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Accès aux prestations de sécurité sociale : discrimination indirecte des gens de maison

Commentaire de C.J.U.E., 24 février 2022, Aff. n° C-389/20 (CJ c/ TESORERÍA GENERAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL), EU:C:2022:120

Mis en ligne le vendredi 24 juin 2022


Cour de Justice de l’Union européenne, 24 février 2022, Aff. n° C-389/20 (CJ c/ TESORERÍA GENERAL DE LA SEGURIDAD SOCIAL), EU:C:2022:120

Terra Laboris

Dans un arrêt du 24 février 2022, la Cour de Justice de l’Union européenne conclut que la loi espagnole, qui empêche le personnel de maison, constitué presqu’exclusivement de femmes, de bénéficier de prestations de chômage, contient une discrimination indirecte fondée sur le sexe.

Les faits

Une employée de maison au service d’une personne physique et affiliée au système spécial espagnol de sécurité sociale pour ce type de travailleur a demandé en 2019 à cotiser contre le risque de chômage. L’employeur marquait, à l’appui de sa demande, son accord pour payer la cotisation correspondante. Cette demande a été rejetée, au motif que la loi générale sur la sécurité sociale excluait expressément cette couverture. La décision fut confirmée par l’autorité administrative d’appel.

Un recours a été introduit devant le Juzgado de lo Contencioso-Administrativo no 2 de Vigo (Tribunal administratif au niveau provincial no 2 de Vigo, Espagne). L’intéressée y précisait qu’il y avait une discrimination indirecte fondée sur le sexe en matière de sécurité sociale à l’égard des employées de maison, qui constituent la quasi-totalité de ce groupe de travailleurs.

Les employés de maison sont en effet protégés contre le risque d’incapacité temporaire (et le risque professionnel) et ne le sont pas contre celui du chômage, contrairement aux autres travailleurs salariés. L’exclusion de la protection contre le risque de chômage implique également l’impossibilité d’accéder à toute autre prestation ou allocation subordonnée à l’extinction du droit aux prestations de chômage. L’intéressée plaide que la loi espagnole place les intéressées dans une situation de détresse sociale (privation des allocations de chômage et, indirectement, impossibilité d’accéder aux autres aides sociales).

Le tribunal saisi s’est interrogé sur la compatibilité de la législation interne avec le droit de l’Union, et ce d’autant que le groupe de travailleurs affiliés au système spécial des employés de maison serait constitué presqu’exclusivement de femmes. Dès lors qu’est refusée à celles-ci la possibilité d’accéder aux prestations de chômage, puisqu’elles ne peuvent cotiser, cette disposition est constitutive d’une discrimination indirecte fondée sur le sexe dans l’accès aux prestations de sécurité sociale.

Deux questions sont dès lors posées à la Cour de Justice.

Les questions préjudicielles

La première question porte sur l’article 4, § 1er, de la Directive n° 79/7 et sur l’article 5, sous b), de la Directive n° 2006/54. Ces deux dispositions contiennent une interdiction de discrimination directe ou indirecte fondée sur le sexe, la disposition de la Directive n° 78/7 visant l’obligation de cotiser et celle de la Directive n° 2006/54 celle de cotiser ainsi que le calcul des cotisations. Le juge espagnol pose la question de savoir si ces dispositions doivent être interprétées en ce sens qu’elles s’opposent à une disposition nationale telle que celle visée (article 251, sous d), de la loi générale sur la sécurité sociale), qui prévoit que la protection octroyée par le système spécial applicable aux employés de maison ne comprend pas la protection contre le chômage.

Dans une seconde question, le juge de renvoi demande, au cas où la Cour répondrait par l’affirmative à la première question, s’il s’agit d’un exemple de discrimination interdite au sens de l’article 9, § 1er, sous e) et/ou k), de la Directive n° 2006/54, les destinataires de la mesure étant presqu’exclusivement des femmes.

La décision de la Cour

La Cour se prononce en premier lieu sur une question de la recevabilité. Le Gouvernement espagnol faisant valoir l’irrecevabilité tant de la décision que des questions préjudicielles, la Cour rejette cette argumentation, soulignant, notamment sur les questions préjudicielles, que le refus de la Cour de statuer sur celles-ci relève du fond et non de la recevabilité.

Elle en vient dès lors assez rapidement à la question de la discrimination, décidant d’examiner ensemble les deux questions posées.

