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Quelle protection sociale pour les coursiers DELIVEROO ?

Commentaire de Trib. trav. fr. Bruxelles, 8 décembre 2021, R.G. 19/5.070/A

Mis en ligne le jeudi 28 avril 2022


Tribunal du travail francophone de Bruxelles, 8 décembre 2021, R.G. 19/5.070/A

Terra Laboris

Par jugement du 8 décembre 2021, le Tribunal du travail francophone de Bruxelles conclut que les coursiers DELIVEROO exercent une activité professionnelle et que le statut de travailleur dans le cadre de l’économie collaborative ne peut leur être appliqué. Le tribunal estime, par ailleurs, ne pas trouver dans la relation de travail suffisamment d’indices permettant de conclure à l’existence d’un lien de subordination.

Rétroactes

L’Auditeur du travail de Bruxelles a saisi le tribunal par une requête du 13 décembre 2019, aux fins de faire constater que la société DELIVEROO était en infraction à diverses dispositions légales sanctionnées par le Code pénal social, étant d’avoir omis de faire parvenir à l’O.N.S.S. la déclaration justificative du montant des cotisations sociales dues pour 115 travailleurs. S’y ajoutaient le non-paiement des cotisations de sécurité sociale ainsi que le non-paiement de la rémunération, cette dernière infraction découlant de l’article 9 de la loi du 12 avril 1965 relative à la protection de la rémunération.

Dans le cadre de la procédure, l’O.N.S.S. demande la condamnation de la société à titre provisionnel à un montant de l’ordre de 293.000 euros, à majorer des accessoires. Des parties intervenantes se sont jointes à la cause, étant essentiellement un nombre important de coursiers ainsi que des organisations représentatives des travailleurs (C.S.C., F.G.T.B., C.S.C. Transport et Communications et l’UNION BELGE DU TRANSPORT).

Le jugement du tribunal

Le tribunal rappelle, dans un premier temps, le fonctionnement de la plateforme DELIVEROO, qui passe par le processus d’une commande, la confirmation et l’acceptation de celle-ci, le paiement, la détermination du mode de récupération, la proposition de livraison à un coursier, l’acceptation par celui-ci de la livraison et la livraison elle-même.

Il retient que, selon la société, près de trois mille coursiers travaillent actuellement avec elle en Belgique, celle-ci étant active depuis l’année 2015. Trois statuts leur sont accessibles : celui d’indépendant, celui d’étudiant indépendant et celui de travailleur prestant dans le cadre de l’économie collaborative, cette dernière formule concernant plus de 80% d’entre eux.

Après avoir repris l’enquête menée par l’auditorat du travail depuis octobre 2017, qui avait à l’époque ouvert un dossier pénal d’office, le tribunal souligne que celle-ci a permis de reprendre les déclarations de nombreux coursiers lors de leur audition par l’O.N.S.S. (auditions intervenues à la demande de l’auditorat du travail et concernant leurs conditions de travail : organisation du travail, organisation du temps de travail, etc.). Il en reprend la conclusion, étant que les éléments recueillis établissent une relation de travail salariée, d’où les poursuites pour les infractions ci-dessus.

Il examine ensuite plusieurs questions de recevabilité et entreprend l’examen de la cause au fond, reprenant les principes relatifs à la qualification de la nature de la relation de travail en droit belge. Parmi ceux-ci, figurent bien entendu ceux contenus dans la loi relative à la nature des relations de travail (étant les dispositions 328 et suivantes de la loi-programme (I) du 27 décembre 2006).

Il reprend, après les critères généraux de l’article 333, § 1er (volonté des parties, liberté d’organisation du temps de travail, liberté d’organisation du travail et possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique), les présomptions de contrat de travail établies par la loi, insérées dans la loi-programme de 2006 par une autre loi-programme datant du 25 août 2012.

