Commentaire de C. trav. Bruxelles, 8 juin 2021, R.G. 2018/AB/397
Mis en ligne le lundi 28 février 2022
Cour du travail de Bruxelles, 8 juin 2021, R.G. 2018/AB/397
Terra Laboris
Dans un arrêt du 8 juin 2021, la Cour du travail de Bruxelles renvoie à l’enseignement de la Cour de cassation sur la preuve admissible lorsque la juridiction du travail statue sur l’existence d’une infraction : elle peut prendre en considération, comme présomption de fait non soumise aux conditions de l’article 1353 du Code civil tous les éléments qui lui sont régulièrement soumis, que les parties ont pu contredire et dont la crédibilité lui paraît suffisante pour fonder sa conviction.
Les faits
Une infirmière à domicile travaille pour le compte d’une société du secteur pendant une période d’environ six mois, étant ensuite licenciée pour motif grave. Elle conteste le licenciement devant le tribunal et réclame des arriérés de rémunération et le remboursement de frais. L’action judiciaire est introduite plus d’un an après la cessation des relations de travail.
La décision du tribunal
La demanderesse ayant appelé à la cause non seulement la société pour laquelle elle prestait, mais également sa gérante en son nom personnel, le tribunal conclut, par jugement du 24 octobre 2017, à l’irrecevabilité de la demande à l’égard de la gérante et à son non-fondement en ce qui concerne la société.
Appel est interjeté.
Demandes des parties devant la cour
La partie appelante demande la condamnation solidaire de la gérante et de la société au paiement d’arriérés de rémunération (à savoir notamment des frais de déplacement, jours fériés, allocation de foyer résidence, prime d’attractivité et double pécule de vacances). A titre subsidiaire, elle développe deux chefs de demande relatifs à l’application de clauses contractuelles. C’est par conclusions qu’elle réintroduit sa demande de paiement de l’indemnité compensatoire de préavis.
Quant aux parties intimées, elles sollicitent la confirmation pure et simple du jugement.
La décision de la cour
La cour se penche essentiellement sur la question de la prescription de la demande, s’agissant des arriérés de rémunération, de remboursement de frais et de l’indemnité compensatoire de préavis.
Pour ce qui est du congé lui-même, la cour rappelle que c’est un acte réceptice et qu’il n’implique pas que le destinataire ait la possibilité d’en prendre connaissance de manière effective. Il suffit que l’auteur de l’acte manifeste sa volonté de façon à ce que le destinataire puisse en prendre connaissance.
La cour constate qu’il a été mis fin au contrat de travail à la date du 31 octobre 2014 par courrier recommandé et que la requête n’a été déposée que le 5 novembre 2015.
Elle répond à un premier argument de l’appelante, qui fait valoir qu’au moment du licenciement, elle aurait été en incapacité de travail, et ce précisément jusqu’au 5 novembre 2014, et que le congé ne pourrait sortir ses effets qu’à ce moment. La cour rappelle qu’une incapacité de travail postérieure au congé et intervenant donc après la rupture du contrat est sans incidence et ne peut justifier la prolongation du délai de prescription. Elle confirme dès lors rapidement la conclusion du premier juge, qui a retenu l’exception de prescription contractuelle.
Cependant, la travailleuse développe également un fondement délictuel, considérant que sa demande s’appuie sur l’existence d’une infraction déduite du non-paiement de la rémunération et des frais de déplacement (celui-ci n’étant invoqué que pour ces deux postes).
La cour rappelle que la partie qui se prévaut de la reconnaissance d’une infraction doit prouver tous les éléments constitutifs de celle-ci, étant à la fois l’élément matériel et l’élément moral, ainsi que l’imputabilité de l’infraction à la personne physique par l’entremise de laquelle l’infraction a été commise. Elle ajoute qu’elle doit également démontrer l’inexistence des moyens de non-imputabilité qui seraient soulevés par cette personne physique.
