Commentaire de C. trav. Bruxelles, 8 octobre 2021, R.G. 2016/AB/998
Mis en ligne le vendredi 13 mai 2022
Cour du travail de Bruxelles, 8 octobre 2021, R.G. 2016/AB/998
Terra Laboris
Dans un arrêt du 8 octobre 2021, la Cour du travail de Bruxelles confirme la légalité de la transmission par l’administration fiscale des informations relatives aux revenus taxables des travailleurs indépendants, permettant à la caisse d’assurances sociales de déterminer le montant des cotisations dues.
Les faits
Une caisse d’assurances sociales poursuit le paiement d’un montant de l’ordre de 14.000 euros à l’encontre d’un travailleur indépendant, montant représentant des cotisations relatives à quatre années (incomplètes), obtenant par défaut un jugement actuellement définitif.
Elle introduit une seconde procédure pour d’autres trimestres et frais, obtenant également un jugement par défaut.
Si le premier fut signifié, le second ne le fut pas et, sept ans après le début de cette seconde procédure, soit en 2012, l’intéressé demande une fixation afin d’obtenir la réactivation du jugement. De même, il introduit une opposition contre celui-ci.
Le tribunal du travail a statué contradictoirement par un nouveau jugement du 24 mars 2016, considérant l’opposition très largement non fondée, et a condamné l’intéressé aux dépens.
Celui-ci interjette appel.
Position des parties devant la cour
Dans la thèse de l’appelant, la loi du 15 janvier 1990 relative à l’institution et à l’organisation d’une banque-carrefour de la sécurité sociale est susceptible de violer les articles 10, 11, 23 et 24 de la Constitution, dans la mesure où l’administration fiscale est exclue de son champ d’application lorsqu’elle transmet des informations aux institutions de sécurité sociale dans le cadre de l’article 11 de l’arrêté royal n° 38 organisant le statut social des travailleurs indépendants. Il sollicite qu’une question soit posée à la Cour constitutionnelle. Subsidiairement, il plaide sur les montants.
Quant à la caisse, elle demande la confirmation pure et simple du jugement, qui a condamné l’appelant à plus de 11.500 euros, à majorer des dépens, en ce compris l’indemnité de procédure.
La décision de la cour
La cour aborde d’abord la question de la prescription, s’agissant de cotisations relatives aux années 2002 et 2004, étant des compléments de cotisations (2002) et la totalité des cotisations (2004).
Le recouvrement de celles-ci est organisé par l’article 16, § 2, alinéa 2, de l’arrêté royal n° 38. La cour en rappelle la version applicable à l’époque, la règle de prescription étant de cinq ans à compter du 1er janvier qui suit l’année pour laquelle les cotisations sont dues. Pour les cotisations de régularisation, le délai est de cinq ans à compter du 1er janvier de la troisième année suivant l’année de cotisations.
La cour rappelle également les modes de prescription autorisés, soit de droit commun (articles 2244 et suivants du Code civil – citation en justice, commandement ou saisie), soit spécifiques (lettre recommandée). Pour ce qui est de la citation en justice, l’interruption vaut jusqu’au prononcé de la décision définitive.
Pour l’intéressé, la prescription de cinq ans recommencerait à courir à partir des jugements rendus, de telle sorte qu’elle serait acquise. La cour écarte cet argument, rappelant qu’il s’agit d’une action tendant à l’exécution d’un jugement (soit une actio judicati), celle-ci se prescrivant par dix ans à compter du jugement lui-même, et ce en vertu de l’article 2262bis du Code civil, même si la condamnation concerne une créance à laquelle s’applique une prescription plus courte (renvoyant ici à Cass., 18 février 2010, n° C.09.0237.N).
Par ailleurs, s’il est de règle que le jugement par défaut non signifié dans l’année est réputé non avenu, ceci ne concerne que le jugement lui-même et laisse subsister la procédure par défaut, les effets de la citation en justice originaire persistant, et ce pour ce qui est de l’interruption de la prescription (le renvoi étant ici fait à Cass., 13 septembre 1993, n° 9.610).
La cour rejette également des arguments tirés du non-respect du délai raisonnable ainsi que de la prescription du lien d’instance. Elle rappelle que le délai raisonnable doit s’apprécier en tenant compte de l’attitude procédurale du justiciable et elle reprend ici les négligences de l’appelant (deux condamnations par défaut, total désintérêt quant à ses obligations en matière de cotisations sociales pendant de nombreuses années, absence de contestation quant au fond, négligence en outre au niveau de ses obligations fiscales, vu qu’une taxation d’office a dû intervenir – taxation au demeurant non contestée en temps utile).
La cour note également un manquement à l’article 7 de l’arrêté royal du 19 décembre 1967 (exécutant l’arrêté royal n° 38), dans la mesure où l’appelant, qui était à l’étranger, n’a pas informé la caisse d’un quelconque changement d’adresse. Or, ceci est une obligation légale. Lorsqu’il s’est réinscrit en Belgique, la caisse a diligenté la procédure, de telle sorte qu’il n’y a dans son chef ni faute ni abus de droit.
Quant au lien d’instance, la cour du travail rappelle la jurisprudence de la Cour de cassation en son arrêt du 18 mars 2013 (Cass., 18 mars 2013, n° S.12.0084.F), selon lequel l’interruption de la prescription par citation se prolonge jusqu’à la décision mettant fin au litige et, dans l’intervalle, il n’y a pas de « prescription du lien d’instance » en cas d’inertie procédurale.