Il s’agit en l’espèce de transport de choses pour le compte de tiers (C.P. n° 140). L’article 337/1, § 1er, de la loi dispose actuellement qu’il existe une présomption concernant les relations de travail dans ce secteur (ainsi que dans d’autres, tels que la construction, le nettoyage, etc.). Les relations de travail sont ainsi présumées jusqu’à preuve du contraire exécutées dans les liens d’un contrat de travail lorsque l’analyse de la relation de travail permet de retenir que plus de la moitié des critères définis sont remplis. Ces critères sont au nombre de neuf. La présomption est réfragable et peut être renversée par toute voie de droit, et notamment sur la base des critères généraux (article 337/2, § 2).

Un arrêté royal est intervenu dans ce secteur le 29 octobre 2013. Le tribunal reprend la liste des critères spécifiques qu’il contient.

Le nœud du litige est ensuite abordé, étant de savoir si les coursiers peuvent prester dans le cadre de l’économie collaborative, la société demandant au tribunal de dire pour droit qu’ils n’exercent pas, ce faisant, une activité professionnelle pouvant être requalifiée. Ceci entraînerait le non-fondement des demandes.

Le tribunal reprend, en conséquence, l’examen de la loi-programme du 1er juillet 2016, qui a été la première intervention législative dans ce cadre, s’agissant de « sortir d’une zone grise des activités et des revenus qui échappent souvent à tout contrôle et à toute imposition ». La loi dite « De Croo » visait ainsi à créer un statut fiscal, social et administratif clair, tant pour les utilisateurs que pour les prestataires de l’économie collaborative.

Les dispositions originaires ont été modifiées par la loi du 18 juillet 2018 relative à la relance économique et au renforcement de la cohésion sociale, loi qui touche les secteurs du travail associatif, des services occasionnels entre citoyens et de l’économie collaborative. Ses effets sur le plan fiscal et social sont repris, le tribunal en venant assez rapidement à l’arrêt rendu par la Cour constitutionnelle le 23 avril 2020 (C. const., 23 avril 2020, n° 53/2020), qui a conclu à l’annulation des articles 28 à 39 de cette loi du 18 juillet 2018 en ce qu’ils s’appliquent aux prestataires de services via des plateformes électroniques agréées, la cour annulant en fin de compte la loi dans son ensemble. Ceci a rendu le régime inopérant dans sa totalité.

Les effets des dispositions annulées ont cependant été maintenus pour les prestations fournies jusqu’au 31 décembre 2020. La période infractionnelle débutant le 1er février 2018, le tribunal relève que les dispositions, toujours en vigueur à l’époque, restent applicables.

Il passe ensuite à l’examen de la situation des coursiers, concluant que les conditions concrètes de prestation ne permettent pas de les considérer comme relevant de ce régime favorable qu’est l’économie collaborative. Il doit en effet s’agir de services rendus à des tiers et non de livraison de biens, ces services doivent être prestés en-dehors de l’exercice d’une activité professionnelle et ne peuvent être rendus qu’à des particuliers. En outre, ils doivent exclusivement être rendus dans le cadre d’une convention conclue par l’intermédiaire d’une plateforme électronique agréée. Pour l’ensemble de ces motifs, le tribunal conclut que les revenus perçus par les coursiers ne peuvent bénéficier de ce régime. Il en découle que ceux-ci exercent dès lors bien une activité professionnelle, et ce quel que soit leur statut et indépendamment de la hauteur de leurs revenus.

Il faut dès lors en revenir aux règles de la loi-programme du 27 décembre 2006 et examiner les conditions d’exercice des activités effectuées par les coursiers dans le cadre d’une activité de transport. Le tribunal rappelle à cet égard le caractère d’ordre public de la sécurité sociale et l’obligation d’être affilié à l’un ou l’autre régime (travailleurs salariés ou travailleurs indépendants).

Il aborde les critères spécifiques à appliquer in casu. Après avoir passé en revue l’ensemble de ceux-ci, il arrive à la conclusion que six critères sur huit sont réunis, de telle sorte que les prestations des coursiers sont présumées jusqu’à preuve du contraire être exécutées dans les liens d’un contrat de travail.