Elle en vient ensuite aux règles applicables, s’agissant de la responsabilité pénale de l’employeur, et souligne que celle-ci n’est souvent subordonnée qu’à deux conditions, étant la transgression matérielle et l’imputabilité, les délits en cette matière étant généralement des délits réglementaires. En conséquence, aucun élément moral particulier ne doit être établi. Par exemple, le non-paiement de la rémunération est une infraction du seul fait de la transgression de la loi, indépendamment de la volonté de l’auteur. C’est le seul accomplissement de l’acte matériel qui constitue l’infraction. Le demandeur a la charge de prouver l’imputabilité de celle-ci au défendeur ou l’inexistence de la cause de justification alléguée par ce dernier, pour autant que cette allégation ne soit pas, ainsi que l’a retenu la Cour de cassation, dépourvue de tout élément permettant de lui accorder crédit (la cour citant notamment Cass., 11 février 1991, J.T.T., 1991, p. 298
La question de la preuve est ensuite abordée, sur le plan des modes de preuve admis par le juge civil statuant en matière répressive. La cour rappelle d’abord que le demandeur est placé dans la même situation que le prévenu, qui n’a aucune preuve à fournir et où il appartient à la partie publique ou à la partie civile d’établir l’inexactitude des allégations de ce dernier si elles ne sont pas – comme vu ci-dessus – dénuées de tout élément de nature à leur donner crédit (le renvoi étant ici fait à Cass., 10 décembre 1981, Pas., 1982, I, p. 496).
Lorsque la loi n’établit pas un mode spécial de preuve en matière répressive, le juge apprécie en fait, et dès lors souverainement, la valeur probante des éléments de la cause, à la condition que les parties aient pu librement les contredire, et ce pour autant encore qu’il ne viole pas la foi due aux actes qui lui sont soumis (avec renvoi ici à plusieurs arrêts de la Cour suprême, dont Cass., 22 juin 1982, Pas., 1982, I, p. 1234).
Ainsi, pour statuer sur l’existence de l’infraction alléguée, le juge peut, comme le ferait le juge répressif connaissant de l’action publique, prendre en considération comme présomptions de fait, au demeurant non soumises aux conditions de l’article 1353 du Code civil, tous les éléments qui lui sont régulièrement soumis, que les parties ont pu contredire et dont la crédibilité lui paraît suffisante pour fonder sa conviction (avec renvoi ici à Cass., 18 juin 1985, Pas., 1985, I, p. 1335).
Vient enfin le rappel du principe énoncé par la Cour de cassation dans son arrêt du 23 octobre 2006 (Cass., 23 octobre 2006, n° S.05.0010.F – toutes chambres réunies), sur la conception factuelle de la demande. L’appelante est donc autorisée à donner un fondement délictuel à celle-ci sur pied des dispositions de l’article 2262bis du Code civil, de telle sorte que la demande originaire fondée sur l’existence alléguée d’une infraction a été introduite avant l’expiration du délai de prescription de cinq ans. Celui-ci a débuté lors du dernier fait infractionnel imputé à la société.
La cour examine en conséquence le fond. Elle constate que l’intéressée est en défaut de prouver ses allégations alors qu’elle a l’obligation d’établir la matérialité de l’infraction commise par la société via sa gérante. Elle rappelle encore l’adage selon lequel « alléguer n’est pas prouver ». Les déclarations de l’intéressée étant purement unilatérales, la demande est considérée non fondée.
Intérêt de la décision
La question de la conception factuelle de l’action a été admise, comme le rappelle l’arrêt, par la Cour de cassation dans son arrêt du 23 octobre 2006, rendu toutes chambres réunies. Celle-ci a rejeté la conception juridique, généralement admise précédemment. Par conception factuelle, la Cour suprême admet ainsi que le juge statue sur la base des données de fait qui lui sont soumises et non à partir de la manière dont le demandeur a formulé sa demande et l’a soutenue en droit. Les faits invoqués peuvent, en cours d’instance, être examinés sous l’angle de la prescription pénale, dans la mesure où ils sont susceptibles de révéler l’existence d’une infraction.
Un point important de l’arrêt commenté est relatif à la preuve. La cour a rappelé l’important arrêt de la Cour de cassation du 22 juin 1982, où celle-ci a jugé qu’en matière répressive, lorsque la loi n’établit pas un mode spécial de preuve, le juge apprécie souverainement en fait la valeur probante des éléments sur lesquels il fonde sa conviction et que les parties ont pu librement contredire. Ainsi, comme le ferait une juridiction répressive connaissant de l’action publique, la cour rappelle que le juge civil, pour statuer sur l’existence de l’infraction alléguée, peut prendre en considération comme présomptions de fait tous les éléments qui lui sont régulièrement soumis, que les parties ont pu contredire et dont la crédibilité lui paraît suffisante pour fonder sa conviction. Ces présomptions de fait ne sont pas soumises aux conditions de l’article 1353 du Code civil. C’est l’enseignement de la Cour de cassation dans son arrêt du 18 juin 1985 sur la preuve en matière répressive.