La Cour circonscrit le litige comme portant en substance sur l’étendue du champ d’application personnel des prestations de chômage accordées par le régime légal de sécurité sociale espagnol, s’agissant d’apprécier si la disposition nationale est susceptible de comporter une discrimination fondée sur le sexe en ce qui concerne le champ d’application personnel de ce régime. Elle constate qu’il n’y a pas de discrimination directe fondée sur le sexe, la législation s’appliquant indistinctement aux travailleurs masculins et féminins.

La vérification de la discrimination indirecte doit se faire de la même manière dans le contexte des deux Directives et la Cour reprend la définition de cette discrimination : il s’agit de la situation dans laquelle une personne, un critère ou une pratique apparemment neutre désavantagerait particulièrement des personnes d’un sexe par rapport à des personnes de l’autre sexe, à moins que cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un but légitime et que les moyens pour parvenir à ce but soient appropriés et nécessaires.

Pour vérifier l’existence d’une telle discrimination, il faut prendre en considération non seulement les affiliés au système spécial des employés de maison, mais aussi l’ensemble des travailleurs soumis au régime général de sécurité sociale espagnol. La Cour constate qu’à la date du 31 mai 2021, le nombre de salariés au régime général était de 15.872.720, dont 7.770.798 femmes (soit 48,96% des salariés) et 8.101.899 hommes (soit 51,04% des salariés). Dans le système spécial des employés de maison, il y avait 384.175 travailleurs, dont 366.991 femmes (soit 95,53%) et 17.171 hommes (soit 4,47%). La proportion de femmes est dès lors « significativement plus élevée » que celle des hommes.

La Cour rappelle que la vérification de la fiabilité des statistiques relève du juge national mais que, si celui-ci devait aboutir à la conclusion que ces chiffres sont représentatifs et significatifs, l’on ne pourrait que retenir que la loi désavantage particulièrement les femmes par rapport aux hommes et que la disposition nationale comporterait ainsi une discrimination indirecte fondée sur le sexe.

Encore incombe-t-il d’examiner si cette discrimination n’est pas justifiée par des facteurs objectifs et étrangers au sexe. Ainsi, tel est le cas lorsque la disposition répond à un objectif légitime de politique sociale et qu’elle est apte à atteindre cet objectif et est nécessaire à cet effet.

Sur la justification de la mesure, celle-ci relève in fine du juge national, mais la Cour rappelle que, dans la mesure où elle a été appelée à fournir des réponses utiles dans le cadre d’un renvoi préjudiciel, elle peut donner des indications et faire des observations de nature à lui permettre de statuer. Elle reprend la position du Gouvernement espagnol, qui est que la décision d’exclusion de la protection contre le chômage des employés de maison est liée aux spécificités de ce secteur professionnel (taux d’occupation élevé, faible niveau de qualification et de rémunération, pourcentage substantiel des travailleurs non affiliés au système de sécurité sociale). En outre, il fait valoir la nature non professionnelle de l’employeur (chef de famille qui ne tire pas profit du travail salarié), ainsi que l’exercice de la relation dans le foyer familial (qui rendrait difficile la vérification des conditions d’accès aux prestations de chômage, vu l’inviolabilité du domicile).

Pour la Cour, les objectifs poursuivis à l’article 251, sous d), de la loi sont en principe des objectifs légitimes de politique sociale, susceptibles de justifier la discrimination indirecte fondée sur le sexe que comporterait la disposition nationale. Elle souligne également que le fait de protéger les travailleurs via un régime de sécurité sociale entraînera par nature une augmentation des coûts associée à ce facteur de production, pouvant affecter le niveau d’emploi dans tout le secteur.

Pour que la disposition nationale puisse être considérée comme étant mise en œuvre de manière cohérente et systématique au regard des objectifs poursuivis, la Cour considère cependant qu’il doit être établi que la catégorie de travailleurs exclus se distingue de manière pertinente d’autres catégories de travailleurs qui ne le sont pas. Or, d’autres catégories de travailleurs dont la relation de travail se déroule à domicile pour des employeurs non professionnels ou dont le domaine de travail présente les mêmes spécificités en termes de taux d’occupation, de qualification et de rémunération (jardiniers, chauffeurs, travailleurs agricoles, travailleurs employés par des entreprises de nettoyage) sont toutes couvertes par la protection contre le chômage, et ce, comme le relève la Cour, malgré des taux de cotisations parfois inférieurs à ceux applicables aux employés de maison. En conséquence, le choix d’exclure ceux-ci des prestations de chômage n’apparaît pas être mis en œuvre d’une manière cohérente et systématique par rapport à d’autres catégories de travailleurs qui bénéficient des mêmes prestations tout en présentant des caractéristiques et des conditions de travail analogues.