Cette présomption pouvant être renversée, le tribunal revient aux critères généraux, qui peuvent être invoqués à cette fin.

Le premier étant la volonté des parties, il constate que, des écrits ayant été signés, cette volonté était de conclure une convention ayant pour objet des prestations indépendantes. Ce critère est cependant jugé insuffisant pour renverser la présomption.

Sur la liberté d’organisation du temps de travail, critère ayant donné lieu à de la jurisprudence de la Cour de cassation (Cass., 18 octobre 2010, n° S.10.0023.N), le tribunal passe par les diverses étapes spécifiques de la prestation de travail : liberté de se connecter à l’application, système de pré-réservation, implication d’une connexion au niveau de l’organisation du travail, ainsi que mesurage du temps de travail et justification de celui-ci. Il en conclut que la liberté d’organiser le temps de travail n’apparaît pas limitée dans le chef des coursiers. Pour ce qui est de la liberté d’organisation du travail, la même conclusion s’impose, pour le tribunal, étant que l’ensemble des déclarations au dossier confirment la liberté d’organiser le travail offerte aux coursiers.

Enfin, s’agissant de la possibilité d’exercer un contrôle hiérarchique, critère pour lequel la Cour de cassation est également intervenue (Cass., 2 février 2015, n° S.13.0117.F, Cass. et 4 février n° S.11.0051.F et S.11.0154.F notamment), le tribunal retient que l’élément essentiel du pouvoir hiérarchique est la possibilité d’infliger des sanctions en cas de non-respect des instructions données, puisant également, pour cet aspect de la relation de travail, dans la jurisprudence de la Cour de cassation française (Cass. fr. (ch. sociale), 4 mars 2020, n° 374 – concernant UBER). En l’espèce, il ne ressort pas pour le tribunal qu’il y ait des instructions précises données aux coursiers ainsi que la possibilité d’infliger des sanctions. Il n’y a dès lors aucun élément révélateur de l’exercice concret d’un pouvoir hiérarchique.

La conclusion générale est dès lors que, bien que l’examen des huit critères spécifiques contenus à l’arrêté royal du 29 octobre 2013 ait révélé « une forte subordination économique » des coursiers par rapport à la société, l’examen des quatre critères généraux confirme l’absence de lien de subordination juridique, de sorte que la présomption établie par la présence des critères spécifiques doit être considérée comme renversée en l’espèce et qu’il ne peut être conclu à l’existence d’un contrat de travail.

Enfin, le tribunal répond très brièvement à un argument tiré de l’article 3, 5°, de l’arrêté royal du 28 novembre 1969, qui a étendu le régime de sécurité sociale des travailleurs salariés aux personnes qui effectuent des transports de choses qui leur sont commandées par une entreprise au moyen de véhicules dont ils ne sont pas propriétaires ou dont l’achat est financé ou le financement garanti par l’exploitant de cette entreprise ainsi qu’à cet exploitant, et ce au motif que… les coursiers sont propriétaires de leur vélo ou de leur scooter.

Intérêt de la décision

Le recours à la « niche » de l’économie collaborative est condamné par ce jugement, conclusion qui doit bien sûr s’imposer, l’activité exercée étant une activité professionnelle et non une activité occasionnelle, telle que le législateur a voulu la viser lorsqu’il a introduit ce système d’exception, ayant des effets particuliers sur le plan social et fiscal.

L’activité est dès lors une activité professionnelle, qui doit s’inscrire dans le cadre d’une activité salariée ou indépendante. La méthode utilisée par le tribunal pour déterminer lequel des deux statuts professionnels devait être retenu est de partir des critères spécifiques de l’activité du secteur et de les examiner, ensuite, à la lumière des critères généraux de la loi du 27 décembre 2006.

