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Harcèlement moral : demande d’indemnité de protection et demande d’indemnisation du dommage moral fondée sur la faute de l’employeur

Commentaire de Trib. trav. Liège (div. Liège), 3 septembre 2021, R.G. 19/3.573/A

Mis en ligne le vendredi 8 avril 2022


Tribunal du travail de Liège (division Liège), 3 septembre 2021, R.G. 19/3.573/A

Terra Laboris

Dans un jugement du 3 septembre 2021, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) rappelle que peuvent être dus, en sus de l’indemnité protectionnelle visée par l’article 32tredecies, § 4, de la loi du 4 août 1996, des dommages et intérêts pour dommage moral subi ensuite des fautes commises par l’employeur dans la relation de travail.

Les faits

Une enseignante de l’enseignement libre subventionné dépendant de la Fédération Wallonie-Bruxelles/Communauté française est, par décision du conseil d’administration, mise à la pension d’office avec effet au 1er décembre 2018, et ce en date du 4 février 2019. Ceci intervient alors que l’enseignante est au service de l’établissement depuis 1977 (ayant été déléguée syndicale pendant vingt-cinq ans et ayant mis fin à son mandat en cours de contrat) et que les relations se sont dégradées depuis 2016, la direction lui reprochant à titre personnel un taux d’échec important.

En début d’année 2018, elle avait introduit une demande d’intervention psychosociale formelle, après des mesures qu’elle considérait comme un écartement volontaire, ayant notamment été affectée, à la rentrée scolaire 2017-2018, dans un local situé dans une cave pour y donner des cours et s’étant en outre vu refuser l’accès à une réunion d’un conseil pédagogique au sein duquel elle siégeait depuis plusieurs années. Suite à ces faits, elle était tombée en incapacité de travail depuis le 5 octobre 2017.

Un échange de courriers était intervenu dans le courant de l’année 2018 entre le conseil d’administration et l’avocat de l’intéressée, celui-ci signalant en fin de compte, en date du 8 janvier 2019, qu’elle souhaitait réintégrer ses attributions le plus rapidement possible. Suite à ce courrier, intervint la décision ci-dessus, début février 2019.

Dans la mesure où l’enseignante n’était plus subventionnée, l’établissement lui adressa (après avoir reçu une réponse de la Fédération Wallonie-Bruxelles à une demande de renseignements) un courrier l’informant qu’elle devait introduire une demande officielle d’urgence de droit à la pension. L’intéressée ayant épuisé ses congés maladie, elle se trouvait dans la position administrative de disponibilité et remplissait les conditions requises pour l’ouverture des droits à la pension de retraite, ce qui lui fut confirmé par la F.W.B. L’intéressée prit ainsi sa pension avec effet au 1er décembre 2018.

Elle introduisit une procédure devant le Tribunal du travail de Liège (division Liège), demandant réparation d’un dommage moral ensuite des fautes commises par l’institution et sa directrice. Elle incluait, dans sa demande, une indemnité protectionnelle sur pied de l’article 32tredecies, § 4, de la loi du 4 août 1996, ainsi qu’un euro provisionnel pour sa mise à la pension d’office.

Position des parties

La demanderesse se fonde sur l’existence d’un harcèlement moral et sur le non-respect des recommandations du CESI. Elle renvoie aux conditions de travail, qui, pour elle, n’étaient pas convenables, notamment eu égard à la loi du 4 août 1996. Elle fait encore grief à l’institution de l’avoir empêchée de reprendre son travail alors qu’elle était protégée à cette époque, vu qu’elle avait déposé plainte.

L’établissement conteste le harcèlement, qui ne ressort pas du rapport du CESI, et estime avoir réagi de manière adéquate. Sur l’abus de droit qui lui est reproché eu égard à la mise à la pension, il n’y voit que l’application de la réglementation (vu l’épuisement des jours d’incapacité).

La décision du tribunal

Après un rappel circonstancié de la législation, dans lequel il prend soin de distinguer le harcèlement de l’hyperconflit, le tribunal pointe qu’il ne s’agit pas vraiment d’un employeur public mais d’un employeur qui accomplit une mission de service public et qui obéit dans ce cadre aux règles inhérentes à la fonction publique. Au même titre qu’un établissement de l’enseignement officiel, il bénéficie d’une certaine liberté dans l’affectation de ses agents, fussent-ils en l’occurrence salariés.