La Cour conclut que les éléments produits par le Gouvernement espagnol ne font pas apparaître que les moyens choisis sont aptes à atteindre les objectifs légitimes de politique sociale poursuivis, précisant qu’il appartient à la juridiction de renvoi d’apprécier ceci. En outre, le juge national devra vérifier si la disposition ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire à la réalisation des objectifs à atteindre, et ce eu égard à la constatation dans la décision de renvoi qu’il y a, pour ces employés de maison, impossibilité d’obtenir d’autres prestations de sécurité sociale, dont l’octroi serait subordonné à l’extinction du droit aux prestations de chômage (ainsi, les allocations pour incapacité permanente ou les aides sociales pour les personnes sans travail). La décision n’apparaît dès lors pas nécessaire pour atteindre les objectifs voulus, dans la mesure où l’exclusion entraînerait un plus grand manque de protection sociale des employés de maison, se traduisant par une situation de détresse sociale.

La réponse de la Cour est dès lors que l’article 4, § 1er, de la Directive n° 79/7/CEE s’oppose à une disposition nationale qui exclut les prestations de chômage des prestations de sécurité sociale accordées aux employés de maison par un régime légal de sécurité sociale, dès lors que cette disposition désavantage particulièrement les femmes par rapport aux hommes et qu’elle n’est pas justifiée par des facteurs objectifs et étrangers à toute discrimination fondée sur le sexe.

Intérêt de la décision

Cet arrêt, rendu par la 3e Chambre, est d’un intérêt évident. Il procède point par point à la vérification des conditions de la discrimination indirecte, s’appuyant, à partir du constat de l’occupation d’une très large majorité de femmes dans le secteur, sur des statistiques officielles. Dès lors que celles-ci démontrent l’occupation de plus de 95% de femmes dans le secteur, la Cour retient que la disposition nationale va nécessairement affecter essentiellement les femmes, qui vont se retrouver, du fait de l’exclusion de la possibilité de couverture contre le risque de chômage (entraînant la perte de prestations sociales y associées en fin de droit), dans une plus grande précarité sociale.

Cet état de chose étant constaté, la Cour a passé à l’examen de la justification de la mesure, qu’elle a admise sur le plan des principes (hausse des charges et coûts salariaux qui résulteraient de l’augmentation des cotisations pour couvrir le risque de chômage et baisse des niveaux d’emploi, ainsi qu’augmentation de situations de travail illégal et de fraude sociale) mais ce sont les moyens choisis par l’Etat membre pour atteindre les objectifs légitimes de politique sociale poursuivis qui ont été mis en cause, la Cour laissant in fine la décision au juge national, qui devra encore vérifier si la disposition ne va pas au-delà de ce qui est nécessaire à la réalisation de ces objectifs.

L’on notera que la législation espagnole a déjà donné lieu à des décisions de la Cour de Justice en ce qui concerne l’existence de discriminations indirectes en matière de temps partiel :

  • Dans un arrêt du 17 novembre 2015 (C.J.U.E., 17 novembre 2015, Aff. n° C-137/15 (MARIA PILAR PLAZA BRAVO c/ SERVICIO PUBLICO DE EMPLEO ESTATAL DIRECCION PROVINCIAL DE ALAVA, EU:C:2015:771 – précédemment commenté), elle a insisté sur l’importance de données statistiques. En l’absence de données statistiques précises relatives aux effets d’une règle nationale (en l’occurrence le mode de calcul des allocations de chômage), il ne peut être conclu que celle-ci conduit à l’existence d’une discrimination indirecte dont les femmes seraient victimes au motif qu’elles sont plus nombreuses que les hommes à occuper des postes à temps partiel.
  • Dans un arrêt un peu plus récent du 9 novembre 2017 (C.J.U.E., 9 novembre 2017, Aff. n° C-98/15 (ESPADAS RECIO c/ SERVICIO PÚBLICO DE EMPLEO ESTATAL, EU:C:2017:833 – également précédemment commenté), également rendu en matière de temps partiel, elle a conclu que l’article 4, § 1er, de la Directive n° 79/7/CEE du Conseil du 19 décembre 1978, relative à la mise en œuvre progressive du principe de l’égalité de traitement entre hommes et femmes en matière de sécurité sociale, s’oppose à une législation d’un Etat membre qui, dans le cas du travail à temps partiel vertical, exclut les jours non travaillés du calcul des jours pour lesquels les cotisations ont été payées et qui réduit ainsi la période de paiement de la prestation de chômage lorsqu’il est constaté que la majorité des travailleurs à temps partiel vertical sont des femmes qui sont affectées négativement par une telle législation.

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