L’on sait que le législateur est intervenu, par cette loi-programme, afin de fixer le cadre de la prestation de travail salariée. Il a fixé 4 critères généraux et pour certains secteurs (visés à l’article 337/2, § 1er) une présomption réfragable de contrat de travail, son § 2 précisant que les relations de travail visées à l’article 337/1, sont présumées jusqu’à preuve du contraire, être exécutées dans les liens d’un contrat de travail, lorsque de l’analyse de la relation de travail il apparaît que plus de la moitié de 9 critères sont remplis. Ceux-ci sont relatifs (i) au risque financier ou économique, (ii) à la responsabilité et au pouvoir de décision concernant les moyens financiers de l’entreprise, (iii), au pouvoir de décision concernant la politique d’achat de l’entreprise, (iv) au pouvoir de décision concernant la politique des prix de l’entreprise, (v) à la nature de l’obligation concernant le travail convenu (obligation de moyen ou de résultat), (vi) à la garantie du paiement d’une indemnité fixe, (vii) à la possibilité d’avoir ou d’engager du personnel recruté personnellement et librement ou de se faire remplacer pour l’exécution du travail convenu, (viii) au fait de ne pas apparaître comme une entreprise vis-à-vis d’autres personnes ou de son cocontractant ou de travailler principalement ou habituellement pour un seul cocontractant et (ix) du lieu d’exercice ainsi que de la propriété (ou financement) du matériel mis à disposition.

La disposition précise que ces critères doivent contenir des éléments qui ont un rapport avec une dépendance socio-économique ou une subordination juridique.

Les spécificités de certains secteurs ont amené par la suite le Roi à aller plus loin, prévoyant des règles plus claires et plus contraignantes dans certains secteurs, dont celui du transport de personnes et de choses pour le compte de tiers (ce qui est le cas en l’espèce, s’agissant de transport de choses). Est ainsi intervenu un arrêté royal du 9 octobre 2013, pris en exécution de cette disposition en ce qui concerne la nature des relations de travail qui se situent dans le cadre de l’exécution des activités qui ressortent du champ d’application de la sous-commission paritaire pour le transport routier et la logistique pour compte de tiers (d’autres mesures ayant été adoptées pour d’autres secteurs). Celui-ci a remplacé les critères ci-dessus par des critères affinés, au nombre de 8. L’exigence que ces critères doivent contenir des éléments qui ont un rapport avec une dépendance socio-économique ou une subordination juridique n’est pas modifiée.

Si le jugement examine longuement en l’espèce les diverses étapes et modalités de la prestation de travail, peut se poser dans sa démarche la question de l’effectivité de la présomption légale, dans la mesure où ses effets sont brossés par un retour au cadre général avec notamment ses règles en matière de preuve.

Par ailleurs, l’accent a été mis lors de l’introduction de la présomption légale sur l’importance de la dépendance socio-économique, qui doit être prise en compte au même titre que la subordination juridique. En l’espèce, cette dépendance socio-économique a été retenue par le tribunal et qualifiée – à juste titre - de ‘forte’, circonstance réduite à néant du fait du retour à une application assez formelle des critères généraux (pour lesquels la Cour de cassation est déjà intervenue dans des secteurs non couverts par une présomption, notamment pour ce qui est de la liberté d’accepter un travail, qui ne détermine pas - une fois celui-ci accepté - qu’il peut y avoir de ce fait absence d’autorité dans l’exécution).

Le jugement renvoie dès lors les coursiers vers le statut social des travailleurs indépendants.

Cette décision n’est certes pas définitive et la discussion est bien loin d’être close. Ce 9 décembre, en effet, Nicolas Schmit, commissaire européen à l’emploi, a mis sur les rails une proposition de directive tendant à imposer aux plateformes numériques, comme Uber et Deliveroo, une « présomption de salariat » pour tous les travailleurs qui utilisent leurs services. Il s’agit de la première proposition de directive d’importance en matière d’emploi de l’instance européenne.

Affaire à suivre donc…


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