

Elle considère également que, même en admettant que la pension en cause puisse constituer, en tant que prestation versée au titre de complément, une partie d’un régime légal de protection contre l’un des risques énumérés à la Directive, elle ne saurait être considérée comme étant directement et effectivement liée à la protection contre l’un de ces risques, au sens de sa jurisprudence. En effet, elle vise spécifiquement à garantir le seul risque, ultérieur et distinct par rapport aux risques mentionnés ci-dessus, de décès du concubin lorsque le concubin survivant se trouve, tant au moment de l’événement ouvrant le droit à la prestation que pendant la période de perception de celle-ci, dans une condition économique de dépendance par rapport aux revenus du concubin décédé.

Elle conclut que, même si elle déclarait la clause d’exclusion des prestations de survivants prévue à l’article 3, § 2, de la Directive n° 73/7 invalide, la pension en cause ne relèverait pas du champ d’application de celle-ci, si bien que le juge de renvoi ne pourrait pas, sur le fondement de cette interdiction de discrimination, laisser la jurisprudence constitutionnelle inappliquée afin d’octroyer ladite prestation.

La question est dès lors déclarée irrecevable.

La Cour en vient alors aux questions suivantes, qui soulèvent un problème de compétence, point soulevé par le Gouvernement espagnol et la Commission.

Elle précise ici que, pour apprécier sa compétence pour connaître des questions posées par la juridiction de renvoi, il faut vérifier si les dispositions du droit de l’Union dans le domaine concerné réglementent la pension en cause ou imposent une obligation spécifique à l’égard de la situation elle-même (renvoi étant ici fait C.J.U.E., 19 novembre 2019, Aff. n° C-609/17 et C-610/17, T.S.N. c/ HYVINVOINTIALAN LIITTO RY et A.K.T. c/ SATAMAOPERAATTORIT RY, EU:C:2019:981). Or, eu égard à la réponse apportée à la première question, la pension en cause ne relève pas du champ d’application de la Directive n° 79/7, de sorte que celle-ci ne saurait fonder la compétence de la Cour pour connaître des autres questions préjudicielles.

Le juge de renvoi ayant également posé la question de la frustration d’une attente légitime quant au versement de prestations par le système public de sécurité sociale, la Cour relève qu’il est exact que les prestations de survivants peuvent en principe relever du champ d’application des règlements de coordination ainsi que de celui d’autres actes de droit dérivé adoptés dans le domaine de la sécurité sociale, et en particulier de la Directive n° 2006/54, mais qu’il n’en demeure pas moins que de tels actes ne réglementent pas la pension en cause, de même qu’ils n’imposent aucune obligation spécifique à l’égard de cette situation, au sens de la jurisprudence de la Cour. La pension en cause ne relève en effet pas de la Directive n° 2006/54 et les autres actes de droit dérivé ne s’appliquant qu’aux travailleurs migrants ou à leurs survivants.

Enfin, sur la question de la compétence de la Cour pour interpréter les dispositions de la Charte, renvoi est fait à la jurisprudence rendue, selon laquelle l’article 19 T.F.U.E. ne saurait en tant que tel placer dans le champ d’application du droit de l’Union aux fins de l’application des droits fondamentaux en tant que principes généraux de ce droit une mesure nationale qui n’entre pas dans le cadre des mesures adoptées sur le fondement de cet article.

La conclusion est dès lors l’irrecevabilité pour la première question et le constat de non-compétence pour les trois autres.

Intérêt de la décision

La Directive n° 79/7/CEE (Directive du Conseil du 19 décembre 1978 relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale) s’applique aux régimes légaux qui assurent une protection contre des risques de maladie, invalidité, vieillesse, accident du travail et maladie professionnelle, ainsi que chômage. Elle s’applique également aux dispositions concernant l’aide sociale, dans la mesure où elles sont destinées à compléter les régimes ci-dessus ou à y suppléer. Elle exclut de son champ d’application les dispositions concernant les prestations de survivants et les prestations familiales (sauf s’il s’agit de prestations familiales accordées au titre de majorations des prestations dues en raison des risques qu’elle couvre). Elle prévoit également qu’en vue d’assurer la mise en œuvre du principe de l’égalité de traitement dans les régimes professionnels, il appartient au Conseil d’arrêter des dispositions qui en préciseront le contenu, la portée et les modalités d’application.

La question posée par le juge de renvoi n’a dès lors pas pu être tranchée au fond, la Cour la considérant irrecevable, aux motifs ci-dessus.

Elle a constaté que la pension en cause ne constitue pas un régime légal de protection contre l’un des risques énumérés à l’article 3, § 1er, de la Directive, s’agissant d’une prestation de survivant, et que, même si elle devait déclarer la clause d’exclusion des prestations de survivants invalide (ce qu’elle ne fait pas), ceci n’aurait pas pour effet de faire rentrer la pension en cause dans le champ d’application de celle-ci.

Relevons que la même disposition prévoit la possibilité de couvrir les régimes professionnels et que la Cour a été amenée, à propos de ceux-ci, à rendre un arrêt important le 24 novembre 2016 (C.J.U.E., 24 novembre 2016, Aff. n° C-443/15, PARRIS / TRINITY COLLEGE DUBLIN, HIGHER EDUCATION AUTHORITY ET ALII, EU:C:2016:897 – précédemment commenté). Elle y avait rappelé qu’une pension de survie prévue par un régime professionnel de pension relève du champ d’application de l’article 157 T.F.U.E. Le fait que cette pension soit versée non au travailleur mais à son survivant ne modifie pas la règle, dans la mesure où la prestation est un avantage qui trouve son origine dans l’affiliation au régime du conjoint du survivant. En l’occurrence, la Cour a été amenée à conclure que la prestation en cause découlait de la relation de travail entre les parties et qu’elle constituait dès lors une « rémunération » au sens de l’article 157 T.F.U.E. Cette réglementation relève ainsi du champ d’application de la Directive n° 2000/78.

Elle a également été amenée, dans cette affaire, à vérifier s’il y avait une discrimination fondée sur l’orientation sexuelle. Reprenant sa jurisprudence (C.J.U.E., 1er avril 2008, Aff. n° C-267/06, MARUKO c/ VERSORGUNGSANSTALT DER DEUTSCHEN, EU:C:2008:179), la Cour rappelle qu’une réglementation d’un Etat membre qui n’ouvre pas au partenaire survivant le droit à une pension de survie équivalente à celle de l’époux survivant – alors qu’en droit national, la législation en matière de partenariat de vie placerait les personnes de même sexe dans une situation comparable à celle des époux – est une discrimination directe fondée sur l’orientation sexuelle.


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