Sur la question de la transmission des informations par l’administration fiscale, outre que l’intéressé conteste la validité d’une capture d’écran envoyée à l’I.N.A.S.T.I., il souligne que l’administration fiscale, contrairement aux organismes de sécurité sociale, ne rentre pas dans le champ d’application de la loi du 15 janvier 1990, ni dans celui d’aucune loi spécifique relative au transfert de données électroniques. Il demande, en conséquence, que la Cour constitutionnelle soit interrogée sur la légalité de la transmission des informations.
Pour la cour, il existe un fondement légal à cette communication, étant l’arrêté royal n° 38 lui-même (articles 11, § 2, alinéas 6 et 7, 23 et 23bis), ainsi que la loi du 3 août 2012 portant dispositions relatives aux traitements de données à caractère personnel réalisés par le SPF Finances dans le cadre de ses missions (article 6), et encore la loi du 8 décembre 1992 relative à la protection de la vie privée à l’égard des traitements de données à caractère personnel (article 36bis).
En exécution de ces dispositions, le SPF Finances est tenu de fournir les renseignements nécessaires à l’I.N.A.S.T.I. afin que celui-ci puisse fixer le montant des cotisations.
Il y a dès lors un encadrement légal adéquat et la cour rejette la demande de question préjudicielle.
Elle souligne encore que, même si la preuve était obtenue irrégulièrement, son utilisation ne pourrait être écartée que si l’obtention de celle-ci portait atteinte à sa fiabilité ou compromettait le droit à un procès équitable (renvoi étant ici fait à Cass., 14 juin 2021, n° C.20.0418.N).
Par ailleurs, ce qui est transmis dans cette communication est le montant des revenus servant de base au calcul des cotisations et la cour rappelle ici que l’administration fiscale est seule compétente pour fixer non seulement la qualification fiscale mais aussi le montant de ceux-ci et que, d’ailleurs, les organismes de sécurité sociale ne peuvent corriger ce montant. Une caisse d’assurances sociales doit en tenir compte en l’absence de contestation de l’imposition par l’introduction d’un recours fiscal. La cour renvoie ici non seulement à la jurisprudence constante de la Cour de cassation (dont Cass., 29 novembre 2010, n° S.09.0082.F), mais également à la doctrine de V. FRANQUET (V. FRANQUET, Le statut social des travailleurs indépendants, Kluwer, 2015, p. 206).
Pour la cour, il existe un faisceau de présomptions graves, précises et concordantes que les revenus communiqués constituent bien les revenus à prendre en compte, vu notamment l’absence de recours fiscal et l’absence de toute contestation en temps utile.
Enfin, la caisse produit dans son dossier un arrêt de la Cour du travail de Mons du 13 janvier 2006 (C. trav. Mons, 13 janvier 2006, R.G. non communiqué – décision inédite), en vertu duquel l’indépendant ne peut se borner à mettre en cause la validité ou le caractère probant des documents produits par la caisse, mais qu’il doit, dans le cadre d’une répartition normale de la charge de la preuve, les contredire s’il entend les contester. Une simple dénégation ne suffit pas.
Le jugement est dès lors confirmé et l’appelant est condamné à l’indemnité de procédure d’appel (montant de base).
Intérêt de la décision
Cet arrêt rappelle que les juridictions sociales sont liées par l’aspect fiscal du dossier, en cette matière.
Seule l’administration fiscale est compétente pour déterminer quels sont les revenus taxables et, si une contestation existe à cet égard, elle doit être portée devant les juridictions fiscales. A défaut de contestation, le tribunal du travail est tenu par les chiffres donnés constituant la rémunération de base pour le calcul des cotisations et il ne dispose à cet égard d’aucun pouvoir de réduction, correction ou autre.
Dans l’espèce commentée, l’appelant a tenté de contester la base légale de cette transmission d’informations, et ce eu égard à la loi du 15 janvier 1990 concernant la Banque-carrefour de la sécurité sociale. La cour a conclu que non seulement il n’y a pas d’infraction aux dispositions de celle-ci, mais qu’en outre la communication des informations de nature fiscale aux caisses sociales est encadrée légalement par d’autres dispositions.
La jurisprudence est constante. Relevons un arrêt de la Cour du travail du 8 novembre 2019 (C. trav. Bruxelles, 8 novembre 2019, R.G. 2017/AB/853), qui a jugé que les revenus professionnels sur lesquels sont calculées les cotisations des assujettis au statut social des travailleurs indépendants sont notamment composés, aux conditions légales et réglementaires prévues, des revenus professionnels communiqués par l’administration des contributions directes. Il en résulte que les revenus professionnels à prendre en considération pour le calcul des cotisations sont ceux fixés par l’administration des contributions directes ou, en cas de contestation, ceux reconnus à la fin du litige par l’autorité ou la juridiction saisie du recours fiscal. Les juridictions sociales ne peuvent remettre en question ni le montant ni la qualification des revenus professionnels communiqués par l’administration des contributions directes (voir également C. trav. Bruxelles, 14 septembre 2007, R.G. 48.617/W – précédemment commenté – pour la confirmation de l’absence de pouvoir des juridictions du travail pour modifier le montant retenu par l’administration fiscale).