Le tribunal renvoie à un jugement du 11 janvier 2018 de la même juridiction (Trib. trav. Liège, 11 janvier 2018, R.G. 15/7.028/A), lequel s’est lui-même référé, sur la question, à la jurisprudence du Conseil d’Etat. Il rappelle que cette haute juridiction administrative, qui statue notamment sur de très nombreux recours intentés par des enseignants, admet que, si l’employeur public dispose d’un ius variandi largement plus vaste que celui de l’employeur privé, il doit user de ce dernier d’une façon raisonnable. Doit notamment être observé le principe de bonne administration, en vertu duquel le changement d’affectation ne peut avoir de répercussion défavorable sur l’agent ou ne peut être constitutif d’un abus de droit ou d’une sanction disciplinaire déguisée. Il doit être veillé, dans l’exercice de celui-ci, au respect du bien-être du travailleur.

Ces principes vont, pour le tribunal, conduire à retenir des mesures d’isolement de l’intéressée, mesures qu’il énumère (refus qu’elle assiste à un conseil pédagogique, localisation de sa classe en sous-sol, absence d’invitation à une fête importante pour l’école et éviction de la mise en place d’une nouvelle section). Pour le tribunal, toutes ces décisions, survenues pendant une période déterminée (étant l’année scolaire 2016-2017), font présumer l’existence d’un harcèlement moral. En effet, elles portent atteinte à l’intégrité psychique de l’intéressée lors de l’exécution de son travail et créent un environnement de travail hostile, voire dégradant.

Le tribunal reprend en outre les conclusions et recommandations du CESI, qui conclut à l’isolement de l’intéressée, qui s’est ensuite retirée de l’école, la directrice bénéficiant d’une position dominante en raison de son statut. Le CESI conclut à une réaction inappropriée, voire abusive, qui ne peut être analysée en hyperconflit, vu le déséquilibre entre les intervenantes.

Les faits faisant présumer le harcèlement sont en conséquence établis, la partie défenderesse restant en défaut d’apporter la preuve contraire.

Si aucune indemnisation ne peut être retenue du fait de la mise à la pension (qui est due au dépassement du nombre de journées d’incapacité), le tribunal admet le fondement de la demande sur pied de l’article 32decies, § 1er/1, de la loi, étant les dommages et intérêts prévus en réparation du préjudice matériel et moral causé par la violence ou le harcèlement moral ou sexuel au travail et mis à charge de l’auteur des faits. Le tribunal alloue en conséquence l’équivalent de six mois de rémunération au titre de dommages et intérêts.

Il rejette, cependant, les autres chefs de demande.

Intérêt de la décision

Les affaires de harcèlement moral portées devant les juridictions du travail sont nombreuses. La spécificité du présent dossier, dans lequel sont constatées des mutations de fonction (retrait de cours et attribution d’autres classes) ainsi que de lieu de travail, est qu’il se meut dans le cadre d’une relation de travail dans laquelle il est admis que l’employeur bénéficie d’un ius variandi plus large que celui de l’employeur privé. Pour ce dernier, donc, les mesures prises n’ont pas excédé ses prérogatives dans le cadre de l’organisation de ses missions éducatives. Le tribunal ne suit pas cette position, soulignant que, même dans l’exercice de ce ius variandi élargi, des faits de harcèlement peuvent se révéler.

Il rappelle la jurisprudence du Conseil d’Etat à cet égard, pour qui, si l’employeur public dispose d’un ius variandi « largement plus vaste » (selon les termes du jugement du Tribunal du travail de Liège du 11 janvier 2018, cité – précédemment commenté) que celui de l’employeur privé, il doit respecter le principe de bonne administration et exercer son pouvoir de façon raisonnable. L’exercice anormal de celui-ci peut en effet déboucher sur un abus de droit ou constituer une sanction disciplinaire déguisée, notamment.

Relevons que, le même jour, le Tribunal du travail de Liège (division Liège) (autre chambre), saisi également d’une demande d’indemnisation visée à l’article 32tredecies de la loi, a rappelé qu’une demande d’intervention psychosociale formelle qui ne concerne pas des faits de violence ou de harcèlement moral ou sexuel au travail ne donne pas lieu à une protection contre le licenciement. Sur la question de dommages et intérêts également postulés, résultant du harcèlement et des manquements de l’employeur, le tribunal (qui a également fait un rappel de la notion de « harcèlement », et particulièrement de celle de d’« agression ») a conclu qu’il faut distinguer le harcèlement de la « maltraitance managériale », à savoir le comportement tyrannique de certains dirigeants caractériels qui font subir une pression terrible à leurs salariés ou qui les traitent avec violence, en les invectivant, en les insultant, sans autrement les respecter. Ce sont les propos de Mme Marie-France HIRIGOYEN (M.-F. HIRIGOYEN, Le harcèlement moral dans la vie professionnelle : démêler le vrai du faux, Pocket, 2001, p. 33). Ce faisant, le tribunal a clairement rappelé que l’atteinte doit être individuelle et non collective. Il a conclu en l’espèce à l’absence de harcèlement moral, l’atteinte individuelle faisant défaut (Trib. trav. Liège, div. Liège, 3 septembre 2021, R.G. 19/1.783/A).


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